La prise de Troie Une image, une histoire

De très nombreux vases antiques représentent des épisodes de la guerre de Troie. L’un d’entre eux « raconte » à sa manière la prise de la ville par les Grecs : il donne aussi à voir la plus ancienne image connue du fameux cheval de bois qui permit aux assiégeants d’entrer dans la cité de Priam.

Une histoire de ruse et de massacre

Alors que les Grecs (les Achéens chez Homère) assiègent Troie depuis près de dix ans, le rusé Ulysse a trouvé un moyen d’entrer dans la ville : il a fait construire un immense cheval de bois dans lequel il s’est caché avec un petit groupe de guerriers. Après que l’armée grecque a simulé une retraite, le cheval est abandonné devant les remparts comme offrande : sans soupçonner le piège, les Troyens l’introduisent dans leur cité, malgré les avertissements du prêtre Laocoon, et célèbrent une grande fête. Pendant la nuit, alors que les habitants, ivres pour la plupart, sont endormis, les Grecs sortent du cheval et ouvrent les portes de la ville, permettant au reste de l’armée d’entrer et de se livrer au pillage. Les hommes et les enfants mâles sont massacrés, les femmes et les filles sont emmenées en esclavage.

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• Sur le col du pithos : les Achéens sortent du cheval de bois, doté de fenêtres et monté sur roulettes. Les uns sont encore cachés à l’intérieur, les autres sont en train de s’armer pour attaquer les Troyens.

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On peut ainsi voir un guerrier, encore à l’intérieur du cheval, faire passer son épée à l’un de ses compagnons, qui vient de sauter sur le sol. Un autre brandit un casque qu’il tient par son cimier.

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Sur la panse du pithos : le sac de Troie se déroule sur trois registres. Le massacre des civils – exclusivement des femmes et des enfants – est divisé en scènes disposées comme des métopes sur la frise d’un temple. On y voit un, deux ou trois personnages.

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Sur la première frise, en haut de la panse : un guerrier achéen, tombé à genoux, yeux clos, ses armes à la main, est en train de mourir. Il s’agit sans doute du héros Échion qui s’est tué en sautant du cheval de bois. Les dieux considéraient que sa mort était indispensable pour permettre la prise de la ville.

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Les scènes disposées en métopes : déroulées comme les cases d’une bande dessinée, elles racontent les horreurs de la guerre et le massacre des innocents.

Un thème est constamment répété : des guerriers menacent ou tuent à grands coups d’épée des enfants que des femmes tentent de protéger. Les victimes représentent peut-être la nombreuse famille de Priam : cinquante fils et douze filles selon Homère (Iliade, VI, vers 244-248).

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• Une femme richement habillée soulève son voile pour découvrir son visage au guerrier qui lui fait face ; celui-ci l’attrape par la main et la menace de son épée. La scène représente très probablement le moment où Ménélas retrouve son épouse Hélène, qui vivait à la cour du roi Priam comme une princesse depuis son enlèvement par Pâris.

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• Un guerrier saisit une femme suppliante par le poignet et s’apprête à jeter le petit garçon qu’il tient par les chevilles : il s’agit peut-être d’Ulysse ou de Néoptolème, le fils d’Achille, qui vient d’arracher Astyanax, le fils d’Hector, à sa mère Andromaque.

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• Une femme seule, terrorisée, mains croisées sur la poitrine, assiste au massacre : peut-être Cassandre, la fille du roi Priam, qui a prophétisé la chute de Troie.

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• Une femme tente d’arrêter le guerrier qui a saisi son enfant ; elle tend la main droite dans le geste rituel de supplication qui consiste à toucher le menton de l’ennemi.

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Une femme tente d’arrêter le bras d’un guerrier qui s’apprête à dégainer son épée tandis qu’un enfant le supplie de l’épargner.

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Un procédé iconographique très original

Le dispositif en métopes fragmente la narration en plusieurs instantanés : il raconte ainsi une histoire qui focalise l’attention sur le drame individuel des femmes et sur la violence des guerriers, dans une esthétique proche de la poésie lyrique et tragique.

Les commentateurs voient dans ce pithos la preuve concrète de l’existence de poèmes épiques préhomériques dans lesquels le thème du massacre des enfants aurait été développé en détail. Par la suite, les poètes auraient concentré ces récits dans l’histoire exemplaire et tragique du petit Astyanax.

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Pseudo-Apollodore

ὡς δ' ἐνόμισαν κοιμᾶσθαι τοὺς πολεμίους, ἀνοίξαντες σὺν τοῖς ὅπλοις ἐξῄεσαν : καὶ πρῶτος μὲν Ἐχίων Πορθέως ἀφαλλόμενος ἀπέθανεν, οἱ δὲ λοιποὶ σειρᾷ ἐξάψαντες ἑαυτοὺς ἐπὶ τὰ τείχη παρεγένοντο καὶ τὰς πύλας ἀνοίξαντες ὑπεδέξαντο τοὺς ἀπὸ Τενέδου καταπλεύσαντας.

Quand ils estimèrent que leurs ennemis étaient endormis, ils [les Grecs] ouvrirent les portes du cheval et en sortirent avec leurs armes. Le premier, Échion, fils de Porthée, mourut en sautant du cheval ; les autres descendirent à l’aide d’une corde, puis ils gagnèrent les remparts, ouvrirent les portes et firent entrer leurs compagnons revenus en bateau de Ténédos.

Pseudo-Apollodore (IIe siècle après J.-C.), L’Épitomé, V, 20 (traduction A. C.)

Homère

Ménélas, roi de Sparte, évoque l’épisode du cheval de Troie.

ἀλλ᾽ οὔ πω τοιοῦτον ἐγὼν ἴδον ὀφθαλμοῖσιν,
οἷν Ὀδυσσῆος ταλασίφρονος ἔσκε φίλον κῆρ.
οἷον καὶ τόδ᾽ ἔρεξε καὶ ἔτλη καρτερὸς ἀνὴρ
ἵππῳ ἔνι ξεστῷ, ἵν᾽ ἐνήμεθα πάντες ἄριστοι
Ἀργείων Τρώεσσι φόνον καὶ κῆρα φέροντες.

Mais jamais de mes yeux encore je n’ai vu un homme ayant au cœur la vaillance d’Ulysse. Sachez ce qu’entreprit, ce que fit réussir l’énergie de cet homme ! Dans le cheval de bois, je nous revois assis, nous tous, les chefs d'Argos qui portions aux Troyens le meurtre et le trépas.

Homère (VIIIe siècle avant J.-C.), Odyssée, chant IV, vers 269 - 273 (traduction Victor Bérard)

Accueilli à la cour d’Alkinoos, roi des Phéaciens, Ulysse s’adresse à l’aède Démodocos.

ἀλλ᾽ ἄγε δὴ μετάβηθι καὶ ἵππου κόσμον ἄεισον
δουρατέου, τὸν Ἐπειὸς ἐποίησεν σὺν Ἀθήνῃ,
ὅν ποτ᾽ ἐς ἀκρόπολιν δόλον ἤγαγε δῖος Ὀδυσσεὺς
ἀνδρῶν ἐμπλήσας οἵ ῥ᾽ Ἴλιον ἐξαλάπαξαν.

Et dis-nous l’histoire du cheval de bois, que fit avec Épeios Athéna, et comment le divin Ulysse introduisit ce piège dans la ville, avec son chargement des pilleurs d’Ilion !

Homère, Odyssée, chant VIII, vers 492 - 495 (traduction Victor Bérard)

Priam supplie son fils Hector de renoncer au duel contre Achille. Ses paroles résonnent comme une prophétie qui annonce le massacre des innocents.

ἀλλ᾽ εἰσέρχεο τεῖχος ἐμὸν τέκος, ὄφρα σαώσῃς
Τρῶας καὶ Τρῳάς, μὴ δὲ μέγα κῦδος ὀρέξῃς
Πηλεΐδῃ, αὐτὸς δὲ φίλης αἰῶνος ἀμερθῇς.

Rentre dans les murs, mon enfant, pour sauver
les Troyens et les Troyennes, et n’offre pas un grand triomphe
au fils de Pélée ! Ne te prive pas de l’existence bien-aimée !

Et, en plus, prends pitié de moi, un malheureux qui réfléchit encore,
un damné que le Père, fils de Cronos, sur le seuil de la vieillesse,
va détruire d’un sort douloureux et qui de ses yeux aura vu tant de maux
des fils anéantis et des filles déportées,
des chambres ravagées et de tout petits enfants
jetés à terre dans le carnage affreux,
des belles-filles emportées par les mains maudites des Achéens,
et moi-même, en dernier, que devant les portes les chiens
mangeurs de chair crue vont traîner quand, d’un bronze aigu
qui frappe de loin ou de près, un homme ôtera l’ardeur de mes membres.

Homère, Iliade, chant XXII, vers 56-68 (traduction Pierre Judet de la Combe, Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019)

Andromaque se lamente sur le corps de son époux Hector, tué par Achille : elle a le pressentiment du sort tragique réservé à leur fils.

ἆνερ ἀπ᾽ αἰῶνος νέος ὤλεο, κὰδ δέ με χήρην
λείπεις ἐν μεγάροισι· πάϊς δ᾽ ἔτι νήπιος αὔτως
ὃν τέκομεν σύ τ᾽ ἐγώ τε δυσάμμοροι, οὐδέ μιν οἴω
ἥβην ἵξεσθαι· πρὶν γὰρ πόλις ἥδε κατ᾽ ἄκρης
πέρσεται·

Homme, jeune, tu es séparé de la vie, et tu me laisses
veuve dans le palais. Il est encore si petit l’enfant
que toi et moi avons mis au monde, les désastrés. Je ne pense pas
qu’il arrive à la jeunesse, car, avant, depuis ses hauteurs, cette ville
sera ravagée,
car tu n’existes plus, toi le veilleur
qui la sauvais et gardais les nobles épouses et les enfants tout petits.
Bientôt, elles partiront sur les bateaux creusés,
moi avec elles. Et toi, mon enfant, ou bien avec moi
tu t’en iras, pour travailler là-bas à des travaux indignes,
peinant devant un seigneur qui n’est pas de miel, ou bien un Achéen
te saisira pour te jeter en bas des remparts, mort lugubre,
par colère, car un jour Hector lui a tué un frère,
ou un père ou un fils, puisqu’ils sont foule les Achéens
qui, par les mains d’Hector, ont saisi de leurs dents la terre ineffable.

Iliade, chant XXIV, vers 725-738 (traduction Pierre Judet de la Combe, Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019)

Après Homère, diverses épopées, dont il ne nous reste que des fragments, racontent la chute de Troie : dans sa Petite Iliade, Leschès (fin du VIIIe siècle - début du VIIe siècle avant J.-C.) évoque la mort tragique du petit Astyanax.

Alors le brillant fils d’Achille au grand cœur
emmena l’épouse d’Hector vers les nefs creuses ;
mais son fils, il l’arracha au sein de sa nourrice aux belles boucles ;
il le prit par un pied et le lança du haut de la tour ; l’enfant tomba
et c’est la mort pourpre, le destin violent, qui se saisirent de lui.

Tzetzès, Scholie à Lycophron 1268 (traduction de Christine Hunzinger, Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019)

• Euripide

Troie est tombée. Le roi de Sparte Ménélas triomphe devant les Troyennes captives.

- ἥκω δὲ τὴν Λάκαιναν (οὐ γὰρ ἡδέως
ὄνομα δάμαρτος ἥ ποτ´ ἦν ἐμὴ λέγω)
ἄξων·

- Je viens chercher cette Lacédémonienne coupable, à qui je ne veux plus donner le nom d’épouse, pour l’emmener avec moi ; car elle est dans cette tente, enfermée avec les Troyennes captives. Ceux dont les fatigues guerrières l’ont reconquise me l’ont cédée, pour la faire mourir, ou, à ma volonté, pour la ramener dans la terre d’Argos ; mais j’ai résolu, au lieu de faire périr Hélène dans Troie, de la ramener en Grèce, sur nos vaisseaux, et là, de la livrer au supplice, pour venger ceux de nos amis qui sont morts devant Ilion. Allez, serviteurs fidèles, entrez dans cette tente, amenez Hélène en ces lieux ; traînez par les cheveux la perfide qui a tant fait verser de sang. Dès que les vents favorables s’élèveront, elle nous suivra dans la Grèce.

Euripide, Les Troyennes (415 avant J.-C.), vers 869-883 (traduction Nicolas Artaud, 1842)

• Virgile

Le prince troyen Énée, qui a fui Troie avec quelques survivants, raconte la prise de la ville à la reine de Carthage, Didon.

Instar montis equum divina Palladis arte
aedificant, sectaque intexunt abiete costas
.

Ils fabriquent un cheval haut comme une montagne, inspirés par la divine Pallas,
et ils lui tressent des flancs en planches de sapin découpées.

Ils font courir le bruit que c’est une offrande pour obtenir des dieux de rentrer chez eux. Mais en cachette ils y enferment des guerriers d’élite tirés au sort : le ventre de l’énorme animal est rempli de soldats armés. [...]
On crie en chœur qu’il faut transporter cette offrande à sa place et implorer la déesse toute-puissante. Nous faisons une brèche dans nos murailles, nous ouvrons les remparts de la ville : tous se mettent à l’ouvrage. On glisse des roues sous les pieds du cheval, on accroche des cordes de chanvre autour de son cou et on tire : la machine de mort franchit les remparts, pleine d’hommes armés. Tout autour d’elle, des enfants, garçons et filles, chantent des hymnes sacrés, s’amusent à toucher le câble qui la traîne. Le cheval s’avance, il glisse, menaçant, jusqu’au cœur de la ville. [...]
Pendant ce temps, le ciel tourne : la nuit surgit de l’océan, elle enveloppe la terre et la mer de son ombre sans fin, elle cache le piège des Myrmidons. Les Troyens se sont tus : ils se sont affalés le long des murs ; épuisés par la fête, ils se sont endormis. Mais déjà, profitant de la complicité de la lune, les Danaens arrivent de Ténédos : ils reviennent sur leurs vaisseaux. Dès que le bateau amiral a envoyé un signal lumineux, Sinon détache les planches de sapin et délivre les Danaens enfermés dans le cheval. Tout joyeux, ils sortent de son ventre de bois : les chefs de troupe Thessandre et Sthénélus, le redoutable Ulysse, Acamas et Thoas glissent le long d’une corde qu’ils ont lancée ; avec eux, il y a aussi, Néoptolème, descendant de Pélée, Machaon, qui passe en tête, Ménélas et Épéos, celui qui a fabriqué le piège. Ils envahissent la ville silencieuse, comme ensevelie dans le sommeil et le vin. Ils massacrent les hommes qui montaient la garde, ouvrent grandes les portes des remparts et font entrer tous leurs compagnons. »

Virgile, Énéide (19 avant J.-C.), livre II, vers 15-267 (traduction A. C.).

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Priam
Priam tué par Néoptolème, le fils d’Achille, amphore attique à figures noires provenant de Vulci (Étrurie) env. 520 av. J.-C. Musée du Louvre, Paris. © Wikimedia Commons.

 

 

La mort du vieux roi Priam, assassiné pendant la prise de Troie, est rapportée dans les épopées posthomériques. Dans le résumé de l’Ilioupersis (« la prise de Troie ») d’Arctinos de Milet (env. 650 av. J.-C.) par Proclos, on peut lire : « Néoptolème tue Priam réfugié sur l’autel de Zeus Herkéios » (l’autel du dieu honoré comme « protecteur de la maison » était placé dans la cour du palais royal). Mais on ignore comment la scène était traitée dans l’œuvre elle-même. Une scène de la Petite Iliade de Leschès est ainsi présentée : « Priam s’était réfugié vers l’autel de Zeus Herkéios, mais Néoptolème l’arracha à l’autel et l’égorgea près de sa maison. »

Aux VIe - Ve siècles avant J.-C., les peintres de céramique associent dans la mort le vieillard, Priam, et l’enfant, son petit-fils Astyanax. Comble de l’ironie tragique : le passé et le futur de la cité sont ainsi symboliquement détruits en un seul geste, tandis que la présence de l’autel évoque l’image d’un sacrifice.

Plusieurs peintres, comme celui de l’amphore du Louvre, surenchérissent dans l’horreur avec une mise en scène encore plus violente et pathétique, dont on ne trouve pas de trace dans la littérature : Néoptolème frappe Priam à mort avec le corps d’Astyanax, dont il se sert comme d’une massue.

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