De la commedia dell’arte  au théâtre de la Foire Une tradition théâtrale populaire

NOTES

  1. Le terme n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, sous la plume de Goldoni (1707-1793) ; jusque-là, on appelait cette « comédie de métiers » (au sens propre de métier - canevas - à tisser), jouée par des acteurs professionnels improvisant sur des canevas traditionnels, soit commedia  mercenaria (professionnelle au sens de rétribuée par un salaire), soit commedia all’improviso (improvisée) ou encore commedia a soggetto (à canevas) et popolare (populaire).
  2. Le zanne, le valet bouffon des comédies, tire son nom du dialecte vénitien : à la fois vestige du Sannio de l'atellane et diminutif du prénom Giovanni (Gianni), sorte de « Jean » le rustaud, à la façon dont notre « Jacques » est le sobriquet du paysan français (voir l’expression « faire le Jacques »).
  3. Beltrame est le pseudonyme de Nicolo Barbieri (mort en 1641) qui créa le personnage de Scapin (voir Les Fourberies de Scapin de Molière).
  4. Le texte est toujours joué dans la langue originale, ce qui nécessite simplicité et clarté, de même qu'une gestuelle très appuyée pour permettre la compréhension d'un public populaire dont une très grande partie ne comprend pas l'italien. Une problématique linguistique et scénographique que le metteur en scène Giorgio Strehler a illustré avec le plus grand talent pour monter son Île des esclaves  traduite en italien (Théâtre de l’Odéon, 1995).
  5. En 1680, la troupe de Molière (transportée rue Guénégaud après sa mort en 1673, elle est dirigée par La Grange) et celle de l'Hôtel de Bourgogne souffrent l’une et l’autre de conflits internes : les comédiens français rivaux subsistent avec difficultés et expriment le vœu de fusionner. Comme le roi lui-même veut donner à Paris une seule compagnie, il ratifie ce souhait par une lettre de cachet qui ordonne la fusion et accorde aux "comédiens français" le privilège exclusif "de représenter des comédies dans Paris" en langue française (21 août 1680). En 1687, la nouvelle troupe s'installe rue des Fossés-Saint-Germain, dans l'actuelle rue de l'Ancienne-Comédie, où elle donne désormais des représentations tous les jours ; elle compte  quinze comédiens et douze comédiennes, appelés "comédiens ordinaires du roi" et pensionnés par lui : ainsi naquit la Comédie-Française.
  6. Le Pont-Neuf (le plus ancien pont de Paris, achevé en 1604) est alors particulièrement réputé pour ses parades, ainsi que la place Dauphine toute proche. Les terrasses en demi-lune qui reposent sur chaque pile du pont accueillent des boutiques en plein vent, des arracheurs de dents, des "farceurs" comme Tabarin, le bouffe italien Pantalon, le bateleur Scarlatini, premier de tous les charlatans, toute une foule colorée et bruyante à l'affût des bourses faciles. Sur des tréteaux improvisés, les bateleurs débitent leurs boniments, pour vendre les onguents et drogues diverses que colportent à travers toute l'Europe les médecins ambulants dits "empiriques". C’est là que se constitue un célèbre trio de farceurs : Henri Legrand (1587-1637), qui remporte un vif succès populaire en jouant le Turlupin de la commedia dell'arte pour le service d'un "empirique", s'associe avec deux comédiens de la troupe nomade de Valleran-Lecomte, Robert Guérin (1554-1634), dit Gros-Guillaume, et Hugues Guéru (1573-1633), devenu Gaultier-Garguille. Leur numéro connaît un tel succès qu'ils entrent à l'Hôtel de Bourgogne en 1622 : Guérin en deviendra même le directeur.
  7. Témoignages cités dans l'Histoire générale illustrée du théâtre, Lucien Dubeck, Librairie de France, 1931.
  8. Roux, c’est-à-dire la couleur de cheveux caractéristique de l'esclave/serviteur dans la comédie latine.
  9. À l'époque de Molière, tous les acteurs ont trois noms : à côté de leur véritable identité, un nom de farce et un nom de théâtre "sérieux" pour la comédie et la tragédie.
  10. Ce sera son premier, mais aussi son dernier rôle chez Molière car il mourra quelques mois plus tard.
  11. La tradition des foires annuelles à Paris est très ancienne : foire Saint-Germain, de février à la semaine de la Passion, tenue depuis le XIIe siècle près de l’église du même nom ; foire Saint-Laurent, de juillet à septembre, installée depuis le milieu du XIVe siècle sur l’emplacement de l’actuelle gare de l’Est. La foule des badauds attirés par les parades montées sur des tréteaux improvisés vient applaudir les bateleurs renommés que des médecins ambulants "empiriques" ont pris à gages pour faire de la réclame en faveur de leurs drogues dans des baraques de fortune.
  12. Les acteurs utilisent des marionnettes pour répliquer ou exécutent des pantomimes, pendant que le public lit et chante à leur place des textes affichés sur des écriteaux. S’il arrive que le texte soit tout de même joué, il se présente comme un jargon transparent : ex « pendao le medicinao » (Arlequin barbet, pagode et médecin de Lesage, 1723).
  13. À partir des années 1750, tout en continuant de jouer pendant les foires, les forains cherchent à s’installer dans des salles permanentes sur les Boulevards parisiens, initiant ainsi le théâtre dit « de Boulevard », champion du vaudeville et du mélodrame, qui se développera largement au XIXe siècle.

La commedia dell’arte  : origines et types

La verve créatrice de la comédie latine et de l’atellane se perpétuent dans la tradition italienne d'un théâtre qui n'a jamais renié ses sources populaires.

La première troupe d'acteurs professionnels apparaît à Padoue en 1545 : un acte notarié garde la trace du contrat de son règlement, passé par ses huit membres qui prennent le nom de Fraternal Compagnia. Dès 1567, les comédiens, que l'on appellera désormais "de l'art" (dell’arte), abandonnent le texte imposé pour improviser sur un simple canevas en utilisant surtout le geste et la mimique comme langage scénique. En effet, alors que la commedia sostenuta (soutenue) ou erudita (érudite), calquée sur les modèles antiques, est écrite, apprise et récitée, la commedia dell'arte1 se nourrit d'improvisation, à la manière de l'atellane campanienne, mêlant l'esprit de la farce populaire avec la matière littéraire de la culture lettrée. Elle exige un jeu très physique, alerte et expressif, de la part du comédien, véritable interprète de "métier", selon la double étymologie du mot ars/artis en latin (il désigne le talent et le métier, le domaine de l'artiste, mais aussi de l'artisan). Ce virtuose du jeu comique est capable de combler les vides de l'action par tout un répertoire de maximes, de coq-à-l'âne, de lazzi (moqueries bouffonnes) et de tirades soigneusement élaborées qu'il n’a plus qu'à placer au bon moment, un peu à la manière des "gags" modernes.

Le masque - en fait, il s’agit d’un demi-masque stylisé, en cuir, qui ne cache que le haut du visage - reporte le jeu sur l'expression corporelle : la mimique se fait langage et danse. L'intrigue, directement inspirée des comédies latines, est menée en trois actes précédés d'un prologue : son développement scène par scène - d’où le nom de scenario - constitue la trace écrite sur laquelle brodent les acteurs (on a conservé plusieurs recueils de canevas manuscrits). Ce scénario mêle les péripéties les plus mouvementées, mais toujours stéréotypées : poursuites, déguisements, bagarres, disparitions, bastonnades, enlèvements et retrouvailles. Les éléments purement dramatiques alternent avec les "ornements" qui fonctionnent comme des morceaux autonomes, interchangeables d’une pièce à l’autre, selon un ensemble fortement structuré : les tirate, longues "tirades" ou monologues de louange, de reproche ou de plainte ; les dialoghi amorosi à la rhétorique très travaillée des jeunes amoureux ; les bravure, morceaux de "bravoure" en forme de rodomontades extravagantes des "capitans" (tous ces discours étant appris par cœur) ; enfin les lazzi et burle, plaisanteries verbales et bouffonneries gestuelles des serviteurs.

Les personnages incarnent des caractères universels, quasi immuables depuis l'Antiquité, facilement identifiables par leurs masques et leurs costumes : le jeune couple d'amoureux, les vieillards avares et butés, les serviteurs rusés. Mais les principaux types, ou "masques", ont aussi une origine régionale très marquée, ainsi les zanni2. Tout droit issus des esclaves de la comédie latine et principaux moteurs de l'intrigue, ces valets bouffons se spécialisent rapidement en deux types complémentaires : le balourd Arlecchino (Arlequin) et le fourbe Brighella (de briga, intrigue, querelle). Arlequin, réputé pour sa fainéantise et sa goinfrerie, dont le célèbre « manteau » composé de pièces disparates serait un costume de Carnaval imaginé par un étudiant désargenté, vient de Bergame, tout comme Pedrolino (le Pierrot français), Brighella (réputé pour son astuce rusée, il est vêtu de blanc rayé de vert à la façon de la livrée des laquais), Beltrame3 et Mezzetin (connus en France sous les noms de Pasquin, Crispin, Frontin, Turlupin, Truffaldin, Trivelin, Tabarin et Scapin). Pulchinella (Polichinelle) vient de Naples ; ses deux répliques, Meo Patacca et Marco Pepe, de Rome. Il Dottore (le Docteur) Gratiano, pédant et ignorant, de Bologne. Pantalone (Pantalon) incarne le vieux bourgeois grincheux et avare de Venise : il deviendra Gorgibus et Géronte sur la scène française. Les fanfarons méridionaux, Capitano, Scaramuccia, Fracassa, Giangurgolo, Coviello, sont les héritiers du miles gloriosus (le « soldat fanfaron » de Plaute) et les frères du capitan espagnol Matamoros (Matamore). Les rôles féminins sont tenus par des femmes, innovation théâtrale sans précédent dans les autres pays d'Europe où tous les personnages sont joués par des hommes (comme dans l’ensemble du théâtre antique) ; les soubrettes, Colombina, Silvia, et les jeunes premières, Isabella, Flaminia, portent des costumes de fantaisie et évoluent sans masque, comme leurs amoureux.

Les Italiens à Paris

Très vite, grâce au jeu de ses acteurs comme à ses qualités d'invention et d'observation directe de la vie, la commedia dell'arte va détrôner la comédie régulière. L'universalité de son langage gestuel lui assure un succès immédiat qui dépasse largement les frontières italiennes : des villages les plus pauvres aux cours princières, elle contribue à disséminer dans toute l'Europe (jusqu’à la Russie) la matière comique issue des comédies latines antiques et néo-latines de la Renaissance humaniste italienne. Mais c’est Paris qui devient rapidement sa seconde patrie.

Les Français découvrent la commedia dell'arte au cours de leurs voyages en Italie (Du Bellay, Montaigne, Rabelais), en achètent ou en traduisent les livrets de scénarios, l'applaudissent jouée par des troupes itinérantes venues à Paris dès 1571. Composées de neuf à quinze personnes, ces compagnies portent des noms imagés : les "Gelosi " (les "Jaloux"... de plaire !) conduits par la célèbre Isabella Andreini, les "Comici Confidenti " (les "Confiants"... en eux-mêmes et dans le public !), les Accesi (?), les "Fedeli " (« Fidèles ») ou les "Uniti " (« Unis »). Leurs textes, aussi simples que conventionnels4, abondent en grivoiseries, satires politiques et parodies, mêlées d'attaques contre la police, la justice, l'Académie, qui font la joie du public, mais aussi l'inquiétude des autorités. Aux tournées occasionnelles sollicitées par les rois Charles IX, Henri IV et Louis XIII, et surtout par les reines florentines Catherine et Marie de Médicis, succèdent l'installation permanente des Italiens dans la capitale et la naissance du seul théâtre fixe que "les comédiens de l'art" aient jamais connu : la Comédie-Italienne qui entre bientôt en concurrence avec "les Comédiens-Français".

En 1639, apparaît "une nouvelle troupe dirigée par Tiberio Fiorelli, plus connu sous le nom de Scaramouche ; elle comprenait Giacomo Torelli, Domenico Locatelli, dit Trivelin, et le célèbre Arlequin, Domenico Biancolelli. […] Ses représentations furent interrompues par les troubles civils de la Fronde. Mais elle ne tarda pas à revenir à Paris où elle s'installa en 1653 au Théâtre du Petit-Bourbon, qu'elle allait partager cinq ans plus tard, avec la troupe de Molière. […] Dès lors les spectacles des Italiens font partie de l'actualité théâtrale parisienne, ils suivent Molière au Palais-Royal et, après sa mort, accompagnent sa troupe à l'Hôtel Guénégaud, les Français et les Italiens continuant à représenter en alternance et à partager le loyer, chaque troupe ayant son matériel et ses décors distincts. À la création de la Comédie-Française5, ils occupent l'Hôtel de Bourgogne, devenu vacant, et y jouent désormais tous les jours, comme leurs camarades français. Eux aussi sont "la seule troupe des Comédiens Italiens entretenue par Sa Majesté", qui leur sert une pension de 15 000 livres, supérieure à celle qu'il accorde aux Comédiens-Français, qui n'est que de 12 000. Les cordiales relations qu'ils entretiennent avec leurs amis français fussent restés sans nuage s'ils ne les avaient eux-mêmes gâtées un moment en s'avisant de jouer des pièces où certaines scènes étaient en français, ce qui constituait une véritable concurrence déloyale. Les Comédiens Français s'en plaignirent." (Georges Mongrédien, La vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Hachette, 1966).

En 1697, sous l'influence de l'austère Madame de Maintenon, directement visée par une comédie annoncée sous le titre de La Fausse Prude, Louis XIV finit par chasser les Italiens. Une troupe italienne ne reviendra à Paris qu'après la mort du roi, appelée par le Régent en 1716. Ces nouveaux Italiens seront les acteurs de prédilection de Marivaux.

Italiens, Français et forains : la guerre des théâtres

Dès le début du XVIIe siècle, les Italiens se sont installés périodiquement dans les salles parisiennes : après s'être bien fait applaudir à la Cour, ils étaient venus en particulier occuper l'Hôtel de Bourgogne, berceau du théâtre dans la capitale, où la dynastie Andreini (père, fils et fille) rivalisa pendant vingt-cinq ans avec les comédiens français. La concurrence est tantôt amicale - ainsi Français et Italiens jouent ensemble dans un divertissement donné par le cardinal Mazarin en mai 1659 - , tantôt féroce pour gagner les faveurs d'un public populaire. En effet, avant de se spécialiser dans la tragédie à l'époque de Molière et de Racine, la troupe française de l'Hôtel de Bourgogne, devenue "royale" selon le privilège accordé par Louis XIII, joue d'abord la farce à l'italienne : Bruscambille et le célèbre trio venu du Pont-Neuf6 sont de véritables pitres à la façon des acteurs de la commedia dell'arte .

Les témoignages des contemporains7 permettent d'en esquisser les portraits sur scène : à côté de Gros-Guillaume, l'enfariné, en valet et en ivrogne, Gaultier-Garguille "à qui toutes les parties du corps obéissaient, de sorte que c'était une vraie marionnette. Il avait le corps maigre, des jambes longues, droites et menues, et un gros visage ; aussi ne jouait-il jamais sans masque, et pour lors, avec une longue barbe et pointue, une calotte noire et plate, des escarpins noirs, des manches de frise rouge, un pourpoint et des chausses de frise noire ; il représentait toujours un vieillard de farce..." ; et Turlupin en valet matois : " quoiqu'il fut rousseau8, il ne laissait pas d'être bel homme, bien fait, et d'avoir bonne mine. L'habit qu'il portait à la farce était le même que celui de Brighella, qu'on a tant de fois admiré sur le théâtre du Petit-Bourbon. Ils se ressemblaient en toutes choses, aussi bien ailleurs qu'à la face, étaient de même taille, avaient le même visage ; tous deux faisaient les zanni, portaient un même masque..."

Après huit années de succès, où ils tiennent tête aux Italiens sur leur propre terrain, les trois farceurs s'illustrent dans la tragi-comédie et même la tragédie sous les noms de Belleville (Turlupin), La Fleur (Gros-Guillaume), Fléchelles (Gaultier-Garguille)9. En effet, dès 1630, avec Bellerose puis Montfleury, qui sera l'interprète favori de Racine, l'Hôtel de Bourgogne abandonne peu à peu la farce pour la préciosité baroque et la noblesse tragique afin de séduire un public qui se pique d'être plus cultivé.

Après la disparition du trio, c'est l'acteur Julien Bedeau (1590-1660) qui, sous le pseudonyme de Jodelet, domine la comédie. Comme ses prédécesseurs, il a débuté dans la farce, entre 1610 et 1620, s'est illustré au théâtre du Marais et à l'Hôtel de Bourgogne, avant d'entrer dans la troupe de Molière en avril 1659. Le 18 novembre de cette même année, il tient le rôle du prétendu « Vicomte » de Jodelet10, valet de Du Croisy, aux côtés de Molière lui-même en « Marquis » de Mascarille, valet de La Grange, dans Les Précieuses ridicules, cette comédie satirique que les grincheux jaloux du succès de leur auteur voudraient bien rabaisser au rang de simple farce. Visage pâle et hilare, voix nasillarde, il a acquis la réputation de déclencher le rire en affectant de parler la galimatias d'un ivrogne grossier. À son tour, il s'est identifié à un véritable type littéraire : le valet lâche, vantard, goinfre et bouffon, pour lequel Scarron a écrit des pièces sur mesure, ainsi Jodelet ou le maître valet (1643), que Molière reprendra après sa mort, avec Gros-René dans son rôle.

Cependant, à partir de 1680, et ce jusqu’à la Révolution, l’espace théâtral très populaire des foires11, qui draine un public mélangé (badauds, bourgeois, aristocrates), attire de véritables entrepreneurs de spectacles venus de toute l’Europe : au début du XVIIIe siècle, ils installent leurs théâtres dans des « loges » aménagées dans des constructions de bois semi-permanentes avec de hauts « balcons » sur lesquels se jouent les parades, petits sketches qui arrêtent les passants, dans l’esprit des farces à l’italienne improvisées par les charlatans du Pont-Neuf. Le plus ancien texte conservé de ce « théâtre de la Foire » est le canevas d’une intrigue sommaire avec numéros d’acrobatie et de prestidigitation, intitulé Les Forces de l’amour et de la magie, que le comédien Alard avait présenté avec succès au roi en 1678 avant d’obtenir l’autorisation de le représenter en public à la foire Saint-Germain (1679). Dans cette production sans contrainte de règles ni de bienséance - beaucoup d’obscénités, mais aussi du goût pour un fantastique débridé -, le personnage d’Arlequin est omniprésent, dans tous les déguisements possibles, avec à ses côtés aussi bien des ogres et des fées que des dieux grecs, des mahométans, des chats et des poules ! Une fantaisie d’inspiration que ne reniera pas Lesage, ni même Marivaux avec son premier Arlequin, poursuivi par les assiduités d’une fée (Arlequin poli par l’amour, 1720). Alors que la Comédie-Française se drape dans la préciosité des « grandes » comédies de caractères, la Foire propose des sortes de revues satiriques et bouffonnes de l’actualité politique et littéraire (Arlequin défenseur d’Homère, 1715).

C’est sans doute dans ce contexte, entre 1680 et 1720, que le personnage de valet connaît sa période la plus brillante sur scène, aussi bien chez les Italiens que chez les  forains : sous les noms traditionnels d’Arlequin, Mezzetin, Merlin, Crispin, Frontin, Trivelin et autres Scapins, ils occupent très souvent les premiers rôles, contribuant aux yeux des puristes à faire tomber la comédie dans la farce vulgaire. Entre la fantaisie des stéréotypes de la commedia dell’arte  et la transposition plus réaliste des rapports sociaux contemporains, les auteurs dont les plus célèbres restent Regnard, fournisseur attitré du théâtre italien, et Lesage, composent des figures de serviteurs plus ou moins fourbes, plus ou moins ambitieux et arrivistes. Dans un ouvrage paru en 1738 (Le Théâtre italien  en six volumes), Évariste Gherardi a rassemblé une soixantaine de ces comédies jouées entre 1684 et 1697: un ou plusieurs rôles de valets figurent dans chacune d’elles.

La fermeture de la Comédie-Italienne en 1697 donne au théâtre de la Foire une nouvelle impulsion : les « forains » engagent certains membres de la troupe et annexent son répertoire. Leur succès déclenche une véritable guerre des théâtres car la Comédie-Française veut imposer son monopole et, à partir de 1701, les interdictions se multiplient pour tenter de les faire disparaître : interdiction de jouer des pièces en plusieurs actes, interdiction de jouer des histoires suivies, interdiction de dialoguer, enfin même de parler ! Les entrepreneurs forains paient alors des auteurs pour écrire des « pièces à écriteaux », officiellement muettes12 : c’est ainsi que, brouillé avec le Théâtre-Français à la suite de la polémique provoqué par Turcaret (1709), Lesage décide désormais de les fournir pour se garantir un revenu régulier (voir sa série d’Arlequins, enchaînés comme les Charlots de Chaplin au cinéma, de 1712 à 1730) ; il entreprendra avec d’Orneval la publication du Théâtre de la Foire ou l’Opéra-Comique (1721-1737).

Le théâtre de la Foire attire le tout-Paris pendant une bonne quinzaine d’années ; la guerre des troupes est un spectacle en elle-même : elle passionne l’opinion qui apporte le triomphe aux forains persécutés et nombre de leurs productions théâtralisent le conflit. Une trêve intervient quand l’Opéra vend à une troupe foraine le droit de représenter des comédies mêlées de chants et de danses (1714) : c’est la naissance de l’Opéra-Comique ; les livrets mêlent paroles, pantomime, danse, musique et chants. Mais de nouvelles hostilités sont déclenchées par le retour d’une troupe italienne à Paris en 1716 : rivaux directs des forains, les Comédiens-Italiens vont essayer de conquérir les foires, sans succès. Les interdictions reprennent alors dès 1722. En 1743, l’Opéra-Comique s’installe dans une salle permanente près de la foire Saint-Laurent13 : il se dote d’un vrai théâtre de répertoire grâce à Jean Monnet et au couple Favart ; mais un an plus tard, il doit fermer ses portes. En 1762, il sera définitivement annexé par les Italiens qui s’empressent d’adopter son répertoire original.

Arlequin, la quintessence du valet « à l’italienne »

Récupéré par la Foire après le départ des Italiens (1697), Arlequin poursuit une véritable carrière de « star » et se retrouve tout naturellement au premier rang des Nouveaux Italiens : voir "Arlequin, une star en Utopie".

Silvia, la « reine » du théâtre de Marivaux

Parmi les Nouveaux Italiens, Marivaux distingue tout particulièrement Zanetta Benozzi, dite Silvia (1700-1758), avec qui il a une relation privilégiée : voir "Les Nouveaux Italiens".

NOTES

  1. Le terme n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, sous la plume de Goldoni (1707-1793) ; jusque-là, on appelait cette « comédie de métiers » (au sens propre de métier - canevas - à tisser), jouée par des acteurs professionnels improvisant sur des canevas traditionnels, soit commedia  mercenaria (professionnelle au sens de rétribuée par un salaire), soit commedia all’improviso (improvisée) ou encore commedia a soggetto (à canevas) et popolare (populaire).
  2. Le zanne, le valet bouffon des comédies, tire son nom du dialecte vénitien : à la fois vestige du Sannio de l'atellane et diminutif du prénom Giovanni (Gianni), sorte de « Jean » le rustaud, à la façon dont notre « Jacques » est le sobriquet du paysan français (voir l’expression « faire le Jacques »).
  3. Beltrame est le pseudonyme de Nicolo Barbieri (mort en 1641) qui créa le personnage de Scapin (voir Les Fourberies de Scapin de Molière).
  4. Le texte est toujours joué dans la langue originale, ce qui nécessite simplicité et clarté, de même qu'une gestuelle très appuyée pour permettre la compréhension d'un public populaire dont une très grande partie ne comprend pas l'italien. Une problématique linguistique et scénographique que le metteur en scène Giorgio Strehler a illustré avec le plus grand talent pour monter son Île des esclaves  traduite en italien (Théâtre de l’Odéon, 1995).
  5. En 1680, la troupe de Molière (transportée rue Guénégaud après sa mort en 1673, elle est dirigée par La Grange) et celle de l'Hôtel de Bourgogne souffrent l’une et l’autre de conflits internes : les comédiens français rivaux subsistent avec difficultés et expriment le vœu de fusionner. Comme le roi lui-même veut donner à Paris une seule compagnie, il ratifie ce souhait par une lettre de cachet qui ordonne la fusion et accorde aux "comédiens français" le privilège exclusif "de représenter des comédies dans Paris" en langue française (21 août 1680). En 1687, la nouvelle troupe s'installe rue des Fossés-Saint-Germain, dans l'actuelle rue de l'Ancienne-Comédie, où elle donne désormais des représentations tous les jours ; elle compte  quinze comédiens et douze comédiennes, appelés "comédiens ordinaires du roi" et pensionnés par lui : ainsi naquit la Comédie-Française.
  6. Le Pont-Neuf (le plus ancien pont de Paris, achevé en 1604) est alors particulièrement réputé pour ses parades, ainsi que la place Dauphine toute proche. Les terrasses en demi-lune qui reposent sur chaque pile du pont accueillent des boutiques en plein vent, des arracheurs de dents, des "farceurs" comme Tabarin, le bouffe italien Pantalon, le bateleur Scarlatini, premier de tous les charlatans, toute une foule colorée et bruyante à l'affût des bourses faciles. Sur des tréteaux improvisés, les bateleurs débitent leurs boniments, pour vendre les onguents et drogues diverses que colportent à travers toute l'Europe les médecins ambulants dits "empiriques". C’est là que se constitue un célèbre trio de farceurs : Henri Legrand (1587-1637), qui remporte un vif succès populaire en jouant le Turlupin de la commedia dell'arte pour le service d'un "empirique", s'associe avec deux comédiens de la troupe nomade de Valleran-Lecomte, Robert Guérin (1554-1634), dit Gros-Guillaume, et Hugues Guéru (1573-1633), devenu Gaultier-Garguille. Leur numéro connaît un tel succès qu'ils entrent à l'Hôtel de Bourgogne en 1622 : Guérin en deviendra même le directeur.
  7. Témoignages cités dans l'Histoire générale illustrée du théâtre, Lucien Dubeck, Librairie de France, 1931.
  8. Roux, c’est-à-dire la couleur de cheveux caractéristique de l'esclave/serviteur dans la comédie latine.
  9. À l'époque de Molière, tous les acteurs ont trois noms : à côté de leur véritable identité, un nom de farce et un nom de théâtre "sérieux" pour la comédie et la tragédie.
  10. Ce sera son premier, mais aussi son dernier rôle chez Molière car il mourra quelques mois plus tard.
  11. La tradition des foires annuelles à Paris est très ancienne : foire Saint-Germain, de février à la semaine de la Passion, tenue depuis le XIIe siècle près de l’église du même nom ; foire Saint-Laurent, de juillet à septembre, installée depuis le milieu du XIVe siècle sur l’emplacement de l’actuelle gare de l’Est. La foule des badauds attirés par les parades montées sur des tréteaux improvisés vient applaudir les bateleurs renommés que des médecins ambulants "empiriques" ont pris à gages pour faire de la réclame en faveur de leurs drogues dans des baraques de fortune.
  12. Les acteurs utilisent des marionnettes pour répliquer ou exécutent des pantomimes, pendant que le public lit et chante à leur place des textes affichés sur des écriteaux. S’il arrive que le texte soit tout de même joué, il se présente comme un jargon transparent : ex « pendao le medicinao » (Arlequin barbet, pagode et médecin de Lesage, 1723).
  13. À partir des années 1750, tout en continuant de jouer pendant les foires, les forains cherchent à s’installer dans des salles permanentes sur les Boulevards parisiens, initiant ainsi le théâtre dit « de Boulevard », champion du vaudeville et du mélodrame, qui se développera largement au XIXe siècle.
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