III- Le Tartuffe ou L'Imposteur, Acte III   Molière

Acte III scène 2

C’est une scène importante bien que ce soit une scène de transition (car nous avons appris dans la scène précédente qu’Elmire a mandé Tartuffe pour lui parler de ce mariage avec Mariane, et nous savons aussi que Damis, sans écouter Dorine va se cacher pour assister à l’entretien.) Ici nous assistons simplement à l’arrivée de Tartuffe, qui est tout heureux d’être convoqué par Elmire. C’est une scène importante puisque c’est la mise en place de la dynamique même de la pièce (c’est cette entrevue qui montrera la vraie nature de Tartuffe), mais surtout parce qu’elle marque l’entrée en scène de Tartuffe, différée donc jusqu’à cet acte III. L’intérêt du spectateur est comblé : il a attendu pendant deux actes l’arrivée de ce personnage dont tous ne font que parler, et le voilà qui arrive, tel qu’on le lui avait présenté. Il y a là comme un redoublement du rapport Orgon/Tartuffe :  le spectateur a faim de Tartuffe comme Orgon l’avait attendu pour se trouver comblé. La satisfaction d’Orgon et son spectacle plaisant est une image de notre satisfaction à venir, sauf qu’Orgon a une fausse image de Tartuffe, alors que nous, nous voyons le vrai Tartuffe. Le spectateur comme Orgon se nourrissent d’une « comédie », sauf que l’un sait qu’on le trompe, mais l’autre, non.    

La scène 2 nous montre donc le Tartuffe qu’on attendait. Nous essaierons de montrer comment le comique (quasi farcesque) assure la dénonciation d’une hypocrisie par nature difficile à montrer, mais qui, une fois dénoncée, montrera l’échec de Tartuffe.

Deux mouvements dans cette scène : jusqu’au vers 870, l’échange vif entre Dorine et Tartuffe rappelle le conflit qui oppose la famille au personnage ; et ensuite, du vers 870 à la fin de la scène, c’est l’annonce de la venue d’Elmire.

Première partie

La didascalie (et le jeu de l‘acteur par conséquent) est très importante parce que d’emblée (mais ce sera la seule fois dans la scène) elle montre un personnage qui ne manifeste des signes de piété que lorsqu’il est vu (apercevant Mariane  « Laurent serrez ma haire… »). Cette didascalie justifie aussi en une fois et de façon magistrale le jugement qu’on s’est fait sur Tartuffe au cours des deux premiers actes :

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline

Ainsi ces mots ont-ils (outre le spectateur) deux destinataires (Laurent mais surtout Dorine) ce sont des mots de théâtre, à l’intérieur même de la scène, ils redoublent la situation théâtrale : Tartuffe fait comme s’il parlait à Laurent, alors qu’il ne parle que pour être entendu de Dorine.

(la haire est une chemise de crin, et la discipline est une corde servant de ceinture ou de fouet, et le verbe « serrer » veut dire « ranger »).

Ce sont des objets de mortification de la chair. Tartuffe apparaît donc déjà sous le signe de la chair, mais cet être, dont on avait dépeint précisément la sensualité (gros et gras, la bouche vermeille) cherche à apparaître comme l’inverse de ce que sa nature exige. Il prétend se mortifier, alors qu’il est soumis à la chair.

Tous les mots qu’il emploie sont destinés à être des signes de la piété (« Priez… que le Ciel vous illumine…). Quand il dit « Si l’on vient pour me voir » cette conditionnelle n’est là que pour lui permettre de dire ensuite qu’il va faire l’aumône aux prisonniers, aumône que lui-même a reçue d’Orgon : ainsi c’est avec les derniers des êtres (les prisonniers » qu’il n’hésite pas, lui qui vit aussi de mendicité, à partager l’aumône qu’on lui fait : double signe d’humilité, et paroles théâtrales, qui montrent qu’il joue ce rôle pour Dorine.

La réplique de Dorine, certainement en aparté, ne laisse aucun doute sur ce jeu qu’elle dénonce (« affectation et forfanterie ») : Tartuffe arbore son masque de façon presque insolente, comme s’il disait « regardez comme je porte bien le masque de l’hypocrisie ! », ce qui montre du reste sa stupidité : il est tellement content de lui qu’il veut en rajouter, presque pour qu’on l’applaudisse, ne voyant pas par là qu’il dénonce en même temps son jeu. C’est ce qu’il va faire en ne laissant pas parler Dorine :                                  

Ah ! mon Dieu, je vous prie
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir…
Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

Ainsi les deux premières répliques de Tartuffe sont-elles consacrées à la chair (mortifiée ou trop exposée aux regards). Ce qui est montré est donc la présence intempestive des corps. Molière veut signifier par là que Tartuffe est bien un être de chair pour tant parler du corps. Son comportement de dévot comme son activité critique sont liés à la thématique de la chair.

La critique de Molière est donc double :

- D’une part, elle concerne (cf. la réplique de Dorine) les dévots qui sont en réalité obsédés par la chair ; paradoxalement, ils y pensent plus que les autres !

- D’autre part, elle montre l’hypocrisie de Tartuffe qui, par deux fois, fait des mensonges : ce n’est pas vrai qu’il se mortifie, et il est faux qu’il soit offusqué par le sein nu de Dorine :

Par de pareils objets les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées

Phrase qui pourrait à juste titre figurer dans la bouche d’un vrai dévot, qui (cf. la première critique de Molière) veut précisément réprimer cette tentation de la chair, et qui montre la nature de l’ordre que veut faire régner Tartuffe, un ordre fait de refoulement et de culpabilité. Il y a là en fait une véritable attaque de la dévotion sous couvert de l’attaque de l’hypocrisie. D’ailleurs la réplique de Dorine ne s’adresse pas à Tartuffe en tant qu’il est hypocrite, mais en tant qu’il ne supporte pas de voir ce sein nu : c’est la preuve, dit Dorine que vous ne résistez pas à la tentation ! Ce rigorisme est la preuve de votre appétit. Autrement dit, Dorine s’en prend à tous ceux qui condamnent les plaisirs de la chair parce qu’ils y sont trop sensibles.

(On peut imaginer plusieurs jeux d’acteur à ce moment là, soit que l’acteur montre que Tartuffe joue mal la comédie du dévot, soit qu’il surjoue au contraire le dévot.)

Vous êtes donc bien tendre à la tentation
Et la chair sur vos sens fait grande impression !   

La réplique de Dorine montre bien les limites de cette dévotion, et en même temps met en évidence la réalité de l’appétit de Tartuffe. D’autant que Dorine oppose ensuite la réaction de Tartuffe à la sienne propre                  

Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,

(noter les deux mots à la rime qui renchérissent sur l’opposition, et le « moi » qui insiste sur leur différence) Et le vocabulaire religieux (tentation, convoiter chair) montre que Dorine l’attaque sur son propre terrain. Mais les deux vers qui suivent rétablissent le registre de la farce en concrétisant ce qu’elle vient de dire, et renforçant, par les hyperboles employées, sa différence avec Tartuffe, comme le dégoût qu’il lui inspire :

Et je vous verrais nu du haut jusques en bas
Que toute votre peau ne me tenterait pas !

Encore une fois voilà que le corps de Tartuffe apparaît, encore plus visible avec l’adjectif « nu » renforcé par « du haut jusques en bas », puis par l’indéfini « toute (« toute votre peau »). La farce vient de ce que cette absence de tentation est due au dégoût de Dorine, et non parce qu’un vrai dévot ne doit pas prêter attention à la chair.

Tartuffe ne supporte pas cette moquerie de Dorine, qui exhibe ainsi ce corps qu’il prétendait mortifier, comme quelque chose de gras et de répugnant. Cette présence charnelle de Tartuffe est justifiée par une entrée en scène si longtemps retardée : il faut le rendre en quelque sorte palpable .

Tartuffe bat en retraite (« mettez dans vos discours…etc. »). Il ne peut avec Dorine jouer au jeu du dévot, parce que Dorine refuse de le voir avec ce masque. C’est là aussi qu’il montre une certaine stupidité : pourquoi surjouer son rôle pour quelqu’un qui manifestement sait qu’il joue ?

Deuxième partie

La venue d’Elmire est annoncée, comme le départ de Dorine. Ici l’acteur doit changer du tout au tout. Tartuffe quitte soudain son masque, et redevient lui-même, ou out au moins essaie de redevenir lui-même. L’interjection qu’il prononce au nom d’Elmire (« Hélas ! ») est à mettre au compte de l’amoureux transi et le « Bien volontiers » est à prendre dans un sens paroxystique.

Dorine dans ce changement de ton voit la confirmation de ses suppositions (« Comme il se radoucit… Je suis toujours pour ce que j’ai dit », c’est-à-dire « il est bien amoureux d’Elmire »). Et cet aparté est fait pour que le spectateur se rende vraiment compte du changement intervenu. Le « Viendra-t-elle bientôt » traduit l’impatience de Tartuffe.

Conclusion

Magistrale entrée en scène de Tartuffe ; on voit un personnage qui arbore un masque, de façon ostensible et ridicule, et qui le fait tomber dès qu’on lui parle d’Elmire.

Il comble en tous points l’attente du spectateur : un hypocrite, un homme ridicule, un être sensuel : il signe par là l’échec de son jeu de la dévotion.

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