Au XVIIIe siècle, à Paris, trois théâtres bénéficient d’un « privilège » royal qui leur assure le monopole d’un certain type de représentations : l’Opéra (spectacles avec musique et danse), La Comédie-Française (pièces en français, « grandes » comédies et tragédies en cinq actes) et le Théâtre-Italien (comédies d’un à trois actes, en italien à l’origine), le moins institutionnel des trois, mais certainement le plus aimé du public.
Luigi (Louis) Riccoboni (1675-1753) dit Lélio
Il est né à Modène dans une grande famille d’acteurs : bien qu’attiré par une vocation ecclésiastique, il est obligé d’entrer dans la troupe de ses parents où il joue le rôle des jeunes premiers amoureux sous le nom de Lélio. Devenu directeur d’une troupe de comédiens entretenus par Antoine Farnèse, prince de Parme, il tente d’imposer en Italie un répertoire de théâtre littéraire « sérieux », mais sans guère de succès. C’est Paris qui le consacre comme le nouveau maître de la comédie à l’italienne.
L’essentiel de la troupe de Riccoboni est composé de sa famille : sa femme, Elena Balletti (dite Flaminia), qui joue le rôle de la jeune première Flaminia, son beau-frère Joseph Balletti (dit Mario), qui épouse en 1720 sa cousine germaine Gianetta (Zanetta) Benozzi (dite Silvia), qui devient vite l’actrice préférée du public et de Marivaux. Riccoboni intègre aussi des « survivants » de la troupe dissoute en 1697, comme Dominique Biancolelli (sur scène, il est Pierrot puis Trivelin), fils du « grand Dominique », l’Arlequin de l’ancienne Comédie-Italienne, rôle tenu désormais par Thomasso Antonio Vicentini dit Thomassin.
Voir le tableau conservé au musée Carnavalet (Paris), intitulé Scène de la comédie italienne : Arlequin et Riccoboni (vers 1720).
Thomasso Antonio Vicentini (1682-1739) dit Thomassin
Artiste complet (acteur, danseur, acrobate), petit, fin, élégant et sensible, il campe un Arlequin qui séduit immédiatement le public : « très joli sous le masque, charmant par les manières et par la naïveté » ; « on peut assurer qu’il joue de source, c’est-à-dire que le bouffon ingénieux, le plaisant vif et piquant paraissent être en lui tout à fait naturels ; il a des grâces naïves qui sont inimitables ; enfin c’est un pantomime parfait qui excelle surtout dans tout ce qui s’appelle balourdise » (Boindin, Lettres historiques à M. D.*** sur la nouvelle comédie italienne ). On raconte qu’il parvenait à faire une pirouette à l’envers sans renverser une seule goutte du verre d’eau qu’il tenait à la main ou qu’il n’hésitait pas à faire le tour du théâtre en s’accrochant aux loges. En 1721, il tient le rôle titre de l’Arlequin sauvage de Delisle de la Drevetière. Après sa mort, Marivaux, qui l’appréciait tout particulièrement, fait disparaître le rôle d’Arlequin de son théâtre.
La troupe, qui compte alors une douzaine d’acteurs, donne sa première soirée le 18 mai 1716 au Théâtre du Palais-Royal. Dès le 1er juin, elle s’installe rue Mauconseil, dans la salle de l’ancien Hôtel de Bourgogne : six mois après, son répertoire compte déjà plus de soixante pièces (dont les meilleures du Recueil de Gherardi) et Riccoboni décide de monter des créations originales. En 1718, ceux que l’on appelle désormais « les Comédiens Italiens » jouent leur première pièce en français : Le Naufrage du port à l’Anglais ou les Nouvelles débarquées écrite par Autreau (précisément sur le thème du retour des Italiens), mais ils ont encore l’habitude de remplacer certaines tirades du texte par des répliques en italien. Cependant Madame de Tencin critique leur manque de naturel quand ils n’improvisent plus.
Le 3 mars 1720, Marivaux fait ses débuts d’auteur dramatique chez les Italiens avec L’Amour et la Vérité, comédie en trois actes écrite en collaboration avec le chevalier de Saint-Jorry. Le 17 octobre, les Italiens représentent son Arlequin poli par l’amour, à l’affiche sans nom d’auteur ; c’est un vif succès (12 représentations). Peu de temps après, le très médiocre succès de son unique tragédie, en cinq actes et en alexandrins, La Mort d’Annibal (16 décembre), à la Comédie-Française, confirme Marivaux dans ses premiers choix : la comédie à l’italienne. Il confie désormais la plupart de ses pièces aux Italiens (vingt-et-une sur trente-huit au total), dont le jeu lui offre un intéressant laboratoire expérimental « avant-gardiste », loin du classicisme empesé du Théâtre-Français ; de plus, des étrangers qui s’expriment avec un accent marqué font mieux accepter du public des audaces qui pourraient passer pour de l’effronterie, tandis que leur agilité bondissante souligne le plaisir de la fantaisie. « Marivaux feignait de dédaigner Molière, mais, comme ses contemporains, il ne pouvait que subir son influence ; mais surtout il écrit la plupart de ses pièces pour les comédiens italiens, c’est-à-dire pour des acteurs qui se confondent avec des types, et qui coulent leur fantaisie dans un jeu codifié reconnaissable immédiatement par le public. » (Y. Moraud, La Conquête de la liberté de Scapin à Figaro, PUF, 1981).
Zanetta Rosa Giovanna Benozzi (1700-1758) dite Silvia
Née à Toulouse d’un père acteur venu d’Italie, elle a l’avantage de parler parfaitement le français, avec un léger accent qui ajoute beaucoup de charme à son exceptionnelle volubilité. Brune, affable et élégante, elle séduit par sa beauté singulière, ainsi décrite par le grand Casanova lui-même (il l’a rencontrée en 1750) : « Sa figure était une énigme, elle était intéressante, et elle plaisait à tout le monde, et, malgré cela, à l’examen on ne pouvait pas la trouver belle ; mais aussi personne n’a jamais osé la décider laide. On ne pouvait pas dire qu’elle n’était ni belle ni laide, car son caractère qui intéressait sautait aux yeux ; qu’était-elle donc ? Belle ; mais par des lois et des proportions inconnues à tout le monde, excepté à ceux qui, se sentant par une force occulte entraînés à l’aimer, avaient le courage de l’étudier et la force de parvenir à les connaître. » (J.-J. Casanova de Seingalt, Histoire de ma vie, 1785).
À partir de La Surprise de l’amour (1722), où elle tient le rôle de la Comtesse, Silvia éclipse Flaminia pour tenir le rôle de « première amoureuse ». C’est à l’occasion des représentations de cette pièce que se produit le « coup de foudre » entre l’auteur et son interprète, préludant à un accord si parfait qu’il en deviendra proprement fusionnel : « Personne n’entendait mieux que cette actrice l’art des grâces bourgeoises et ne rendait mieux qu’elle le tatillonnage, les mièvreries, le marivaudage, tous mots qui ne signifiaient rien avant M. de Marivaux » (Desboulmiers, Histoire du théâtre italien, 1769). D’Alembert racontera les circonstances anecdotiques - et devenues quasiment légendaires - de cette rencontre qui fit sortir Marivaux de son anonymat pour corriger le jeu de l’actrice.
« Parmi ces acteurs, Marivaux distinguait surtout la fameuse Silvia, dont il louait souvent, avec une espèce d'enthousiasme, le rare talent pour jouer ses pièces. Il est vrai qu'en faisant l'éloge de cette actrice, il faisait aussi le sien sans y penser ; car il avait contribué à la rendre aussi parfaite qu'elle l'était devenue ; mais il est vrai aussi, et cette circonstance est peut-être à l'honneur de l'un et de l'autre, qu'il n'avait eu qu'une seule leçon à lui donner. Peu content de la manière dont elle avait rempli le premier rôle qu'il lui confia, mais prévoyant sans doute avec quelle perfection elle pouvait s'en acquitter, il se fit présenter chez elle par un ami, sans se faire connaître ; et après avoir donné à l'actrice tous les éloges préliminaires que la bienséance exigeait, il prit le rôle sans affectation, et en lut quelques endroits avec tout l'esprit et toutes les nuances qu'un écrivain tel que lui pouvait y désirer. "Ah ! monsieur, s'écria-t-elle, vous êtes l'auteur de la pièce" ; dès ce moment, elle devint au théâtre Marivaux lui-même, et n'eut plus besoin de ses conseils. » (D'Alembert, Éloge de Marivaux, 1785)
Pendant huit ans, Silvia tient les premiers rôles féminins des comédies de Marivaux. C’est la grande période de son théâtre « italien », mais peu à peu la lassitude engendrée par le caractère répétitif, voire figé du jeu des Italiens va détourner Marivaux de ce répertoire : après Le Jeu de l’amour et du hasard (1730), il commence par éliminer peu à peu tous les noms de personnages qui rappelaient la comédie italienne ; en 1740, L’Épreuve sera sa dernière pièce créée par la troupe du Théâtre-Italien. Silvia a vieilli (elle a quarante ans), Thomassin est mort (1739), Marivaux semble avoir épuisé toutes les figures de ce que l’on peut appeler son système dramaturgique : depuis 1720, il avait composé près de trente pièces, dont la majorité pour les Italiens ; de 1740 à sa mort (1763), il n’en écrira plus que six ou sept, dont plusieurs ne seront même pas jouées.
Après le départ des Riccoboni, l’acteur-auteur Romagnesi (1692-1762) prend la direction de la troupe des Italiens et Mario, le mari de Silvia, tient désormais le rôle de « premier amoureux » en Lélio. En 1762, le Nouveau Théâtre-Italien fusionne avec l’Opéra-Comique. Les derniers comédiens italiens sont renvoyés, une nouvelle fois, en 1779 : c’est l’époque où, même en Italie, le genre traditionnel de la commedia dell’arte décline, supplantée par un autre genre de comédie dite « de caractère », plus littéraire, où s’illustre Goldoni (1707-1793).