César - La Guerre des Gaules (V, 6-7)

Notes

  1. L’expression « franchir le Rubicon », qui vient de cet épisode de l’Histoire romaine, signifie donc se lancer dans une entreprise aux conséquences risquées.

  2. M. Rambaud, L’art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Paris, Les Belles Lettres, 1952.

Devenu l’un des chefs des Populares, César suit le cursus honorum : questeur en 68 en Espagne, édile curule en 65, grand pontife en 63, puis propréteur en Espagne en 61, il est déclaré imperator l’année où Pompée célèbre son triomphe. Le portrait brossé par Salluste (Catilina, 54) nous renseigne sur ses aspirations à cette époque-là : sibi magnum imperium, exercitum, bellum nouum exoptabat, ubi uirtus enitescere posset (« ce qu’il souhaitait pour lui, c’était un grand commandement, une armée, une guerre nouvelle, où son mérite pût briller »). En effet, pour rivaliser avec Pompée, il lui faut le prestige d’une grande victoire et, pour s’emparer du pouvoir, il lui faut une armée à sa dévotion. En 60, il conclut avec Pompée et Crassus un accord politique dont le premier effet est son élection à la magistrature suprême, le consulat, en 59. Il obtient alors le pouvoir sur la Gaule, en tant que proconsul, pour une durée de cinq ans.

Mais on commettrait une erreur si l’on ne voulait voir dans les Gaules qu’un terrain de manœuvre où César aurait exercé ses légions, en vue de la prochaine guerre civile. Certes, en soumettant l’Occident, César conquérait les moyens pour son but final ; et ses guerres transalpines ont été le fondement de sa puissance ultérieure. Pour faire vaincre son parti, il fallait à César le pouvoir militaire, mais, il n’a point conquis la Gaule en homme de parti. Deux autres raisons au moins justifient la conquête des Gaules :

  1. C’était pour Rome, une nécessité politique de marcher sans délai au-delà des Alpes, de prendre les devants sur l’invasion à toute heure menaçante des Germains, et planter là la digue qui assurerait la paix du monde.
  2. La patrie italienne était trop étroite et l’État souffrait du même malaise social, malaise cent fois plus grand, eu égard à la grandeur de l’empire. César se lança dans la conquête des Gaules dans la pensée qu’il y gagnerait pour ses concitoyens une nouvelle patrie, cette fois sans limites, et qu’il régénérerait aussi l’État, en lui donnant une plus vaste base.

La guerre (58-51)

Repères géographiques :

Que représente la Gaule pour les Romains au moment du proconsulat de César ? Il faut distinguer deux provinces romaines d’un côté (la Gallia cisalpina située en Italie du nord et la Gallia transalpina) et la Gaule indépendante de l’autre que César présente ainsi : Gallia est omnis diuisa in partes tres. Elle est en effet habitée par les Belges au Nord jusqu’au Rhin, par les Aquitains au Sud et au centre par les Celtes « qu’en latin on appelle Gaulois ».

 

Gaulle romaine

La Gaule romaine du temps de César (50 avant J.-C.), © Wikimedia Commons

 

Repères chronologiques :

  • 58-57 : de l’intervention à la victoire contre les Belges. Le prétexte de la guerre est fourni à César par la décision des Hélvètes d’émigrer à l’Ouest. Il les écrase en 58. Après cette victoire, un grand nombre de chefs gaulois viennent trouver César et – reconnaissant ainsi la souveraineté de Rome – réclament de l’aide pour repousser Arioviste le roi des Germains. Quand ce dernier passe le Rhin, César décide d’installer ses légions chez les Séquanes : c’est le début de l’occupation romaine. Cette occupation est mal supportée par les Belges qui se préparent à entrer en guerre. César lève deux légions et triomphe des Belges en 57. Cette victoire connaît à Rome un énorme retentissement.
  • 56-55 : poursuite de la guerre à l’ouest et découverte de régions inexplorées. César se lance ensuite à la conquête des peuples de l’océan et de l’Aquitaine. En 55, il se livre à des raids Outre-Rhin et en Bretagne. À Rome, ces expéditions vers des régions jusque là inexplorées impressionnèrent fortement les esprits.
  • 52-51 : fin de la guerre. En 52, année où Pompée devient consul unique, c’est l’insurrection générale des Gaulois sous le commandement de Vercingétorix qui se solde par le siège d’Alésia et la soumission de la Gaule.
  • 49 : avec ses légions, César franchit le Rubicon1 (petit fleuve qui séparait la Gaule cisalpine – c’est-à-dire le Nord de l’Italie – de l’Italie proprement dite). Or aucun général n’avait le droit de franchir ce fleuve avec une armée, mesure qui protégeait Rome de menaces militaires internes. Dans la Vie de César (32), Suétone rapporte que c’est au moment de franchir le Rubicon que César aurait dit : « Eatur, inquit, quo deorum ostenta et inimicorum iniquitas uocat. Iacta alea est, inquit » (« Allons, dit-il, là où les signes des dieux et l’injustice de nos ennemis nous appellent. Le sort en est jeté ! »). C’est le début de la guerre civile…

 

De bello gallico

Ce titre est en réalité le titre abrégé pour Commentarii de bello gallico, les « commentaires » désignant un écrit permettant de garder le souvenir de quelque chose, une sorte d’ « aide-mémoire ». En effet, pour rédiger son récit, César disposait de documents militaires (ordres de marche, rapports, billets) mais aussi des rapports officiels au Sénat. Pour Cicéron, l’intention de César était de fournir des matériaux aux historiens futurs.

Il est certain que César pensait aussi et surtout à son intérêt immédiat en voulant faire connaître à ses contemporains la grande œuvre qu’il avait accomplie, et cherchait à justifier l’ensemble de son action pour des raisons politiques. Dans ces conditions, il est légitime de se demander si les intentions apologétiques de César ne l’ont pas amené à déformer la vérité. Il semble, en tout cas, qu’il utilise un certain nombre de procédés visant à donner de lui-même ou de son action une image flatteuse, et qu’il n’hésite pas, lorsqu’il est embarrassé, à introduire au cours du récit une digression ou un autre épisode, pratiquant ainsi ce que Rambaud, dans L’art de la déformation historique, appelle la « disjonction des faits »2.

Extrait : la mort de Dumnorix (V, 6-7)

L’Éduen Dumnorix apparaît dès le début de l’œuvre où il est présenté comme un personnage très influent et très populaire. Il apparaît ici, quatre années plus tard, à un moment où les succès de l’armée romaine ont imposé dans l’ensemble de la Gaule l’autorité de Rome. La rébellion de Dumnorix prouve la persistance de l’opposition chez les Gaulois et annonce le soulèvement général qui éclatera quelques mois plus tard.

Texte latin (§ 6)

Erat una cum ceteris Dumnorix Aeduus, de quo ante ab nobis dictum est. Hunc secum habere in primis constituerat, quod eum cupidum rerum nouarum, cupidum imperii, magni animi, magnae inter Gallos auctoritatis cognouerat. Accedebat huc quod in concilio Aeduorum Dumnorix dixerat sibi a Caesare regnum ciuitatis deferri ; quod dictum Aedui grauiter ferebant, neque recusandi aut deprecandi causa legatos ad Caesarem mittere audebant. Id factum ex suis hospitibus Caesar cognouerat. Ille omnibus primo precibus petere contendit ut in Gallia relinqueretur, partim quod insuetus nauigandi mare timeret, partim quod religionibus impediri sese diceret. Posteaquam id obstinate sibi negari uidit, omni spe impetrandi adempta principes Galliae sollicitare, metu territare, seuocare singulos hortarique coepit uti in continenti remanerent : non sine causa fieri, ut Gallia omni nobilitate spoliaretur ; id esse consilium Caesaris, ut quos in conspectu Galliae interficere uereretur, hos omnes in Britanniam traductos necaret ; fidem reliquis interponere, iusiurandum poscere, ut quod esse ex usu Galliae intellexissent communi consilio administrarent. Haec a compluribus ad Caesarem deferebantur.

 

Traduction juxta-linéaire (§ 6)

Erat una cum ceteris Dumnorix Aeduus
Il y avait, en même temps que les autres, l’Héduen Dumnorix 

 

de quo ante ab nobis dictum est
dont nous avons déjà parlé (litt : de qui il a été parlé par nous auparavant).

 

Hunc secum habere in primis constituerat
C’était celui-là surtout que <César> avait décidé d’avoir avec lui,

 

quod eum cupidum rerum nouarum [...] cognouerat
parce qu’il connaissait son goût des choses nouvelles,

 

cupidum imperii, magni animi, magnae inter Gallos auctoritatis.
son envie de pouvoir, son grand courage, sa grande autorité parmi les Gaulois.

 

Accedebat huc quod in concilio Aeduorum
S’ajoutait à cela que, lors d’une assemblée des Héduens,

 

Dumnorix dixerat sibi a Caesare regnum ciuitatis deferri ;
Dumnorix avait dit que le règne sur la ville lui avait été offert par César ;

 

quod dictum Aedui grauiter ferebant,
propos que les Héduens supportaient difficilement,

 

neque [...] legatos ad Caesarem mittere audebant
sans oser (litt. : et ils n’osaient pas) envoyer des légats à César

 

recusandi aut deprecandi causa.
pour <lui> opposer un refus ou <le> prier de renoncer.

 

Id factum ex suis hospitibus Caesar cognouerat.
César connaissait ce fait par ses hôtes.

 

Ille omnibus primo precibus petere contendit ut in Gallia relinqueretur,
Celui-ci, d’abord par toutes sortes de prières, s’efforça d’obtenir qu’il fût laissé en Gaule,

 

partim quod insuetus nauigandi mare timeret,
tantôt sous prétexte que, peu habitué à naviguer, il craignait la mer,

 

partim quod religionibus impediri sese diceret.
tantôt sous prétexte qu’il se disait empêché par des scrupules religieux.

 

Posteaquam id obstinate sibi negari uidit,
Lorsqu’il vit que cela lui était obstinément refusé,

 

omni spe impetrandi adempta
tout espoir de succès <lui> ayant été enlevé,

 

principes Galliae sollicitare, [...] coepit
il se mit à intriguer auprès des chefs de Gaule,

 

metu territare, seuocare singulos
à leur faire peur, à les prendre chacun à part

 

hortarique uti in continenti remanerent :
et à les exhorter à rester sur le continent :

 

non sine causa fieri, ut Gallia omni nobilitate spoliaretur ;
ce n’était pas sans raison que la Gaule était privée de toute sa noblesse ;

 

id esse consilium Caesaris, ut [...] in Britanniam traductos necaret
c’était le dessein de César d’emmener en Bretagne pour les faire périr

 

hos omnes quos in conspectu Galliae interficere uereretur ;
tous ceux qu’il craignait de tuer sous les yeux des Gaulois ;

 

fidem reliquis interponere, iusiurandum poscere,
il engagea sa foi envers les autres, réclama un serment

 

ut [...] communi consilio administrarent
afin qu’ils exécutent d’un commun accord

 

quod esse ex usu Galliae intellexissent.
ce qu’ils croiraient être utile à la Gaule.

 

Haec a compluribus ad Caesarem deferebantur.
Plusieurs rapportaient ces actions à César (litt. : Ces choses étaient rapportées par plusieurs à César).

 

Remarques sur la traduction

  • Le verbe « être » en tête d’une phrase latine se traduit par le gallicisme « il y a ».
  • una : adverbe qui accompagne très souvent cum et signifie alors « en même temps que ».
  • Hunc secum habere in primis constituerat : litt. « <César> avait décidé de l’avoir surtout avec lui ». Noter que in primis signifie « surtout ». La traduction avec le présentatif « c’est ... que » vise à restituer l’insistance sur le personnage de Dumnorix désigné ici par l’anaphorique hunc.
  • Analyse de Dumnorix dixerat sibi a Caesare regnum ciuitatis deferri :
    • On emploie obligatoirement la proposition infinitive après les verbes qui expriment l’affirmation, l’opinion, et la connaissance. Le verbe dixerat introduit donc une proposition infinitive dont le sujet, à l’accusatif, est regnum, et le verbe, à l’infinitif présent passif, deferri. Dans une proposition infinitive, on emploie le pronom réfléchi – ici sibi – pour renvoyer au sujet de la principale [Sausy, § 86].
    • Le complément d’un verbe passif, en latin, se met à l’ablatif avec a ou ab si c’est un nom de personne, à l’ablatif seul si c’est un nom de chose [Sausy, § 305].
  • causa est ici une préposition placée après son régime au génitif (deux gérondifs au génitif) et signifie « en vue de » [Sausy, § 229].
  • quod suivi d’un subjonctif : les propositions circonstancielles de cause sont introduites par quod (ou quia) suivi de l’indicatif pour exprimer la cause réelle, et suivi du subjonctif pour exprimer la cause alléguée (« parce que, dit-on »). Ex : Socrates accusatus est quod iuuentutem corrumperet [Sausy, § 422].
  • omni spe impetrandi adempta : ablatif absolu.
  • [...] traductos necaret : litt. : « [C’était le dessein de César], les ayant emmenés, de les faire périr ». Dans ce cas, on traduit le participe (traductos) par un verbe, et le verbe conjugué (necaret) par une finale : « [C’était le dessein de César] de les emmener pour les faire périr ».
  • Emplois de ut dans le passage [Sausy, § 457] : dans tous les cas, ut est une conjonction de subordination suivie du subjonctif (imparfait, en raison de la concordance des temps) :
    • hortarique uti in continenti remanerent : les verbes de volonté qui signifient « prier, exhorter, commander » ont pour complément une subjonctive avec ut (négation ne).
    • non sine causa fieri, ut Gallia omni nobilitate spoliaretur : les verbes impersonnels et les locutions qui annoncent un événement, un résultat, une explication ont pour sujet une subjonctive avec ut (négation ut non). Ici : fit ut (« il arrive que »).
    • id consilum ... ut : ce dessein ... à savoir que. Il s’agit du ut explicatif.
    • ut [...] communi consilio administrarent : les circonstancielles de but se mettent au subjonctif avec ut (négation ne).
  •  Comparez la traduction de ce passage proposée par Constans (CUF) avec celle de Nisard (1865) :

Constans :

Au nombre de ces chefs était l’Héduen Dumnorix, dont nous avons déjà parlé. Il était des premiers que César eût pensé à garder avec lui, car il savait son goût de l’aventure, sa soif de domination, sa hardiesse et l’autorité dont il jouissait parmi les Gaulois. De plus, Dumnorix avait dit dans une assemblée des Héduens que César lui offrait d’être roi de ce peuple, propos qui les inquiétait fort, sans qu’ils osassent députer à César pour dire qu’ils n’acceptaient pas son projet ou prier qu’il y renonçât. César avait connu le trait par ses hôtes. Dumnorix commença par user de toutes sortes de prières pour obtenir qu’on le laissât en Gaule : « Il n’avait pas l’habitude de naviguer et redoutait la mer ; il était retenu par des devoirs religieux. » Quand il vit qu’il se heurtait à un refus catégorique, n’ayant plus aucun espoir de succès, il se mit à intriguer auprès des chefs gaulois, leur faisant peur, les prenant chacun à part et les exhortant à rester sur le continent : « Ce n’était pas sans raison, disait-il, qu’on enlevait à la Gaule toute sa noblesse : le projet de César, qui n’osait pas la massacrer sous les yeux des Gaulois, était de la transporter en Bretagne pour l’y faire périr. » Aux autres, Dumnorix jurait et faisait jurer qu’ils exécuteraient d’un commun accord ce qu’ils croiraient utile aux intérêts de la Gaule. Bien des gens dénonçaient ces menées à César.

Nisard :

Parmi ces chefs était l’Héduen Dumnorix, dont nous avons déjà parlé. C’était celui-là surtout que César voulait avoir avec lui, connaissant son caractère avide de nouveautés, son ambition, son courage, son grand crédit parmi les Gaulois. Il faut ajouter à ces motifs que déjà Dumnorix avait dit dans une assemblée des Héduens que César lui offrait la royauté dans son pays. Ce propos leur avait fortement déplu ; et ils n’osaient adresser à César ni refus ni prières. II n’en fut instruit que par ses hôtes. Dumnorix eut d’abord recours à toutes sortes de supplications pour rester en Gaule, disant, tantôt qu’il craignait la mer à laquelle il n’était pas habitué, tantôt qu’il était retenu par des scrupules de religion. Lorsqu’il vit qu’on lui refusait obstinément sa demande, et que tout espoir de l’obtenir était perdu, il commença à intriguer auprès des chefs de la Gaule, à les prendre à part et à les presser de rester sur le continent ; il cherchait à leur inspirer des craintes ; ce n’était pas sans motif qu’on dégarnissait la Gaule de toute sa noblesse, le dessein de César était de faire périr, après leur passage en Bretagne, ceux qu’il n’osait égorger à la vue des Gaulois ; il leur donna sa foi et sollicita la leur pour faire de concert ce qu’ils croiraient utile à la Gaule. Plusieurs rapports instruisirent César de ces menées.

Texte latin (§ 7)

Qua re cognita Caesar, quod tantum ciuitati Aeduae dignitatis tribuebat, coercendum atque deterrendum quibuscumque rebus posset Dumnorigem statuebat ; quod longius eius amentiam progredi uidebat, prospiciendum, ne quid sibi ac rei publicae nocere posset. Itaque dies circiter XXV in eo loco commoratus, quod Corus uentus nauigationem impediebat, qui magnam partem omnis temporis in his locis flare consueuit, dabat operam ut in officio Dumnorigem contineret, nihilo tamen setius omnia eius consilia cognosceret : tandem idoneam nactus tempestatem milites equitesque conscendere in naues iubet. At omnium impeditis animis Dumnorix cum equitibus Aeduorum a castris insciente Caesare domum discedere coepit. Qua re nuntiata Caesar intermissa profectione atque omnibus rebus postpositis magnam partem equitatus ad eum insequendum mittit retrahique imperat ; si uim faciat neque pareat, interfici iubet, nihil hunc se absente pro sano facturum arbitratus, qui praesentis imperium neglexisset. Ille enim reuocatus resistere ac se manu defendere suorumque fidem implorare coepit, saepe clamitans liberum se liberaeque esse ciuitatis. Illi, ut erat imperatum, circumsistunt hominem atque interficiunt : at equites Aedui ad Caesarem omnes reuertuntur.

 

Traduction juxta-linéaire (§ 7)

Qua re cognita Caesar, quod tantum ciuitati Aeduae dignitatis tribuebat,
Cette situation connue, César, parce qu’il donnait tant de considération à la nation héduenne,

 

coercendum atque deterrendum [...] Dumnorigem statuebat
décida de réprimer et d’empêcher Dumnorix

 

quibuscumque rebus posset ;
par tous les moyens possibles ;

 

quod longius eius amentiam progredi uidebat,
parce qu’il voyait l’égarement de celui-ci s’avancer plus loin (litt.),

 

<statuebat> prospiciendum ne quid sibi ac rei publicae nocere posset.
il décida qu’il fallait veiller à ce qu’il ne pût pas nuire en quoi que ce soit à ses intérêts et à ceux de l’État.

 

Itaque dies circiter XXV in eo loco commoratus,
C’est pourquoi, retenu en ce lieu pendant environ vingt-cinq jours,

 

quod Corus uentus nauigationem impediebat,
parce que le vent Corus empêchait la navigation,

 

qui magnam partem omnis temporis in his locis flare consueuit,
vent qui souffle d’habitude (litt. : a l’habitude de souffler) pendant une grande partie du temps en ces lieux,

 

dabat operam ut in officio Dumnorigem contineret,
il s’appliquait à garder Dumnorix dans le devoir,

 

nihilo tamen setius omnia eius consilia cognosceret :
et pourtant, malgré tout, <s’appliquait à> connaître tous ses desseins ;

 

tandem idoneam nactus tempestatem
obtenant enfin un temps favorable,

 

milites equitesque conscendere in naues iubet
il ordonne aux soldats et aux cavaliers de s’embarquer.

 

At omnium impeditis animis
Comme tous les esprits étaient occupés (litt. : comme les esprits de tous étaient entravés),

 

Dumnorix [...] insciente Caesare
Dumnorix, à l’insu de César,

 

cum equitibus Aeduorum a castris [...] discedere coepit
quitta (litt. : se mit à quitter) le camp avec la cavalerie héduenne

 

domum.
<pour revenir> dans son pays.

 

Qua re nuntiata Caesar intermissa profectione atque omnibus rebus postpositis
Cette chose lui étant connue, César, suspendant le départ et ajournant toute affaire,

 

magnam partem equitatus ad eum insequendum mittit
envoie une grande partie de la cavalerie à sa poursuite

 

retrahique imperat ;
et ordonne de le ramener ;

 

si uim faciat neque pareat, interfici iubet,
s’il fait emploi de la force et s’il n’obéit pas, il ordonne qu’on le tue,

 

nihil hunc se absente pro sano facturum arbitratus,
pensant que celui-ci ne ferait rien de sensé en son absence,

 

qui praesentis imperium neglexisset.
lui qui avait négligé son ordre quand il était présent (litt : l’ordre de <lui, César> présent).

 

Ille enim reuocatus resistere ac se manu defendere suorumque fidem implorare coepit,
Dumnorix, rappelé, se mit à résister, à se défendre par la force et à implorer la fidélité des siens,

 

saepe clamitans liberum se liberaeque esse ciuitatis.
s’écriant souvent qu’il était libre et qu’il appartenait à une cité libre.

 

Illi, ut erat imperatum, circumsistunt hominem atque interficiunt ;
Ceux-ci, comme il avait été ordonné, entourent l’homme et le tuent ;

 

at equites Aedui ad Caesarem omnes reuertuntur.
les cavaliers héduens reviennent tous auprès de César.

Remarques sur la traduction

  • qua re cognita : qua est ici un relatif de liaison et équivaut à et ea. Cette expression est un ablatif absolu. Même construction un peu plus loin : qua re nuntiata.
  • coercendum atque deterrendum [...] Dumnorigem statuebat : le verbe statuebat introduit une proposition infinitive dont le sujet est Dumnorigem et le verbe à l’infinitif esse sous-entendu. Litt. : « il décida que Dumnorix devait être ». Les trois adjectifs verbaux, à valeur d’obligation, sont à l’accusatif, car ils se rapportent au sujet de la proposition infinitive.
  • <statuebat> prospiciendum ne [...] quid :
    • prospiciendum :  adjectif verbal à valeur d’obligation qui signifie « veiller à ce que ne ... pas ».
    • quand le sujet de la proposition infinitive est indéterminé, il ne s’exprime pas (ex. : oportet esse utilem). Litt. : « <il décida> qu’il fallait veiller à ce que [...] » [Sausy, § 397].
    • ne [...] quid : le sens indéterminé et hypothétique de quis et de qui explique qu’on les emploie surtout après si, nisi, ne et num [Sausy, § 125].
  • dabat operam ut [...] contineret : les verbes d’activité qui signifient « avoir soin de, veiller à, faire en sorte que » ont pour complément une subjonctive avec ut (négation ne) [Sausy, § 410].
  • série d’ablatifs absolus : omnium impeditis animis et insciente Caesare (qui signifie littéralement « César ne le sachant pas »), puis intermissa profectione atque omnibus rebus postpositis. On trouvera, quelques lignes plus loin, se absente (se renvoie à César, sujet de arbitratus).
  • ad eum insequendum : à l’accusatif, le gérondif s’emploie fréquemment avec la préposition ad et signifie « en vue de » [Sausy, § 378].
  • retrahi : infinitif présent passif de retraho. Il faut construire : Caesar imperat + proposition infinitive dont le sujet <eum> est sous-entendu.
  • interfici iubet : « il ordonne qu’il soit tué », d’où « qu’on le tue » (traduction du passif par le gallicisme « on »).
  • neque pareat : la traduction latine de la négation accompagnée de « et » est neque ou nec. Noter qu’on dit régulièrement : neque quisquam (au lieu de et nemo) et neque quidquam (au lieu de et nihil) [Sausy, § 212].
  • analyse de nihil hunc [...]  facturum arbitratus : pensant + proposition infinitive dont le sujet est hunc, le verbe facturum <esse> (infintif futur de facio) et le COD nihil. Sur la concordance des temps dans la proposition infinitive :
 

Proposition principale

Proposition infinitive

Traduction

Antériorité credo/credebam eum uenisse. Je crois qu’il est venu. / Je croyais qu’il était venu.
Simultanéité credo/credebam eum uenire. Je crois qu’il vient. / Je croyais qu’il venait.
Postériorité credo/credebam eum uenturum esse. Je crois qu’il viendra. / Je croyais qu’il viendrait.

 

  • qui [...] neglexisset : les relatives au subjonctif équivalent à des circonstancielles de but, conséquence, cause (c’est le cas dans notre passage), concession ou condition [Sausy, § 437].
  • analyse de clamitans liberum se liberaeque esse ciuitatis : deux propositions infinitives introduites par clamitans :
    • se liberum esse
    • se (en facteur commun) liberae ciuitatis esse : latinisme esse + gén. (appartenir à)
  • ut erat imperatum : les circonstancielles de cause, introduites par ut, ont surtout la valeur d’une parenthèse explicative et sont toujours à l’indicatif [Sausy, § 421].

 

Commentaire

Ce passage se situe au début du livre V dans lequel César relate les événements de l’année 54. C’est une mauvaise année pour César : les conditions politiques à Rome ne lui sont pas favorables ; il connaît des épreuves dans sa vie privée – mort de sa fille Julia, épouse de Pompée, ce qui a pour conséquence de détendre les liens entre les deux hommes – ; le temps lui-même lui est défavorable, puisqu’un vent contraire (dont il est fait allusion dans notre extrait, en VII, 3) retarde la grande expédition en Bretagne.

Quand le temps se dégage enfin, César préfère retarder son départ pour régler le cas de l’Héduen Dumnorix. Pourquoi ? Étudions le portrait de ce rebelle d’exception avant de montrer que le récit de cet épisode met particulièrement en valeur les qualités de l’imperator.

***

Ce passage se caractérise par une focalisation sur le personnage de Dumnorix, comme l’indique la formule Erat una cum ceteris Dumnorix. Il était apparu au tout début du De bello gallico (de quo ante ab nobis dictum est) où il était présenté comme un personnage influent, prônant une politique d’indépendance par rapport à Rome. Il est remarqué par César (in primis) en raison de ses qualités de meneur : il est audacieux, a le goût du pouvoir et a acquis prestige et autorité auprès de son peuple (VI, 1).

Mais l’adjectif cupidum est répété de manière significative : audace ou ambition dévorante ? Son ambition est confirmée par les propos qu’il tient devant les Héduens : d’après lui, César lui aurait offert la royauté. Ce portrait est donc celui d’un homme dangereux. Dumnorix est décidé à utiliser tous les moyens pour ne pas partir : il a recours à de fausses excuses d’abord (§3), puis noue des intrigues dans le but de provoquer une révolte (sollicitare), et profère des menaces qui auraient pour effet de créer la panique chez les Héduens (metu territare). Finalement, c’est la fuite qu’il choisira, et ce à l’insu de César, insciente Caesare.

Cette attitude sera présentée par César comme un témoignage de la folie du rebelle : longius eius amentiam progredi et nihil hunc [...] pro sano facturum. La seule attitude possible de la part d’un Gaulois était, en effet, l’obéissance. Or Dumnorix, dans sa folie, a revendiqué la liberté (clamitans liberum se liberaeque esse ciuitatis) et en est venu à la force (se manu defendere). C’est donc le portrait d’un rebelle ambitieux, qui s’est montré dangereux jusqu’à perdre la tête, qui nous est dressé ici. Face à lui, s’impose la figure de l’imperator.

*

Face au rebelle qui crie son désir d’indépendance et qui en vient aux armes, César, lui, agit en représentant de Rome et en maître du pays. Deux chefs s’opposent en effet : l’un qui œuvre dans les intérêts de Rome, ne quid rei publicae nocere posset, et l’autre, dans les intérêts de la Gaule, ex usu Galliae. C’est pourquoi César se voit obligé de rappeler au chef gaulois son devoir : dabat operam ut in officio Dumnorigem contineret.

Face à la folie du chef héduen, César s’impose par sa lucidité et par son omniscience : à deux reprises, il est sujet du verbe cognouerat ; le texte est jalonné d’expressions qui témoignent qu’il se tient systématiquement informé de tout, haec a conpluribus ad Caesarem deferebantur et nihilo tamen setius omnia eius consilia cognosceret ; et qu’il connaît les intrigues de Dumnorix : qua re cognita et qua re nuntiata. Si ce dernier est sur le devant de la scène, c’est en revanche César qui mène les opérations.

Face à la rébellion de Dumnorix, César est celui qui va rétablir l’ordre romain. Les manœuvres du chef gaulois sont systématiquement suivies par des prises de décision de la part de César : au chapitre VI, les intrigues de Dumnorix auprès des chefs gaulois sont aussitôt suivies par les décisions : statuebat et iubet. De la même façon, au chapitre suivant, après la fuite du rebelle, César donne l’ordre de le ramener : imperat et iubet. Il insiste sur l’importance de l’opération : il faut maîtriser le rebelle par tous les moyens (quibuscumque rebus posset). Notons la rapidité du dénouement et la concision dans le récit : ordre fut donné et aussitôt l’exécution sommaire du traître eut lieu. Le passage se termine par ad Caesarem omnes reuertuntur : c’est César qui a le dernier mot (dans tous les sens du terme).  Il s’agit de donner à cette exécution une valeur d’exemple pour tous les peuples de Gaule.

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Ainsi, par le portrait qu’il dresse du rebelle Dumnorix, César cherche à justifier la rigueur dont il a fait preuve en cette occasion : il a dû dompter la rébellion menée par un homme dangereux qui avait eu la folie de réclamer l’indépendance. Dans toute son œuvre d’ailleurs, César aura soin de relater les dangers qu’il dut affronter et les ennemis qu’il dut combattre car « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».

Si la mort du chef héduen provoqua, dans un premier temps, la terreur chez les autres chefs gaulois, ensuite leur volonté de résistance se fit plus farouche et cet épisode se révélera être la première manifestation de la révolte qui gagnera la Gaule entière.

Notes

  1. L’expression « franchir le Rubicon », qui vient de cet épisode de l’Histoire romaine, signifie donc se lancer dans une entreprise aux conséquences risquées.

  2. M. Rambaud, L’art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Paris, Les Belles Lettres, 1952.

Pour aller plus loin :

  • Yann Le Bohec, César, chef de guerre. César, stratège et tacticien, Paris, Éd. du Rocher, 2001.
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