La première édition (1688) avait pour titre « Les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les caractères ou les mœurs de ce siècle ». L’ouvrage demeura anonyme, et même jusqu’à sa dernière et neuvième édition (posthume). Et l’édition qu’on a en main (la huitième), alors qu’elle comprenait le Discours à l’Académie, et sa préface était aussi anonyme :
- Les Caractères traduits du grec précédés du discours sur Théophraste
- Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, avec une préface et une série de 16 chapitres (dont le nombre est resté inchangé au cours des éditions successives), tantôt décrits comme une succession « indifférente », sans beaucoup de méthode, tantôt au contraire, comme une suite agencée selon une composition précise (on avait reproché à La Bruyère d’écrire sans composition) — cf. sa préface au Discours de l’Académie : il y a 16 chapitres, dont les 15 premiers « découvrent le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions humaines… et ne tendent qu’à ruiner tous les obstacles » qui mènent à Dieu : il s’agit là d’un projet chrétien bien affirmé (cf. Même plan dans les sermons de Bossuet). C’est la première question que pose ce livre : ordre ou désordre ?
En tout cas ce fut le livre de toute une vie : les éditions se suivent et les remarques ne cessent d’augmenter : la première édition (1688) comprend 420 remarques, en général concises, et obéissant à de nombreux lieux communs. Le succès fut extraordinaire, ce qui explique le nombre d’éditions qui se succèdent rapidement.
La quatrième édition (1689) comprend non plus des remarques mais 764 « caractères » : beaucoup plus de portraits. Malgré l’épigraphe d’Erasme (« être utile et non blesser »), la satire est beaucoup plus ouverte et incisive ; la peinture plus minutieuse et plus exacte. C’est un auteur stimulé par le succès qui parle, dans un style plus brillant aussi.
La cinquième édition (1690) comprend 159 pièces supplémentaires. La situation générale (les troubles religieux, la révolution anglaise) expliquent un raidissement dans l’attitude. Le regard est encore plus attentif et plus cruel, et se livre à la décomposition des apparences. La Bruyère constate le divorce total entre l’idéal et la réalité, lieu de la facticité. Et il est animé de pulsions contradictoires, fuite misanthropique (V, 27, 29) ou mouvements de charité (IV 48).
La sixième édition (1691) comprend 64 nouveaux caractères. En XIV 14, l’auteur apparaît en toutes lettres ans une remarque ironique. Là sont les grands portraits (Giton et Phédon) ; et l’idéal de sagesse se précise : N’être asservi à personne.
La septième édition (1692) : 76 remarques nouvelles ; devant la menace du libertinage, le ton est plus sérieux.
La huitième édition (1694) : Après son élection à l’Académie, La Bruyère répond dans son discours à la double accusation que son livre n’en pas vraiment un, et que ses portraits, visant seulement le particulier, sont sans portée universelle. Cette édition comprend 47 textes supplémentaires. Les derniers portraits atteignent à une rare perfection artistique (Theonas, Irène, Cydias…). La Bruyère y dénonce le rôle néfaste de l’argent et toutes les aliénations qui transforment l’homme en « chose » et l’empêchent d’être lui-même.
Conclusion (cf. Van Delft)
- Rapport étroit entre approfondissement du pessimisme et rééditions (surtout le chapitre « Des Esprits forts » très augmenté dans la quatrième édition). La Bruyère s’affranchit de ses modèles (Montaigne et La Rochefoucauld), et la critique, au départ un peu superficielle donne progressivement naissance à une morale cohérente
- La peinture, au début très générale, se fait de plus en plus concrète et individuelle (les maximes perdent du terrain au profit des portraits, d’autant que ces portraits ont beaucoup de succès. Mais ce passage à l’individualité marque aussi un approfondissement.
- Il y a des thèmes permanents (critique sociale, art d’écrire, défense de la religion, observation des ridicules et dénonciation des valeurs vaines) mais des thèmes nouveaux apparaissent (actualité politique, questions de langage, rapports familiaux…).
- On peut souligner la présence très marquée de l’auteur dans son livre : à chaque édition on y voit exposée une blessure du mérite personnel, avec un sentiment d’inadaptation dans la société de son temps (par rapport à un âge d’or dont il aurait la nostalgie) et son esprit mordant et satirique est une réaction de défense qui permet de surmonter ce sentiment.