Jean Giraudoux, Intermezzo, III, 3 (III,3) du début jusqu’à  « Eh bien, maintenant, je le sais »

Acte III

SCÈNE TROISIÈME

ISABELLE. LE CONTRÔLEUR.

La porte s’ouvre doucement et donne passage au Contrôleur. Il est en jaquette. Il tient dans ses mains, qui sont gantées beurre frais, son melon et une canne à pomme d’or.

Isabelle s’est tournée vers lui.

 

LE CONTRÔLEUR.

Pas un mot, mademoiselle ! Je vous en supplie, pas un mot ! Pour le moment, je ne vous vois pas, je ne vous entends pas. Je ne pourrais supporter à la fois ces deux voluptés, primo : être dans la chambre de Mlle Isabelle ; secundo : y trouver Mlle Isabelle elle- même. Laissez-moi les goûter l’une après l’autre.

 

ISABELLE.
Cher monsieur le Contrôleur...

 

LE CONTRÔLEUR.
Vous n’êtes pas dans votre chambre, et moi j’y suis. J’y suis seul avec ces meubles et ces objets qui déjà m’ont fait tant de signes par la fenêtre ouverte, ce secrétaire qui reprend ici son nom, qui représente pour moi l’essence du secret – le pied droit est refait, mais le coffre est bien intact –, cette gravure de Rousseau à Ermenonville – tu as mis tes enfants à l’Assistance publique, décevant Helvète, mais à moi tu souris – et ce porte-liqueurs où l’eau de coing impatiente attend l’heure du dimanche qui la portera à ses lèvres... Du vrai baccarat... Du vrai coing... Car tout est vrai, chez elle, et sans mélange.

 

ISABELLE.
Monsieur le Contrôleur, je ne sais vraiment que penser !

 

LE CONTRÔLEUR.
Car tout est vrai, chez Isabelle. Si les mauvais esprits la trouvent compliquée, c’est justement qu’elle est sincère... Il n’y a de simple que l’hypocrisie et la routine. Si elle voit les fantômes, c’est qu’elle est la seule aussi à voir les vivants. C’est qu’elle est dans le département la seule pure. C’est notre Parsifal.

 

ISABELLE.
Puis-je vous dire que j’attends quelqu’un, monsieur le Contrôleur ?

 

LE CONTRÔLEUR.
Voilà, j’ai fini. Je voulais me payer une fois dans ma vie le luxe de me dire ce que je pensais d’Isabelle, de me le dire tout haut ! On ne se parle plus assez tout haut. On a peur sans doute de savoir ce qu’on pense. Eh bien, maintenant, je le sais.

Grasset, Paris, 1933.

Cette scène d’Intermezzo se présente comme une demande en mariage. Le contrôleur vient demander la main d’Isabelle, cette jeune fille anti-conformiste, qui a d’étranges contacts avec l’au-delà (d’ailleurs, si elle est si surprise par l’arrivée du contrôleur, c’est qu’elle attend l’arrivée d’un spectre). Or le début de cette scène, dont le sujet impliquerait plus que tout autre, demande et réponse, est plutôt constitué d’une rêverie mi-poétique, mi-humoristique à propos de cette étrange jeune fille et de l’univers qu’elle habite. Au lieu d’une action dramatique, nous lisons en effet une sorte de monologue, qui peut d’ailleurs nous permettre d’apprécier ce théâtre littéraire que revendique Giraudoux. Il faut donc voir comment ce théâtre de mots ne nuit pas à l’action, et, de façon particulière, comment le refus de la simplicité, à la fois théâtrale et stylistique, contribue paradoxalement à la vérité d’une scène qui, plus que tout autre, pourrait être menacée de conventionnalisme, comme pourrait nous le faire craindre la didascalie où l’auteur détaille longuement l’habit de cérémonie mis pour l’occasion par le contrôleur des poids et mesures.

LE DÉTOUR DU MONOLOGUE

Loin que le dialogue s’établisse, en effet, entre les personnages, cette scène est en réalité un monologue « joué »par le contrôleur devant une Isabelle qu’il institue en interlocutrice idéale.

1. Un refus de dialogue

  1. ce refus de dialogue correspond d’abord à une volonté du contrôleur : alors qu’Isabelle « est tournée vers lui », et qu’il vient pour lui faire sa demande en mariage, il commence par s’écrier « Pas un mot, mademoiselle », demande qu’il répète à deux reprises, et qui est assortie d’une prière (« je vous en supplie »). Et il donne aussitôt la justification de cette étrange attitude : il veut pouvoir jouir successivement de deux « voluptés » dont il ne pourrait supporter la présence simultanée : être dans la chambre d’isabelle, et y trouver Isabelle elle-même. C’est du reste ce qui nous donne le mouvement  de la scène : la description de deux bonheurs, dont il veut, en en parlant successivement, jouir l’un  après l’autre, le premier impliquant évidemment l’absence d’Isabelle (C’est notre passage), mais permettant peut-être au contrôleur de prendre à son propre piège  l’évanescente Isabelle, qui est tentée de délaisser la tangible réalité pour répondre à l’appel du spectre, et de la mort. (vous voulez ne plus exister, eh bien, je vous fais disparaître !)
  2. Ainsi, les quelques rares adresses  qu’il fait à Isabelle se font-elles dans des tournures négatives, qui montrent  cette volonté de nier sa présence : « je ne vous vois pas, je ne vous entends pas….vous n’êtes pas dans votre chambre, moi, j’y suis.
  3. Isabelle, de son côté, n’arrivera pas à interrompre ce « monologue » du contrôleur. Bien qu’elle soit devant lui, il ne la regarde pas (mais ne cherche-t-elle pas à appartenir au royaume de l’Invisible ?), il fait comme s’il n’était pas interrompu. La seule perturbation de son monologue, provoquée par une exclamation d’Isabelle, sera la reprise de la phrase qu’il prononçait avant  qu’elle ne l’interrompe : « tout est vrai chez Isabelle », reprise qui n’est pas un hasard, comme nous le verrons, puisque c’est l’essence d’Isabelle qu’il définit par là. Enfin, à la question finale d’Isabelle (« Puis-je vous dire… »)il ne répond pas , mais épilogue sur son propre discours : « Voilà, j’ai fini etc…. »

2. Un monologue à l’intérieur d’un dialogue

  1. Ainsi donc le contrôleur, parce qu’il est timide et rêveur ne peut pas s’adresser immédiatement à celle qu’il aime, et qu’il veut sauver des tentations du néant. Pour s’enhardir, il commence, profession oblige, par faire l’inventaire attendri des objets de sa chambre. Ainsi, ce monologue, aussi absurde qu’il paraisse, est très ancré dans la réalité scénique, grâce à ces références constantes aux objets du décor, que voit en même temps le spectateur (cf. le nombre de deictiques dans la scène) : tous les objets nommés deviennent presque des interlocuteurs (il s’adresse à eux à la deuxième personne), qu’il substitue à Isabelle, et qui de cette façon vont dynamiser le monologue. Cependant, Isabelle reste toujours présente devant lui, et c’est cette présence, à la fois niée et affirmée, puisqu’elle est cause du monologue, qui va donner à la scène son aspect merveilleux.
  2. Il y a en effet une savante mise en abyme faite par l’astucieux contrôleur, qui renvoie parallèlement à une réflexion dramaturgique sur la nature du monologue au théâtre : le contrôleur, en imposant le silence à Isabelle, l’institue spectatrice de son monologue, si bien que chacun des personnages devient respectivement acteur et spectateur d’une pièce au second degré ; au premier degré, Isabelle est exclue de la communication, mais au second, elle est en réalité, comme tous les spectateurs au théâtre, toujours, par définition réduits au silence,  le seul destinataire du message. Dans ces conditions le contrôleur gagne sur les deux tableaux : il parle librement, puisqu’Isabelle est exclue de son jeu, mais elle reste la seule destinataire de son monologue (comme tout monologue au théâtre), et par conséquent, ce monologue peut réellement fonctionner comme une demande en mariage.
  3. L’acteur-dramaturge énonce ainsi, de façon pseudo-naïve, la justification d’un monologue qui, dans de telles conditions, est encore plus invraisemblable que le sont les monologues au théâtre, « On ne se parle plus assez tout haut. On a peur sans doute de savoir ce qu’on pense » Le monologue aura bel et bien servi à révéler quelque chose d’essentiel, mais cela aura été possible, justement parce que le contrôleur aura commencé par faire disparaître Isabelle.

3. Isabelle, interlocutrice idéale

Isabelle est donc à la fois présente sur scène et absente de la scène que joue le contrôleur ; un statut ambigu qui convient parfaitement à ce personnage qui hésite à rester chez les vivants ou à rejoindre les morts. Il est peut-être alors d’autant plus facile au timide contrôleur de profiter, en quelque sorte de cette diaphanéité pour la faire temporairement disparaître, et de faire sa déclaration, pour ainsi dire par meubles interposés. Car ce choix, si ridicule qu’il paraisse, obéit en réalité à une loi psychologique profonde : la présence de l’être aimé inhibe le désir, tandis que son absence au contraire permet au désir de se dire : « le pays des chimères est le seul digne d’être habité » fait dire à Julie Rousseau, qui, comme de juste, est cité au milieu de ce texte. Ainsi le contrôleur, en refusant de regarder Isabelle, peut-il  exhiber son désir, tout en sachant qu’en réalité Isabelle écoute. Il établit ainsi le schéma rêvé d’une communication idéale, où l’être aimé, condamné au silence, (cf. « pas un mot, je vous en supplie ») est spectateur d’un désir qui peut d’autant plus se dire qu’il ne s’adresse que par un détour à son objet. Quel est alors le contenu de ce détour, et qu’apprend-il au contrôleur ? c’est ce que nous allons examiner maintenant.

LE  DETOUR  DE  LA  LITTERATURE

En dépit d’une certaine gaucherie, en effet, due au métier qu’il exerce, et qui rejaillit sur sa façon de parler, le contrôleur donne une définition poétique de l’univers des signes, qui aboutit à la définition même d’Isabelle.

1. L’idiolecte du contrôleur

Car la présence  d’une « poétique » apparaît ici d’autant plus incongrue que ce contrôleur fait souvent des remarques très prosaïques, qu’on peut expliquer par son habitude de contrôler « les poids et mesures », et  que Giraudoux caricature avec gentillesse :

  1. Le goût de l’ordre, et des distinguo apparaît dans ce « primo/secundo » de la langue technique ou juridique. Même langue technique dans la présence des instances administratives ou sociales : le département, l’Assistance publique…
  2. Il se livre également à l’inventaire des objets qui l’entourent d’autant plus facilement qu’il a l’habitude de le faire dans son métier, et qu’aucun détail n’est susceptible de lui échapper : ainsi, il remarque que le secrétaire « a un pied refait », il voit bien que le flacon qui garde la liqueur de coing n’est pas du verre mais « du vrai baccarat ». Mais nous verrons que cette  attention à la matérialité des objets n’est pas une simple déformation professionnelle et qu’elle a un sens plus profond quand on tient compte qu’elle s’adresse à celle qui ne veut plus vivre dans la matérialité d’un monde trop routinier.
  3. Enfin, en général, la syntaxe de la langue du contrôleur est parlée : les présentatifs sont nombreux, les tournures emphatiques aussi (cf. « si…c’est que… »), certaines formules sont répétées, comme dans la langue parlée ; il n’y a enfin pas de phrases complexes. Ce monologue, si invraisemblable qu’il soit, appartient tout entier à la langue orale un peu ampoulée du contrôleur.

2. Une approche poétique de la réalité

Pourtant, cette prégnance de la réalité n’empêche pas le contrôleur d’avoir une démarche poétique, que nous allons essayer d’expliquer.

  1. Les références à l’art du reste sont présentes : Wagner, dans l’allusion à Parsifal, et surtout Rousseau, dont l’adresse, entre tirets, montre bien que, par delà le petit contrôleur, le lettré Giraudoux est bien présent, qui connaît l’origine et la vie de Rousseau, et s’amuse à prendre à parti ce « décevant Helvète » qui a mis ses enfants à l’Assistance, même si ce que dit le contrôleur se justifie si l’on s’avise qu’Isabelle reste toujours le destinataire indirect de ses paroles : doit-elle avoir pour idéal un « promeneur solitaire » qui, en dépit de ses revendications de pureté, s’est conduit de façon si décevante ?
  2. Mais la langue du contrôleur, d’autre part, est pleine d’un langage choisi, assez précieux, que ce soit dans le vocabulaire (registre plus élevé des « voluptés », de « l’essence du secret »), dans l’image de « l’eau de coing », personnifiée, puisqu’elle « attend » avec « impatience » l’heure où Isabelle la portera à ses lèvres, ou encore dans certains tours syntaxiques plus relevés (cf. dans l’adresse à Rousseau)
  3. Mais c’est surtout dans l’attention aux objets que se manifeste un usage poétique du signe : ainsi le « secrétaire reprend ici son nom », « ici », c’est-à-dire, dans la chambre d’Isabelle, où comme par miracle les objets concordent avec leur dénomination : le secrétaire, dont « le coffre est intact » réalise l’essence de son nom : qui est de garder les secrets, et d’être aussi « intact » que la pure Isabelle. Si les choses font « signe » au contrôleur, c’est qu’elles lui parlent ou qu’elles parlent : Rousseau lui sourit, l’eau de coing est animée d’un désir, celui-là même du contrôleur, d’avoir un contact avec les lèvres d’Isabelle : ainsi toutes ces choses sont des signes : et leur signifié est toujours Isabelle : ce qu’il voit dans cette chambre, c’est l’âme d’Isabelle tout entière épandue dans ces objets, c’est-à-dire  une certaine essence de la vérité.

3. Isabelle ou la Vérité

Tous les objets renvoient donc à l’âme d’Isabelle : le secrétaire intact, comme la virginité, Rousseau, et sa belle âme éprise de vérité, le baccarat, ce cristal limpide qui contient de l’eau de coing, qui est faite de « vrai coing », c’est-à-dire qu’elle est, comme Isabelle, sans mélange.

  1. On peut ainsi comprendre l’importance de la réplique répétée par le contrôleur à cause de la brève interruption d’Isabelle, qui lui permet de passer des objets à l’âme d’Isabelle : reprenant le fil de son discours, le contrôleur répète ce qu’il vient de dire (Tout est vrai chez Isabelle), non seulement pour que le spectateur entende à deux reprises cette phrase importante, mais surtout parce que l’expression prend en réalité un sens nouveau : le « chez » ne désigne plus la chambre d’ Isabelle, mais son âme, et surtout, dans le premier cas, le mot « vrai » veut dire  à la fois authenticité et réalité, (vs fiction) (le contrôleur est content de se trouver enfin dans la chambre d’isabelle, de toucher du doigt cette réalité, comme il montre en même temps à Isabelle la réalité de l’espace dans lequel elle doit vivre, et le dramaturge Giraudoux à un troisième niveau d’interprétation nous fait un clin d’œil humoristique en chargeant le contrôleur de  vanter la vérité de ce qui n’est pour le spectateur réel qu’un simple décor de théâtre) alors que dans le deuxième cas,  le mot « vrai » signifie authenticité et sincérité (vs mensonge)
  2. C’est pourquoi le contrôleur, pour se mettre enfin à décrire explicitement Isabelle, va employer une série d’antithèses quelque peu paradoxales qui opposent le jugement faux des « mauvais esprits » qui la trouvent « compliquée » à ceux qui, comme lui, constatent que c’est justement parce qu’elle est pure qu’elle est compliquée, alors que seules «  la routine et l’hypocrisie » sont « simples ». Ainsi le langage vrai n’est-il jamais simple ; ce qui va de soi, c’est la routine, qui fait comme si tout était donné d’avance, et l’hypocrisie, qui masque les difficultés, alors que rien n’est jamais donné d’avance pour qui sait vraiment voir, comme Isabelle, qui voit les fantômes parce qu’elle sait justement voir que le réel n’est pas simple.

Cette conclusion à laquelle aboutit la rêverie à voix haute du contrôleur ne peut-elle alors, par ricochet, justifier tous les détours par lesquels l’auteur a fait passer son personnage ? N’a-t-il pas au bout de tous ces détours fait apparaître la vérité d’Isabelle, comme sa propre vérité ? et l’ensemble ne bascule-t-il pas alors à nouveau pour être, non plus la manœuvre trouvée par le contrôleur pour faire sa déclaration, mais le moyen de dire à Isabelle ce qu’elle est, e qu’elle n’admet pas,  un être à la fois réel et pur ( réalité et pureté ne sont pas des oxymores pour le contrôleur) et de dissiper ainsi cette tentation qu’elle éprouve, à voir la laideur de la réalité, de la bannir définitivement en choisissant la mort ?

ARTIFICE  ET VÉRITÉ

Il nous apparaît ainsi que les deux détours qui rendent cette scène si artificielle, le faux monologue, comme la langue précieuse du contrôleur sont en réalité le moyen de parvenir à  une vérité que précisément  il aurait été impossible d’atteindre sans détour.

1. Le détour du monologue

Nous avons déjà vu comment le monologue permettait d’instituer Isabelle en spectatrice du propre désir du contrôleur ; mais n’est-il pas possible de dire aussi, sous l’égide de Rousseau, dont la recherche de la transparence implique aussi de multiples détours, que c’est peut-être la seule façon d’accéder à un langage vrai ? Dire tout haut ce que l’on pense de l’autre  sans que cette pensée soit déformée par la présence de l’autre : grâce au détour du monologue, nous avons une parole qui, sans subir le travestissement que suppose tout dialogue, se donne dans toute sa spontanéité, et qui permet ainsi dans cette formulation à voix haute, de mieux se connaître cf. le « Eh bien, maintenant, je le sais ! ». Le monologue a permis au contrôleur de mieux connaître  les raisons exactes qui lui  font aimer Isabelle ;

2. Le détour de la littérature

Mais si cette rêverie a permis de mieux connaître ce qui faisait le charme d’Isabelle, c’est par le détour second d’un langage qui fonctionne poétiquement. Le contrôleur rêve comme un poète : qui, du signifié (Isabelle) va au signifiant (les objets qui en sont le signe) en cherchant à établir le lien de nécessité qui les unit ; ainsi « l’essence du secret » du signifié « isabelle » est saisie à travers les signifiants-objets où le contrôleur trouve une «  pureté » (qui n’est pas l’opposé de la réalité, comme le pense peut-être à tort Isabelle, mais l’opposé du mensonge), qu’il reportera sur Isabelle. Nous voyons comment la réflexion sur le signifiant  conduit à son tour à redécouvrir la nature du signifié, car ce que le contrôleur aime en elle, c’est précisément que cette pureté apparaisse dans la réalité même d’une chambre de jeune-fille, non dans cette évanescence qui la fait apparaître si étrange aux autres, mais dans ce côté palpable des choses qu’il a sous les yeux. Aussi, le détour par la littérature est-il aussi destiné à faire admettre à Isabelle elle-même ce qu’elle est : une jeune fille qui pour aimer la pureté, et pour être « vraie » n’en est pas moins réelle, c’est-à-dire « vraie ». et ce sont alors tous les mauvais esprits qui deviennent « faux » parce qu’ils mentent, mais aussi parce qu’ils ne sont pas vraiment dans la réalité, puisqu’ils ne voient pas la réalité  comme il faut la voir. « C’est vous qui êtes la vivante, ce sont eux qui sont les morts, ceux qui ne réfléchissent pas et croient que tout est simple » semble dire le contrôleur à Isabelle, et voilà  ce que ma rêverie vous a appris aussi ! On peut alors réinterpréter le « on ne se parle plus assez tout haut. On a peur sans doute de savoir ce que l’on pense » : le pronom  indéfini ne pourrait-il pas désigner Isabelle elle-même ? Isabelle, qui se fait des idées fausses sur ce qu’elle est, et qui, grâce à cette rêverie à voix haute du contrôleur, a appris de son côté ce qu’elle était vraiment ?

3. Vérité théâtrale

On a compris comment ce double détour, au bout du compte faisait avancer l’action, non seulement parce que des vérités sont apparues, mais aussi parce que cela a permis en même temps au contrôleur de faire un vibrant éloge d’Isabelle : n’était-ce pas le préambule rêvé, la captatio idéale pour introduire une demande en mariage ? Ainsi, au lieu que théâtralité et poésie se gênent, ici, c’est la théâtralité du texte (un monologue « joué »par l’un des deux personnages) qui permet un fonctionnement poétique du langage, et inversement, c’est ce fonctionnement poétique du langage qui permet à l’action d’avancer.

Ainsi se trouve justifiée la « préciosité » de Giraudoux. Elle semble un détour complexe et alambiqué, mais « si justement les mauvais esprits la trouvent compliquée, c’est parce qu’elle est sincère » : cette « facticité » recherchée est en réalité créatrice de vérité, parce qu’elle brise les conventions d’une langue, qui, à force d’être trop naturelle, échoue à saisir le réel.

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