Saint-Simon décrit les réactions des courtisans à l’annonce de la mort du Grand Dauphin, fils de Louis XIV.
Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c'est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c'est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d'un si bon fils. Les plus fins d'entre eux, ou les plus considérables, s'inquiétaient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n'en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D'autres, vraiment affligés, et de cabale frappée, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d'un événement si peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d'affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d'heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu'involontaires, immobilité du reste presque entière; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient le caquet en partage, les questions, et le redoublement du désespoir des affligés, et l'importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu'au maintien chagrin et austère, le tout n'était qu'un voile clair, qui n'empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l'opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements ; mais leurs yeux suppléaient au peu d'agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s'éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux les distinguait malgré qu'ils en eussent.
Dans ce récit constitué d’une série de notations quasi béhavioristes sur les réactions de la cour après la mort imprévue de Monseigneur le Grand Dauphin, fils de Louis XIV et héritier du trône. Saint-Simon s’amuse à démasquer sous l’affliction de rigueur affichée par les courtisans, la réalité bien différente des sentiments qui les animent, en en traquant les manifestations extérieures les plus imperceptibles. Récit comique, en dépit de la tristesse de l’événement, et profondément ironique, dont il faudra montrer en quoi l’écriture, particulièrement elliptique, s’essaye à reproduire ce comportement de façade, que fissurent néanmoins quelques lézardes qui n’échappent pas au regard perspicace et impitoyable du mémorialiste.
1. LA COMÉDIE DE L’AFFLICTION
Il y a en effet dans tout ce texte une opposition constante entre une tristesse apparente arborée par l’ensemble de la cour, et une réalité autre, beaucoup moins homogène, constituée part la présence de différents clans qui ne réagissent pas de la même manière à la mort du Dauphin. Nous verrons donc comment sous l’uniformité apparente se cache une diversité de sentiments que Saint-Simon se fait un malin plaisir de débusquer dans leurs manifestations extérieures les plus imperceptibles. Il est du reste significatif que le texte commence par l’indistinction générique de la foule des courtisans pour finir par la clausule « … les distinguait malgré qu’ils en eussent » où apparaît une différence irréductible.
A. Une scène d’affliction
a) Il est naturel que l’ensemble du texte comporte un lexique abondant de mots évoquant le chagrin d’un deuil : les soupirs, les « yeux égarés » « hagards ou sombres », les attitudes « affligées », les « exclamations de douleur », le « maintien chagrin et austère », sont autant de signes manifestes d’un chagrin affiché par l’ensemble des courtisans.
b) Aussi le comportement semble-t-il identique : dans les trois groupes distingués par Saint-Simon, l’immobilité est partagée : « presque entière » pour les uns, et pour les autres « peu d’agitation des corps, qui se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés » : la comparaison montre bien l’effort pour interdire toute possibilité de distinction. De même, les paroles sont soit réduites au minimum (« point ou peu de propos, de conversation nulle ») soit frappée d’inanité parce que toujours répétitives (« toujours la même louange »), pour les uns, les plus sots, et pour les autres « si contents d’eux qu’ils n’en laissent pas douter par la fréquence de leurs répétitions ».
c) Mais ce qu’il y a surtout de commun à tous, c’est l’application et même la contention qu’ils mettent à ne pas se dévoiler. Tous font des efforts pour paraître affligés comme on doit l’être par la mort d’un Prince, c’est-à-dire pour montrer un regret réel ; ainsi certains « tirent des soupirs de leurs talons » parce qu’il faut bien en pousser, mais l’expression montre que ces soupirs ne viennent pas du cœur, et que c’est un chagrin qui n’affecte pas l’individu lui-même. Si d’autres au contraire sont littéralement effondrés par la catastrophe, ce n’est pas tant la mort du Dauphin qu’ils déplorent, mais c’est qu’ils sont touchés dans leurs intérêts propres par cette disparition imprévue, et qu’ils font précisément des efforts pour ne pas le montrer : « D’autres pleuraient amèrement ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots » note impitoyablement Saint-Simon.
B. La diversité sous l’uniformité
a) Car le mémorialiste, sous cette façade de composition se plaît à introduire la variété et, dans une taxinomie systématique, introduit plusieurs catégories. Le texte est constitué par l’énumération successive de trois groupes, à l’intérieur desquels de nouvelles subdivisions sont introduites : parmi le premier groupe, constitué par « le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots », émergent « les plus fins » dénomination particulièrement savoureuse en regard de la catégorie à laquelle ils appartiennent (les sots), et au sein du deuxième groupe, une hiérarchie s’établit qui isole « les plus forts ».
b) Passons en revue ces trois groupes qui ont en commun de renvoyer à une bien piètre image d’une cour complètement aliénée à ses divers protecteurs : ils se différencient selon l’intérêt qu’ils ont à cette disparition : soit elle les laisse indifférents, et dans ce cas ils se doivent de feindre l’affliction (et on remarque que ceux-là seuls peuvent parler, car ces « sots » ne sont pas concernés par les cabales autour des Princes, mais s’ils parlent, c’est pour dire des sottises), soit elle les affecte profondément, que les uns soient réellement sous le choc de perdre leur position par cette mort imprévue : ils sont « vraiment affligés » ; ou que les autres, sur lesquels s’attarde Saint-Simon, (et il faudra s’en demander la raison), soient littéralement fous de joie à l’idée que leur protecteur (le Duc de Bourgogne), devienne ainsi l’héritier du trône, et qu’ils fassent alors des efforts comiques pour ne pas le laisser paraître (cf. leur incapacité à tenir en place (« peu assis ou mal debout »), efforts comiques, car leur masque explose sous la joie réelle (on pense au comique de Tartuffe qui lui aussi laisse voir la grossièreté de ses appétits sous le masque de la dévotion).
C. Le jeu des regards
a) Car cette discordance entre le masque et la personne n’échappe pas à l’œil averti du mémorialiste : toute la scène est précisément une suite de notations visuelles ; à plusieurs reprises on sent la présence du témoin qu’il fut. Sans se manifester explicitement (la scène est décrite avec ce point de vue omniscient qui place Saint-Simon dans une position dominante dont il tire tout son plaisir), il insiste sur la pertinence de son regard : « ce qui n’empêchait pas de bons yeux de remarquer… » ou encore un « effort aisé à remarquer »).
b) Or le regard est d’autant plus important que ce qu’il capte sur cette façade aveugle et lisse que présente le courtisan, c’est précisément cette fissure qu’en représente le regard, cette fenêtre de l’âme où plongent les yeux du témoin pour y lire la vérité des sentiments. C’est pourquoi l’écrivain passe en revue pour chaque catégorie les yeux des courtisans, qui à eux seuls définissent leur nature : « les yeux égarés et secs » de ceux qui feignent le chagrin, « les yeux sombres ou hagards » de ceux qui n’ont plus d’avenir, et l’agitation intempestive du regard de ceux qui se réjouissent (et qui d’ailleurs évitent de se regarder pour ne pas laisser apparaître une connivence joyeuse !)
c) Ainsi ce double jeu de regards permet à la vérité de se dévoiler : d’un côté un œil à l’affût, et de l’autre des regards qui se trahissent. Il nous faut voit maintenant quels sont les moyens mis en œuvre par le mémorialiste pour faire apparaître en même temps la façade et ses fissures, le masque et la réalité.
2. LES PROCÉDÉS DU DÉVOILEMENT
Si le thème général du récit est de montrer la discordance entre la contenance que les courtisans cherchent à afficher et ce qui leur échappe en dépit des efforts qu’ils déploient, on comprend que l’ironie, en tant que procédé permettant de juxtaposer dans un même contexte des expressions de sens contradictoires, soit un moyen d’écriture privilégié, mais d’autres procédés sont présents aussi, et nous verrons l’importance de la figure de l’antithèse, comme celle d’un tour syntaxique récurrent qui est celui de l’asyndète énumérative.
A. La coordination ironique
Un des procédés récurrents du texte est de coupler des syntagmes contradictoires, ou tout au moins, de modifier le sens d’une expression en la couplant avec une deuxième expression qui en renverse l’effet.
a) Ainsi l’usage de la conjonction « et » est souvent très ironique : dans l’expression "yeux égarés et secs" l’ironie consiste justement à juxtaposer deux adjectifs contradictoires (les yeux sont « égarés » de chagrin, mais s’ils sont « secs », c’est qu’ils sont sans larmes), et à montrer de cette façon combien cet égarement est peu sincère. Même chose dans l’expression « vraiment affligés, et de cabale frappée » (l’expression veut dire que ces gens-là appartiennent à une « cabale », à un « clan » atteint par cette disparition) : on y voit la sincérité d’un deuil (« vraiment affligés ») mais c’est pour apprendre ensuite que ce chagrin ne concerne que la situation de ceux qui pleurent la fin de leurs espérances, et donc le couplage des deux expressions montre l’égoïsme mal camouflé de ceux qui sont « vraiment affligés ». Enfin si l’on regarde les deux expressions mises sur le même plan dans la phrase « les plus forts… méditaient profondément aux suites d’un événement si peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes », la conjonction « et » permet de montrer que ce qui aurait pu être pris pour une considération générale sur le cours imprévu des affaires humaines se réduit à des pensées mesquines portant sur des intérêts personnels.
b) Les autres coordinations permettent aussi d’amener des précisions ou des rectifications réductrices. Ainsi quand Saint-Simon dit que les sots « louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté », l’éloge est précisé de façon à être vidé de tout contenu positif : que penser d’un homme, d’un Prince, dont on ne peut que redire le même et le seul mérite, surtout quand ce mérite est d’être bon, une qualité, la bonté, dont on sait qu’elle est souvent l’apanage des gens naïfs ? Ainsi le caractère mécanique comme la nature de la louange viennent démentir son authenticité.
Même usage de la conjonction « ou » dans l’expression « les plus fins ou les plus considérables », qui tend à montrer que ce n’est pas en raison d’une intelligence plus fine, mais en raison de l’importance du rôle qu’ils jouent dans l’État, que « les plus fins » s’inquiètent de la santé du Roi. Du reste, les deux phrases qui suivent montrent la vanité de ces grands personnages : non seulement ils sont satisfaits de montrer leur jugement, mais encore ils le font savoir en répétant ce qu’ils pensent !Le procédé est analogue dans l’expression « les plus forts ou les plus politiques » : la force consiste à être doué d’une dissimulation supérieure.
B. Les antithèses
Il est naturel, d’autre part, que dans ce jeu de l’apparence et de la réalité, l’antithèse soit une figure de prédilection ; et Saint-Simon l’utilise de façon comique pour opposer le masque stéréotypé du courtisan affligé, à la réalité des sentiments qui l’agitent.
a) En disant que les courtisans « tirent des soupirs de leurs talons », il oppose la manifestation extérieure du deuil et sa réalité qui, elle, ne vient pas du cœur ;
b) Mais c’est surtout à propos de ceux qui se réjouissent que les antithèses sont les plus utilisées, ce qui est normal, puisque l’écart est ici le plus grand, entre le masque (la tristesse de rigueur) et le sentiment personnel (la joie) : premier balancement oppose une première proposition qui dit tous les efforts faits pour arborer le masque (« ils avaient beau…etc. ») et la deuxième qui en montre l’inefficacité (« le tout n’était qu’un voile clair…), où la tournure restrictive « ne…que » amoindrit encore le résultat recherché).
Une seconde opposition permet de faire apparaître le contraste entre l’immobilité conquise du visage (les traits « se tenaient tenaces en garde contre l’opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements » : l’énumération, comme les allitérations, montre la difficulté de cette lutte pour acquérir l’immobilité du masque), et l’extraordinaire désir de liberté d’un regard qui a toutes les peines du monde à tenir en place, et la suite énumérative de tous les signes d’agitation imperceptibles, en dépit du « soin de se tenir et de se composer » prolonge l’antithèse de façon anormalement longue (le verbe final est commun à cinq syntagmes nominaux sujets développés sur les sept dernières lignes) pour montrer la victoire définitive du naturel sur les convenances exigées qu’ils auraient aimé réussir à s’imposer (cf. l’ultime opposition « malgré qu’ils en eussent »)
C. Les structures énumératives
Car dans ce texte, les énumérations sont très nombreuses, non seulement elles le structurent dans ses grandes lignes, comme nous l’avons vu, mais elles sont faites quasi systématiquement dans deux très longues phrases. La première (à partir de « parmi ces diverses sortes d’affligés… ») est constituée d’une série de phrases nominales juxtaposées, et la seconde est la dernière phrase du texte qui accumule donc des sujets longuement développés autour d’un verbe unique. Dans ces deux phrases donc, un afflux de syntagmes nominaux, et peu ou pas de verbes. Cette opposition permet de bien figurer l’étrange discordance entre l’immobilité de tous, et l’agitation intérieure qui ne laisse pas de se voir.
a) En effet, l’absence de verbes supprime toute expression d’action : la scène décrite est une scène figée, comme arrêtée, et ces phrases nominales en font un tableau où tous les personnages sont immobilisés par le deuil. Et tout se passe comme si le mémorialiste, dans son écriture, montrait ce même immobilisme qui donne au texte ce caractère statique.
b) Mais inversement, le procédé énumératif lié à l’économie des verbes permet la notation rapide, comme sur le vif, de tous les signes de vie imperceptibles derrière l’immobilité de façade : « quelque exclamation échappée à la douleur… des yeux sombres et hagards… des mouvements de main involontaires… etc. », toutes notations qui bien évidemment ne peuvent pas faire l’objet d’une composition syntaxique, puisque précisément elles échappent à la « composition » que tentent les personnages.
Le procédé est le même dans la dernière phrase, où s’accumulent tous les signes d’agitation, en dépit de l’immobilité de rigueur, ce qui fait que malgré le caractère répétitif de l’énumération, malgré la difficulté à trouver l’expression adéquate à l’impression du mémorialiste (« un certain soin », « un je ne sais quoi de plus libre », « une sorte d’étincelant »), comme malgré les efforts des courtisans, la réalité e la joie surgit, comme un cheval échappé, heureux de se sentir enfin libéré, en même temps que le lecteur éclate de rire au moment de l’évocation des « accidents momentanés » qui se produisent quand les regards se croisent : « accidents », le terme est particulièrement savoureux : il désigne précisément ce qui arrive malgré nous, l’imprévu contre quoi on est démuni, et dans ce cas, il désigne cette complicité joyeuse des regards, quand le hasard les fait se rencontrer, complicité donc « accidentelle », mais aussi dangereuse qu’un « accident » puisqu’elle dévoile ce qu’il faut taire.
Nous commençons à voir comment les procédés utilisés par Saint-Simon non seulement lui permettent d’évoquer le mieux possible la discordance de l’être et du paraître, mais aussi comment l’écriture elle-même dans son fonctionnement est faite de la même opposition entre immobilité de façade et animation involontaire. C’est à la description plus particulière de cette écriture pour ainsi dire mimétique que nous allons maintenant nous attacher.
3. UNE ECRITURE IMPREVISIBLE
Ce qui est frappant en effet, c’est la coïncidence entre le caractère de cette écriture, à la fois figée et imprévisible, et le caractère de la scène décrite. Il nous faut voir à quoi est dû ce double caractère, et pourquoi Saint-Simon est marqué jusque dans son style par cette opposition.
A. Une écriture économique
a) Nous avons déjà évoqué le nombre anormal de substantifs dans le texte : les noms prolifèrent aux dépens des autres catégories grammaticales ; non seulement les verbes, mais aussi les adjectifs sont substantivés (« un vif, un je ne sais quoi de libre, un étincelant… »). Cet emploi fréquent du substantif semble justifié par un souci de ne pas s’impliquer dans la langue (rappelons que c’est le verbe qui montre principalement la nature de l’énonciation), souci légitime peut-être pour un mémorialiste qui, au lieu de faire des enchaînement de propositions, se contente d’établir des listes de notations (ainsi le coordonnant « et » masque quelquefois un enchaînement logique consécutif comme dans la séquence « les questions et le redoublement du désespoir et l’importunité pour les autres »), mais d’autant plus fondé ici que ces notations sont moins celles d’actions que d’expressions involontaires, et « échappées » si l’on peut dire, qui ne peuvent donc faire l’objet d’une combinaison syntaxique. Enfin et surtout, cette espèce d’impersonnalité affichée dans le style correspond tout à fait à ce souci de ne rien montrer de soi qui est celui des courtisans ; ainsi ce style qui fait l’économie des liaisons manifeste un retrait du narrateur semblable au retrait des courtisans qui font tout pour se dissimuler, et pour ne laisser voir que cette façade lisse, cette série de substantifs impersonnels. (Il est significatif que les déterminants ne soient jamais des démonstratifs, mais des articles, indéfinis pour la plupart.)
b) Mais cependant il est remarquable que ces substantifs servent dans leur sens à « épingler » tout ce qui échappe aux courtisans, et non pas à décrire leur immobilité : c’est qu’au milieu de cet assaut d’impersonnalité, au milieu de cet immobilisme généra, surgit une spontanéité irrépressible, et le style, lui aussi, en dépit de son caractère statique, est doué de la même spontanéité.
B. L’apparition de la vie
Effectivement, toute une série « d’accidents » imprévisibles vont venir perturber l’immobilité du style, et laisser voir le caractère peu conventionnel de l’écriture de Saint-Simon.
a) Des ajouts peu respectueux d’abord : ce sont toutes les coordinations ironiques que nous avons déjà signalées, et qui établissent des lézardes dans la façade, montrant la présence intempestive d’un observateur impitoyable, ou même de simples adverbes qui sont le signe d’un jugement négatif (cf. l’adverbe « déjà » employé à deux reprises : s’inquiéter « déjà » de la santé du Roi, c’est montrer une désinvolture envers le défunt ; même effet dans la phrase « ceux qui regardaient déjà… »
b) De savants déséquilibres : cette uniformité syntaxique de l’énumération est en réalité fissurée par d’imperceptibles décrochements : tous les syntagmes nominaux qui se suivent dans les phrases nominales ne sont pas composés de la même façon : dans le syntagme « point ou peu de propos », il faut entendre « il n’y avait point ou peu de propos », mais dans le syntagme suivant « de conversation nulle », l’adjectif est attribut de « conversation », et c’est le verbe être qui est sous-entendu, alors que dans les syntagmes qui suivent, l’adjectif est de nouveau épithète. Même flou syntaxique dans les expressions très elliptiques (il s’agit toujours d’en dévoiler un minimum !) déjà relevées (« les questions et le redoublement de désespoir… »), où les syntagmes coordonnés ont en réalité entre eux des rapports de subordination.
c) Des tours agrammaticaux : ainsi cette utilisation de l’indéfini pour transformer l’adjectif en nom, « un vif », « une sorte ‘étincelant ». Ces accidents permettent de faire vivre le texte, et de la même façon que le signe vrai est traqué parle mémorialiste derrière ls attitudes convenues, de même, cette écriture est sans cesse réactivée par une fantaisie qui brise le carcan de la grammaire.
Ainsi l’écriture est à l’image de ce qu’elle décrit : elle inscrit dans une forme répétitive et conventionnelle l’imprévu de ses trouvailles, comme le regard de l’observateur prend note des signes imprévisibles qui déchirent le masque soigneusement composé.
C. Pour une esthétique de l’imprévu
On peut ainsi en conclure que par son style Saint-Simon s’inscrit en faux contre le cérémonial froid et hypocrite où en est réduit la cour. Il dénonce dans une écriture imprévisible la vanité des efforts de ceux qui veulent justement réduire la place de la spontanéité. Et, s’il finit par ce paragraphe sur la joie incontrôlée de certains, c’est, outre le fait qu’il partage lui-même cette joie, pour appartenir à la même « cabale », qu’il lui plaît de célébrer le retour de la vie dans le visage impavide des courtisans, cette revanche de la liberté sur le carcan de l’étiquette, et qui donne comme une aura vive et brillante à ceux qui ne peuvent la réprimer.
C’est peut-être en cela que Saint-Simon apparaît comme irrémédiablement rebelle au classicisme : ce qu’il aime, c’est ce qui échappe à la définition, à la clôture, le « je ne sais quoi » qui permet sous l’apparat de voir percer le naturel. Finissons pour conclure avec José Cabanis qui définit fort bien le style, et l’homme : « Cette liberté, cette spontanéité du langage et des mots, en un temps où le discours et l’écriture ne souffraient qu’un vocabulaire d’apparat, où la soumission à toutes les convenances était comblée, et l’indépendance pourchassée, le mettaient à part, où il reste encore, cet écrivain qui dédaigna de se faire connaître, seul de son espèce ».