Les Fourberies de Scapin, scène dernière de l'acte III Molière

Situation

Cette scène est la dernière de la pièce, tous les personnages s’y trouvent. Dans la scène précédente, Carle annonce la mort imminente de Scapin, (« un marteau… lui a brisé l’os » : c’est un hommage à Cyrano de Bergerac, mort de cette façon, et à qui Molière doit la fameuse réplique « que diable allait-il faire dans cette galère ») et dit que Scapin, avant de mourir, veut parler à Géronte et à Argante.

Cette scène correspond à une attente : attente d’un nouveau tour de Scapin, qui avait dit « Laisse-moi faire, je trouverai moyen d’apaiser leur courroux » (III, 8)

Intérêt

C’est la dernière scène, donc il faut la justifier comme telle c’est-à-dire montrer comment elle poursuit le propos initial (les fourberies de Scapin, précisément) tout en y mettant un terme.

Or, ce que nous constatons ici, c’est que nous sommes devant une nouvelle « comédie » de Scapin et que la scène s’ouvre sur une autre scène dans laquelle Scapin et Géronte sont les acteurs, et le reste des personnages, des spectateurs. Tout cela assaisonné d’un comique de situation et d’un comique verbal qui amène en définitive au triomphe de Scapin (cf. l’usage à la fin de la pièce de le porter en triomphe).

Mouvement

La scène est bâtie sur un schéma ternaire : une demande (de pardon), une discussion avec une « coda » (une fausse fin suivie d’une reprise) et enfin un accord général comme doivent finir toutes les comédies.

Premier mouvement

L’entrée de Scapin est une véritable mise en scène qu’il faudrait souligner. La didascalie (deux hommes qui portent Scapin, la tête entourée de linges) invite à une entrée très remarquée qui déjà fait naître ce comique visuel du déguisement.

Scapin joue ici son dernier rôle : le personnage d’un mourant, qui va bientôt disparaître. Et de fait, son existence s’arrêtera, comme celle des autres personnages, à la fin de la scène : « Qu’on me porte au bout de la table en attendant que je meure », qui est en même temps qu’une plaisanterie de Scapin sur le personnage qu’il vient de jouer, un clin d’œil de Molière sur son personnage qui va disparaître au baisser de rideau.

Une tirade entrecoupée d’exclamations, censées reproduire la douleur, non sans mépriser le style oratoire de la supplique remplie d’humilité : « Avant que de rendre mon dernier soupir… je vous conjure de tout mon cœur… ». Il s’agit d’émouvoir pour obtenir le pardon.

Deuxième mouvement

Les deux interlocuteurs (les deux pères, « dindons de la farce ») ne réagissent pas de la même façon : Argante (qui n’avait pas été battu) pardonne. Quant à Géronte (faut-il voir un silence réprobateur quand il laisse parler Argante et Scapin sans intervenir ?), il en a gros … sur le dos.

Donc va s’instaurer un dialogue qui repose sur un double comique : un comique de situation et un comique verbal : un vieillard, battu, ne veut pas qu‘on le sache, par crainte du ridicule. Ici Molière a exploité au maximum le thème farcesque du vieillard battu : on a assisté une première fois à la scène (quand il recevait ces coups de bâton), puis on a entendu le récit de la scène de la bouche de Zerbinette, et enfin  on entend le rappel de la scène par Scapin, qui fait à chaque réplique  revient sur les fameux coups de bâton, et la scène débouche alors sur un comique verbal qui développe une situation dont le mécanisme est l’inversion des rôles : ce n’est pas Scapin qui demande grâce, mais c’est Géronte qui le supplie de se taire, et l’humilité et les remords - feints) de Scapin sont une torture supplémentaire infligée à Géronte qui, devant le chantage de Scapin, demandera grâce.

Dans ce sens, la scène est bien en continuité avec le reste de la pièce : se moquer des vieux barbons.

Notons que cette « comédie » de Scapin doit absolument se faire en présence de tous les autres personnages, qui conditionnent l’attitude de Géronte ; ainsi se justifie que dans une scène qui réunit tut le monde, seuls parlent (sauf les deux répliques d’Argante) deux personnages : ce qu’ils se disent est dit pour être entendu par les autres, et justifie d’ailleurs le principe même du théâtre où tout dialogue a toujours une double destination (l’une s’adresse à l’interlocuteur, et l’autre au public). Le comique du dialogue est simple : l’un cherche à parler des coups de bâton, et l’autre cherche à le faire taire, mais c’est le caractère répétitif du procédé qui crée le comique, et ces coups de bâton que Géronte voulait tenir secrets réapparaissent à cinq reprises dans le dialogue. Et une série d’implicites vient alors étoffer le sens premier du dialogue : en apparence Scapin dit « pardonnez-moi, mais en réalité... si vous ne me pardonnez pas, je vais tout dire ! », quant à Géronte, en apparence, il dit « je te pardonne », mais en réalité c’est pour que Scapin se taise et par e qu’il sait qu’il va par sa mort se taire définitivement. C’est ce qui explique du reste la réplique sur laquelle on reviendra « je te pardonne à la charge que tu mourras » et qui dévoile naïvement l’arrière-pensée de Géronte : je te pardonne parce que je sais que si tu meurs tu ne pourras pas parler.

C’est Scapin qui, bien que constamment interrompu, mène le jeu : ses répliques sont plus longues, et s’il reprend à cinq reprises l’allusion aux coups de bâton, (dont une fois en tête de phrase, en position de sujet, donc le plus visible !) il l’associe à chaque fois à des remords hyperboliques « le plus offensé par… témérité bien grande que… douleur inconcevable… ». Et précisément le comique repose sur la volonté qu’a Géronte d’empêcher Scapin de nommer le destinataire des coups de bâton, donc de dissocier le « je » du « vous » objet de son action. Géronte est de plus en plus irrité (cf. les répétitions « tais-toi… tais-toi, te dis-je…) jusqu’à la réplique « Ne parlons plus de rien, je te pardonne tout », qu’attendait Scapin. Ce que Géronte ne voit pas, c’est que, encore une fois, Scapin se joue de lui : cet excès de scrupules est en même temps une astuce pour être pardonné mais aussi un ultime coup de bâton, symbolique, cette fois, à Géronte. D’où la surprise, pour Géronte, d’entendre Scapin s’exclamer : « Ah ! monsieur, je me sens tout soulagé depuis cette parole ; » qu’il faut entendre dans les deux sens : celui qu’entend Géronte, « soulagé » des remords qu’il avait pour l’avoir frappé, celui qu’il comprend un peu tard « soulagé = je vais mieux ! je ne meurs pas ! » et la bêtise de Géronte donne un nouveau départ à la scène car ses deux répliques (« je te pardonne à charge que tu mourras » et « je me dédis de ma parole si tu en réchappes », qui disent une même incongruité sur des modes opposés (je te pardonne / je me dédis) montrent la naïveté mesquine du personnage et la réelle cause de son pardon. Donc on entend de nouveaux gémissements (comique de répétition mécanique : Scapin gémit et feint de mourir pour obtenir le pardon) et la scène se répèterait infiniment si Argante n’y mettait un terme.

Accord final

Argante effectivement propose un pardon « sans condition » (pour Géronte, le pardon dépendait de  la « condition » qu’il avait formulée : « si tu en réchappes »), et tout à nouveau rentre dans l’ordre, au milieu de la joie. Le « Allons » conclusif signale que tous vont se retrouver autour d’une table.

Conclusion

Cette scène est donc une scène de dénouement, puisque on pardonne tout à Scapin (à l’inverse des autres scènes) mais elle est aussi la dernière comédie que donne Scapin, qui trouve le moyen et la ruse non seulement de se faire pardonner mais de rosser de coups de bâton, cette fois purement verbaux, ce pauvre Géronte. Donc il se fait pardonner parce qu’il joue encore un tour : ce n’est pas qu’il renonce à ses ruses, mais c’est au contraire parce qu’il reste fidèle à lui-même. En ce sens cette scène s’inscrit bien dans le fil de l’œuvre : jusqu’au bout, Scapin aura été le metteur en scène de ses capacités de comédien.

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