MASCULIN, FÉMININ / AMOUR, AMOURS : un objet d'étude de la classe de première
Nous proposons ici d’aborder l’objet d’étude Amour, amours sous l’angle de l'Amour/amitié entre guerriers, fauchés en pleine jeunesse. Le français ne dispose d'aucun mot capable d'embrasser tous les aspects du sentiment qui lie deux jeunes gens, unis dans leur quête de la gloire et dans les périls du combat. Seule la lecture attentive des textes permet d'en cerner une définition par le contexte et la mise en situation de personnages emblématiques. En tant que réécriture d'un idéal grec modélisant socialement et artistiquement, le couple que forme Nisus et Euryale au chant IX de l'Énéide participe au projet virgilien de doter Rome d'une épopée à l'égal des épopées homériques.
Rappel des grands axes du programme :
Comment vivre, dire et penser l’amour ?
Penser l’amour : les différents types d’amour (érôs, philia, agapè ; amor, amicitia, caritas...). On éclaire chaque année les objets d’étude et les textes à partir des axes suivants :
- l’étude de grandes figures mythologiques, historiques et littéraires emblématiques ;
- l’approche de mots-concepts impliquant une connaissance lexicale et culturelle ;
- la confrontation des œuvres antiques, modernes et contemporaines, françaises et étrangères.
Notre texte central est l’épisode de Nisus et Euryale au chant IX de L’Énéide (vers 176-449). Du point de vue de la trame narrative, il fait écho au chant X de l’Iliade (v. 220-578) où Diomède et Ulysse partent pour une expédition nocturne. Dans la peinture que Virgile fait des sentiments entre guerriers, l’épisode est à rapprocher de la relation qui unit Achille à Patrocle malgré les différences que nous préciserons. Nisus et Euryale rejoignent ainsi les couples mythiques unis dans l'éternité.
1- Un « amor pius » dans l'Énéide de Virgile
Au chant V, Nisus et Euryale participent aux jeux funèbres. Ils sont brièvement présentés par des qualités qui seules suffisent à les définir : l’extrême beauté et la jeunesse d’Euryale et le pieux amour» de Nisus. Dans l’Énéide, ils sont constamment associés l’un à l’autre dans les mêmes aventures.
Nisus et Euryalus primi,
Euryalus forma insignis viridique juventa,
Nisus amore pio.En premier Nisus et Euryale,
Euryale d’une beauté remarquable dans la fleur de la jeunesse,
Nisus animé d’un pieux amour. (Énéide, V, 294-296)
Comment traduire amore pio ?
Le latin présente pour notre sujet une difficulté sémantique car amor et amicitia sont deux noms issus du verbe amo (aimer).
- Amo, as are : aimer, être amoureux suivi d’un complément ou employé absolument au sens de faire l’amour :
- amor recouvre à la fois eros (l’amour physique, le désir charnel) et philia (l’amour/ amitié vécu par exemple dans un mariage serein) ;
- amicus : ami et amant ;
- amicitia au seul sens d’amitié.
- Le dictionnaire étymologique de la langue latine d’Ernout Meillet suggère que "pius" ait pu signifier à l’origine « au coeur pur ». Le nom "pietas" désigne le devoir accompli avec amour envers les dieux et les parents. Le verbe "pio" signifie purifier mais aussi rendre propice.
Plus loin, au chant IX, Virgile rappelle la grande beauté et le jeune âge de l’adolescent Euryale. L’accent est mis sur la réciprocité et l’équilibre amoureux (« unus ») dans lequel vivent les deux guerriers.
Et juxta comes Euryalus, quo pulchrior alter
(...)
Ora puer prima signans intonsa juventa.
His amor unus erat pariterque in bella ruebant.Et à ses côtés se trouvait Euryale, le plus beau des compagnons
(...)
Enfant dont le visage imberbe portait le premier duvet de la jeunesse.
Leur amour était réciproque et ils se jetaient pareillement dans la guerre. (Énéide IX, vers 179-182)
On ne peut exclure qu’un amor pius exclut toutes relations charnelles entre amants mais l’amor pius comprend à la fois la noblesse des sentiments et la nécessité de favoriser l’autre par une forme d’abnégation, d’oubli de soi. « His amor unus » fait rejaillir la gloire de l’un sur l’autre et incite les deux amants à s’unir dans l’action guerrière dont la compétition à la course est une déclinaison en temps de paix. L’épisode des jeux funèbres célébrés en l’honneur d’Anchise en est l’illustration.
Énéide V, (vers 316-361)
Résumé de l’épisode :
À la course, Nisus est sur le point de remporter la victoire suivi de loin par Salius puis, à bonne distance par Euryale. Malencontreusement, Nisus chute et sans oublier ses amours « non ille oblitus amorum », il fait en sorte qu’Euryale soit vainqueur en provoquant la chute de Salius. C’est bien là l’expression d’un « pius amor » qui dans la compétition se préoccupe de l’intérêt de l’autre et n’hésite pas à recourir à la ruse pour voir couronner son amant. Énée n’est pas dupe et complaisamment récompense l’heureux Euryale à qui son amant a légué la victoire.
Cet épisode plaisant, dans le contexte des jeux, trouve son pendant tragique dans le contexte de la guerre qu’Énée mène contre Turnus.
Ces extraits offrent une première mise en contexte éclairante pour comprendre ce que recouvrent les mots amor et amicus dans l’épisode virgilien et quels actes témoignent de la piété de Nysus envers Euryale. Le combat nocturne du chant IX viennent les compléter.
2- Éros et thanatos : aimer et mourir en pleine jeunesse
Nisus et Euryale sont avant tout des soldats. Ils participent à la geste d’Énée et combattent les Rutules à ses côtés.
Énéide IX, vers 176
Résumé de l’épisode :
Les Troyens sont cernés par Turnus et assiégés dans leur camp. Nisus et Euryale décident de sortir pour alerter Énée. La première phase de l’expédition leur est favorable mais par l’imprudence d’Euryale, les deux jeunes hommes sont repérés. Nisus ne peut sauver Euryale encerclé dans un bois par l’ennemi et meurt en le vengeant.
La témérité de Nisus les a-t-elle perdus ? Ses intentions premières témoignent pourtant du pius amor dont le sens a été précisé :
Si tibi que posco promittunt (nam mihi facti fama sat est)...
Si on me promet ce que je demande pour toi (car à moi me suffit la gloire du combat) (Énéide IX, vers 195)
Initialement, le dessein de Nisus était de sortir seul dans le camp ennemi, de préserver Euryale du péril, pour sa jeunesse « tua vita dignior aetas » (vers 212 : ton âge rend ta vie plus précieuse), pour lui rendre les honneurs funèbres « humo solita » (vers 214 : dans la terre selon la tradition), pour sa mère enfin : « Neu matri miserae tanti sim causa doloris » (vers 216 : je ne veux pas être pour ta misérable mère une cause d'une si grande douleur).
Mais Euryale n’est pas insensible à la gloire: « Obstipuit magno laudum percussus amore / Euryalus » (vers 197), sa vaillance lui fait préférer la mort à la vie « Est hic est animus lucis contemptor » (vers 205) et il exprime lui aussi son attachement envers Nisus : « solum te in tanta pericula mittam ? » (vers 200).
Au cours de l’expédition guerrière, Nisus incarne une forme de mesure et de sagesse guerrière en s’inquiétant de la fureur meurtrière d’Euryale : « sensit enim nimia caede atque cupidine ferri » (vers 354) et en lui conseillant de cesser le combat, « Abstistamus, ait » (vers 355).
Il est d’usage que le vainqueur s’empare des armes des vaincus. C’est pourtant par un casque gagné au combat qu’est trahi Euryale lorsque la lune se reflète à sa surface. « Et galea Euryalum sublustri noctis in umbra / Prodidit immemorem radiisque adversa refulsit » (vers 373-374).
Euryale rattrapé et encerclé par l’ennemi, Nisus est impuissant à le sauver.
La métaphore de la fleur fauchée mêle le registre élégiaque au registre épique et inscrit le passage dans la tradition Homérique, Iliade VIII, 306 :
Purpureus veluti cum flos succisus aratro
languescit moriens, lassove papavera collo
Demisere caput, pluvia cum forte gravanturComme on voit languir et mourir une fleur vermeille tranchée par la charrue ; comme des pavots, le cou lassé, finissent par baisser la tête si une pluie vient peser sur eux. (Énéide, IX, vers 435-437, traduction de Paul Veyne)
Au moment où Euryale est passé par la lame de l’épée, son amant pousse un grand cri : « Conclamat Nisus » (vers 425) et déplore sa mort en rappelant leur union : « Tantum infelicem nimium dilexit amicum » (Il aima avec tant d'excès son malheureux ami vers 430). Il le venge en tuant le Rutule Volcens puis s’effondre sur son corps mort : « Tum super exanimum sese projecit amicum » (alors il se jeta sur son ami sans vie vers 444).
Nisus et Euryale retrouvent le bonheur dans une mort conjointe « Fortunati ambo » (vers 445). Célébrés par Virgile, ils resteront dans la mémoire des hommes en perpétuant l’image des amants réunis dans la mort tels Achille et Patrocle dans l’épopée ou dans le mythe de Pyrame et Thisbé.
3 - Virgile et le modèle homérique
Jusqu’où pousser la confrontation entre les héros de l’Iliade et ceux de l’Énéide ?
Virgile crée les deux amants Nisus et Euryale pour ajouter une couleur grecque à son épopée romaine. Son dessein est de doter Rome d’une Iliade mais une Iliade relue et interprétée selon les valeurs de la Grèce des cités où l’amour entre un homme plus âgé et un jeune homme est un mode de transmission des valeurs sociales et aristocratiques. Le monde homérique repose sur un système autre et l’existence de relations charnelles entre Achille et Patrocle n’est pas explicite. Le sentiment qui lie Achille et Patrocle repose sur la responsabilité de Patrocle vis à vis d’Achille, plus jeune que lui, et dont il doit prendre soin, sur une indéfectible amitié. Elle n’exclut pas le mariage d’Achille avec Briséis que Patrocle aurait favorisé. Elle comprend la douleur incommensurable dont Achille est submergé à l’annonce de la mort de son ami, douleur qu’il exprime par des pleurs et par des cris.
Le lecteur ne trouvera donc pas dans l’Iliade d’allusion directe à une forme d’amour érotique entre Achille et Patrocle. Ce silence pousse par exemple Eschine à des contorsions rhétoriques pour convoquer Homère dans ce sens dans le Contre Timarque (142) : « Homère qui parle en maints endroits de Patrocle et d’Achille, tait cependant l’amour qui les lie et ne nomme par leur amitié (philia) par son nom, pensant que leur attachement extraordinaire devait se révéler de lui-même à des auditeurs cultivés. »
Nisus et Euryale sont les héros d’un épisode forgé par Virgile pour s’inscrire dans la tradition homérique au chant IX. Il répond à l’idée qu’un romain se faisait du monde des héros grecs à travers le prisme de la Grèce classique encore imprégnée du mode de vie aristocratique : virilité des héros au combat, la fidélité que l’on doit à l’amant / ami, éducation des jeunes gens par des hommes plus âgés et expérimentés.
La définition de l’amour ne peut se contenter d’une interprétation selon des références contemporaines anachroniques. En schématisant, nous pourrions résumer ainsi : Virgile décrit une relation amoureuse « à la grecque » conformément à des références que les Grecs ont forgé à partir du VIe siècle en lisant, avec les yeux de leur époque, une épopée homérique elle-même agrégeant les valeurs des sociétés de l’âge du bronze et celles de la composition des poèmes sur plusieurs siècles.
4- Pour cerner cette notion, d’autres rapprochements possibles
Dans l’Antiquité :
Dans le Banquet de Platon, la relation Socrate / Alcibiade compagnons d’armes lors de la bataille de Platée :
« Alcibiade - Comme je croyais que Socrate était sérieusement épris de la fleur de ma jeunesse (…) je m’étais mis dans l’idée qu’il me serait possible en lui accordant mes faveurs d’apprendre de lui tout son savoir. » (217a)
- Sur Odysseum :
- En deux mots : Alcibiade le magnifique, stratège et homme d'état athénien
- Alcibiade, l’Athénien par Olivier Battistini
L’amitié ente Glaucos et Sarpédon :
- Sur Odysseum, une image, une histoire :
Confronter l’Antique et le contemporain en lien avec les programmes de littérature française :
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien
(les références aux pages sont celles de l’édition folio n°921)
Pour mener la confrontation :
- La nature de la relation Hadrien / Antinoüs :
- Avant de rencontrer Antinoüs, Hadrien est âgé de quarante-quatre ans (p.160)
- Lors de leur première rencontre, Antinoüs est qualifié de « jeune garçon » (p.169)
- Le thème de la beauté d’Antinoüs : « Antinoüs était grec (…) l’Asie avait produit sur ce sang un peu l’effet de la goutte de miel qui trouble et parfume un vin pur. (…) Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie. » (p.170)
- L’idéal grec des frères d’armes : « Nous nous sentions pourtant rentrés dans ce monde héroïque où les amants meurent l’un pour l’autre. » (p. 205)
- Le sacrifice de soi, la mort en pleine jeunesse et le suicide d’Antinoüs : « Antinoüs était mort. Je me souvenais de lieux communs fréquemment entendus : on meurt à tout âge ; ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux. »
- L’épouse d’Hadrien : « Sabine, à cet âge, n’était pas tout à fait sans charme. Le mariage, tempéré par une absence presque continuelle, a été pour moi, par la suite, une telle source d’irritations et d’ennuis que j’ai peine à me rappeler qu’il fit un triomphe pour un ambitieux de vingt-huit ans. » (p.71)
- Les amours passagères d’Hadrien :
- « Un incident de la vie privée faillit bientôt me perdre. Un beau visage me conquit. Je m’attachai passionnément à un jeune homme que l’empereur aussi avait remarqué. » (p. 62)
- « Parmi ces maîtresses, il en est une au moins que j’ai délicieusement aimée. Elle était à la fois plus fine et plus ferme, plus tendre et plus dure que les autres : ce mince torse rond faisait penser à un roseau. » (p. 76-77)
- Sur Odysseum :