Le passage où Aristote définit la tragédie dans la Poétique est devenu l'un des textes constitutifs de la théorie littéraire occidentale. On peut voir en lisant l'article catharsis de ce dossier, quelques uns des problèmes qu'il pose. C'est au XVIe siècle qu’est apparue l'erreur fondamentale qui a consisté à faire de ce texte descriptif un texte normatif. C'est ainsi en particulier que l'ont lu les théoriciens et les dramaturges du théâtre classique français du XVIIe siècle, alors qu'Aristote avait simplement voulu présenter sous forme de système le fonctionnement de la tragédie grecque qui, à son époque, est un corpus pratiquement clos (la tragédie au IVe siècle av. J.-C. est sur son déclin). Pour mieux comprendre notre tragédie classique, il est toujours intéressant de se référer à Aristote, mais les obscurités du texte et son décalage historique par rapport au théâtre dont il traite (alors que la société et ses mentalités ont changé) font qu'il est important de se référer à la tragédie grecque du Ve siècle elle-même.
La tragédie grecque et le problème des « origines » de la tragédie
L'enracinement de la tragédie grecque dans les rituels religieux a été souvent souligné… et mythifié. Expliquer la tragédie par ses « origines » cultuelles c’est, à la limite, ne rien expliquer car l'une des spécificités de la tragédie grecque c'est d'abord qu'elle n'est plus un culte, même si certaines comparaisons entre tragédie et religion grecques sont utiles aujourd'hui pour saisir les différences de ce théâtre avec le nôtre (par exemple en ce qui concerne la communication théâtrale). D'ailleurs le principal rapport qu'entretient la tragédie avec la religion n'est pas un rapport d'adhésion, de célébration (bien qu’elle en revête souvent l’apparence) mais un rapport de questionnement. Celui-ci apparaît très nettement au niveau du héros tragique, présenté à la fois comme responsable de ses actes et jouet de la divinité. Cette contradiction interpelle l'individu grec dans son rapport avec la Cité et avec les Dieux. La Cité le constitue en citoyen et lui demande d'être responsable, mais il a encore besoin d'être purgé des terreurs attachées à une culture mythique qui le soumet au bon vouloir des Dieux. La tragédie grecque combine en fait catharsis et distance réflexive. Le reproche brechtien concerne la conception aristotélicienne de la catharsis non sa fonction effective dans la tragédie grecque. Celle-ci est déjà structurellement combinaison de deux discours : épique (celui du choeur qui raconte, commente, interroge) et dramatique (celui des personnages en action).
Le fonctionnement de la tragédie grecque donne un bon point de départ pour l'étude des différents systèmes tragiques qui ont suivi. À partir du héros tragique grec, on pourra étudier sa version racinienne : le héros « ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant ». On observera que le sentiment chez Phèdre, que sa faute relève à la fois d'une responsabilité personnelle et d'une malédiction divine, fait penser à la contradiction caractéristique de la tragédie grecque désignée plus haut. Il est probable que le jansénisme conflictuel de Racine et la mise en scène (qui est remise en cause) du mythe par les tragiques grecs, aboutissent à un même type de questionnement du rapport de l'homme à la divinité ; ils construisent un même type de cadre mental et dramaturgique avec cette nuance, capital d'un point de vue non purement théâtral, que la vision tragique racinienne tend à soustraire l'homme au monde, alors que celle du théâtre grec vise à le rendre « présent » au monde, c'est-à-dire à l'inciter à avoir une action sur le monde. Nous ne connaissons que le Prométhée enchaîné d’Eschyle, il avait aussi un Prométhée délivré.
La tragédie élisabéthaine
À la différence des classiques français, les élisabéthains, sauf exception, ne cherchent guère à construire une doctrine explicite de la tragédie, et ce sont surtout les érudits qui s'intéressent à Aristote. C'est encore la conception médiévale de l'histoire tragique d'un prince ou d'une grande famille qui régit souvent le genre, dont les frontières avec le drame historique sont flottantes. Lorsque les romantiques français se réclameront de Shakespeare pour trouver un ancêtre à leur drame, ils ne feront guère de différence entre ses tragédies et ses drames (en particulier Richard III).
Ce qui fait l'originalité de la tragédie élisabéthaine par rapport à la tragédie grecque, c'est que son « tragique » est beaucoup moins marqué par la présence d'une transcendance divine. Le héros shakespearien a beaucoup plus le sentiment de se heurter à la toute-puissance imprévisible du Hasard et à une violence objective du monde qu’à une Divinité. Jamais le héros tragique grec ne définira la vie, comme le fait Macbeth, « une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien ».
La tragédie classique française
Entre la première pièce considérée traditionnellement comme une tragédie, la Cléopâtre captive de Jodelle (1552) et les premières tragédies régulières, plus de quatre-vingts ans s’écoulent. Parmi les genres proches qui se développent pendant cette période, le principal est la tragi-comédie, imitée de la comedia espagnole (par opposition à la tragédie, elle permet des personnage de rangs sociaux divers, des passages comiques, des dénouement heureux et n'est pas contraint par les unités de temps et de lieu), et qui, lorsque la tragédie régulière triomphera, sera supplantée par la tragédie à fin heureuse.
La théorie de la tragédie régulière classique va se constituer dans un va-et-vient entre les dramaturges et les doctes à partir des années 1630. La doctrine telle qu'elle apparaît, entre autres, à travers les textes de Chapelain, la Pratique du Théâtre de d’Aubignac, L’Art Poétique de Boileau, les préfaces de Racine, les Discours de Corneille, se réfère à Aristote, mais surtout à la raison. Les unités sont avant tout fondées en raison (=> Illusion). Raison qui renvoie à l'idéologie d'une fraction infime de la société de l'époque. Respecter la « vraisemblance », les «bienséances » pour un dramaturge, ce sera en réalité se plier à une certaine image que la classe dominante a d'elle-même, qu' elle veut produire d'elle-même. Corneille réclamera le droit au vrai qui peut ne pas être vraisemblable. Quand à Racine, s’il compose plus avec les exigences des doctes, c'est parce qu'elles ne l'empêchent en rien de construire son univers tragique.
Peut-être la meilleure manière de dégager la spécificité de la tragédie classique en tant que genre est-elle d'en fabriquer une. On peut se limiter dans un premier temps, à la construction d'une fable tragique. Et puisque la finalité de l'exercice, c'est de dégager des structures et des fonctionnements plus que d'inventer une anecdote, le plus instructif sera de transformer une fable non tragique, par exemple tirée d'une comédie, en fable tragique. Tartuffe est un bon outil de manipulation. Le dénouement de la tragédie doit être « tragique ». C'est ce qui sera le plus évident à transformer, l'artificialité totale (le « deus ex machina ») de la fin « heureuse » de la pièce n’étant pas à démontrer. Il faudra aussi changer la condition sociale des personnages. Changer d'époque – ou comme le fait Racine dans Bajazet – , transposer l'action dans un pays lointain. Bien entendu, supprimer les passages comiques (il est hors de question, « invraisemblable », qu'un public aristocratique puisse se voir ridicule à travers un Orgon, promu prince, caché sous une table) etc. Ce type d'exercice est aussi révélateur sur la comédie que sur la tragédie et permet de dégager le système de conventions qui les délimitent en tant que genres.
À l'occasion d'une telle manipulation on pourra prendre conscience qu'il n'y a pas de coïncidence entre le « tragique » et la tragédie ce qui n'étonnera pas les dramaturges modernes. Plus exactement entre la tragédie, l'histoire tragique et la vision tragique. L'histoire « tragique » – qui est aux origines de la tragédie en France et en Angleterre – n'est pas forcément théâtrale et relève même, le plus souvent du récit. La vision tragique non plus n'est pas spécifique de la tragédie (voir la vision tragique commune à Racine et Pascal, selon Goldmann). Phèdre est à la fois une tragédie, une histoire tragique et une vision tragique. Rodogune est une tragédie, une histoire tragique, mais sa vision relève du « romanesque ». Cinna est encore une tragédie, mais n'est pas une histoire tragique (ou c’en est une variante qui finit bien) et ne renvoie pas à une vision tragique du monde. Lorenzaccio est une histoire tragique, une vision tragique (du rapport de l'homme à l'histoire), mais n'est pas une tragédie.
La tragédie aujourd'hui. La nostalgie du tragique est le refus de la tragédie.
La nostalgie du tragique s'est manifestée dès la fin du XIXe siècle qui voit public et dramaturges remonter aux origines grecques de la tragédie. Eschyle, Sophocle, Euripide sont joués, adaptés, imités, fantasmés (Claudel, Hofmannsthal, T. S. Eliot…). En France, au XXe siècle Giraudoux, Anouilh tentent de retrouver la dimension tragique de leurs modèles, mais comme le dit Bernard Dort, leurs héros « ne font que ressasser leur nostalgie d’une impossible tragédie ; celle aussi d’un monde où les dieux feraient encore la loi ». C'est bien l'ambiguïté de cette nostalgie que dénonce Ionesco, pour qui le comique est « plus désespérant que le tragique » parce qu'il est « intuition de l'absurde », alors que « le tragique peut paraître, en un sens, réconfortant, car, s'il veut exprimer l'impuissance de l'homme vaincu, brisé par la fatalité par exemple, le tragique reconnaît, par là-même la réalité… de lois régissant l’Univers, incompréhensibles parfois mais objectives ». Brecht aussi trouvait que la comédie est finalement plus sérieuse, et il accuse la tragédie de traiter « plus souvent que la comédie les souffrances des hommes par-dessus la jambe ». Mais sa philosophie comme sa conception de la finalité du théâtre sont à l'opposé de celles d’Ionesco.
Des pièces comme l’Antigone d’Anouilh, l’Électre de Giraudoux permettent de réfléchir à la fois sur le tragique et la tragédie par comparaison avec les modèles grecs. Les Mouches de Sartre, Caligula de Camus sont des exemples de pièces qui ne sont pas des tragédies mais impliquent une nouvelle vision tragique, fondée non sur une fatalité mais sur la liberté existentielle et l'absurde. Le théâtre de Beckett et de Ionesco renvoie aussi à une vision tragique qu'il faudra distinguer des précédentes. Mais le genre même de la tragédie est bien mort. Le Roi se meurt est intéressant à étudier du point de vue du genre dans la mesure où, à travers la dérision, il mime quelques-unes des conventions maîtresses de la tragédie classique : l’ « histoire tragique » d'un personnage de rang royal… et surtout la fameuse unité de temps, puisque le temps représenté (celui de la mort du roi) et le temps de la représentation coïncident exactement.
Texte repris d'un ouvrage réalisé pour l'Association Pouvoir de lire et Pouvoir d'écrire et Duculot de Book en 1979. Le collectif