La parole trouée dans Juste la fin du monde

Si l’écriture du dialogue procède chez Lagarce par expansion, par nappage de couches superposées, par recherche sans frein du propos juste, du « ça, exactement ça », il n’est peut-être pas tout à fait paradoxal d’y voir dans le même temps une dramaturgie de l’ellipse.

 

Une dramaturgie de l'ellipse

 

L’ellipse est d’abord un fait de langue.  En vertu du principe d’écriture mimétique du dialogue, elle semble prospérer naturellement, dans des tournures usuelles qui n’y perdent rien de leur intelligibilité et n’attirent pas l’attention. Sur ce terreau mimétique (Larthomas), fleurissent toutefois des singularités. Une tendance notamment à l’aphérèse (par analogie avec ce mécanisme linguistique qui consiste à supprimer les premiers éléments d’un mot : bus pour autobus, steack, Colas ou ricain) : « toujours été ainsi » (27,41, 58, 61), « toujours été comme ça » (12, 51), « pas toujours comme ça » (56), où il faut indifféremment rétablir « ça a, tu as, il ou elle a ». « Là que ça commence » (19) ; ou encore  « Vous me retrouvez toujours/ Jamais perdu bien longtemps / n’ai pas le souvenir » (60). Un mécanisme analogue de la langue parlée se trouve dans la phrase nominale : « Petit sourire. Juste "ces deux ou trois mots" ? » (40). Plus surprenantes, parce que moins banales, et accrochant par là davantage l’attention (et la diction !), des suppressions d’éléments de sens. Ainsi sur le modèle commun « Comment veux-tu ? Tu sais très bien » (9), qui semble servir de paradigme, et que reprend la tournure analogue  « Ne commence pas » (40), se développent des variations : « Moi ? Tu demandes ?/ J’ai trente quatre ans » (40), « Tu me parles comme ça, /jamais je ne t’ai entendue » (41), « Moi ? C’est de moi ? / Je suis désagréable ? » (64). On peut citer aussi l’ellipse syntaxique, sous forme d’asyndète : « Tu me touches : je te tue » (66).

Évidemment le procédé participe à la construction des personnages. La première observation  est qu’il contribue à établir la communauté familiale : tous en font usage, sauf la pièce rapportée, Catherine, et celui qui s’en est détaché, Louis, et la communication ne semble pas en souffrir. Dans une certaine mesure on parle la même langue, et on en partage les tics, en un idiolecte ; dans une certaine mesure (bien limitée !), on s’entend, on s’entend à demi-mot. Ainsi Louis peut-il répondre à l’ellipse de sa mère par une autre ellipse en bouclage, dans une relation de connivence : « Non. Juste le petit sourire » (40). A cette caractéristique peut se combiner un autre trait plus pertinent peut-être, mais qui s’appuie sur elle : il opère, lui, non sur la langue mais sur le lexique, sur le choix des mots. On entend ainsi des propos lourds d’implicite. Une formule comme celle de la Mère, « j’avais oublié toutes ces autres années » (11), échappe a priori au spectateur, mais ne suscite aucune question chez ses enfants : que sont ces autres années ? Celles où Louis a été absent, celles où il s’est avéré différent ? Et qu’entendre sous l’expression « depuis sa mort à lui » (21) lâchée par Suzanne, alors qu’elle n’a fait aucune référence au père dans le discours qui précède ? Même question quand elle prononce «  c’était l’histoire d’avant » (26). D’avant quoi ? est-on tenté de demander. Ou « en effet » à la fin de sa longue tirade : « ce que je veux dire, c’est que tout va bien et que tu aurais eu tort/en effet/ de t’inquiéter » (24). Et que penser de « ils deviendraient à leur tour enfin des tricheurs à part entière » (40) ? Les adverbes sont meurtriers.

L’économie langagière trouve cependant son apogée dans un procédé dont le texte use peu, et qui tire sa force de cette rareté : l’aposiopèse, qui n’est pas syllepse mais réticence. « Dommage que tu ne puisses le voir. / Et si à ton tour… , dit puis tait la Mère (18). Et la question se pose ici moins de savoir ce qu’elle n’ose pas formuler, – à coup sûr, de quelque façon qu’on l’interprète, son regret que son fils aîné ne soit pas père –, que pourquoi elle ne peut le formuler, mais aussi pourquoi l’aposiopèse ne reçoit pas de réponse, ni sur le mode de la connivence ni dans la demande d’éclaircissement. C’est peut-être pour cette raison que la réplique de Louis suscite la colère d’Antoine : « Mais merde, ce n’est pas de ça qu’elle parlait ! »

 

Dire ou ne pas dire.

 

L’ellipse dans la variété de ses formes est un signe linguistique de la difficulté à dire. Il en est d’autres, notamment l’extraordinaire fréquence d’emploi du verbe dire même dans le dialogue : on peut en compter au bas mots deux cents occurrences, sans compter une centaine d’emplois de verbes de locution, parler notamment ou raconter (au sens de dire, mais aussi répondre ou reprocher). Beaucoup portent sur le comment dire, sur le choix des mots : « on dit ça », « on dit comme ça ? », « comment est-ce qu’on dit ? ». Mais de façon plus frappante, plus d’un quart des emplois du verbe dire sont faits à la forme négative, et notamment avec le complément « rien ».

Ne rien dire devient un mode de défense (« je n’ai rien dit », au sens littéral ou, par ellipse encore, rien dit de mal, d’offensant : « Ça va là, je m’excuse, je n’ai rien dit, on dit que je n’ai rien dit ») ; mais c’est aussi la marque d’un reproche, ou au moins une incitation à parler, comme celle de Louis à Catherine : « Vous ne dites rien, on ne vous entend pas » (31) ; voire l’objet d’un consensus qui se dénonce lui-même comme constat d’échec : « Je ne dis rien si tu ne veux rien dire » (49). Mais il peut tout aussi bien faire l’objet d’une attente: « Ne me dites rien, je vous interromps, / il est bien préférable que vous ne me disiez rien et que vous lui disiez à lui ce que vous avez à lui dire »,  demande Catherine à Louis (31). Et la réponse de ce dernier donne un tour d’écrou à cette machine déceptive de l’échange, puisqu’il assure : « Je n’ai rien à dire ou ne pas dire » (32).

La communication est sans cesse remise en question : censurée, par Antoine, envers Suzanne, (« Suzanne, fous-nous la paix !), Catherine (« Laisse ça, tu l’ennuies », 13), la Mère (« Le dimanche… – Maman ! – Je n’ai rien dit. », 25) ; rompue, dans des sorties silencieuses et furibondes ; singée, dans les cartes postales « comment est-ce qu’on dit ? / elliptiques » de Louis à sa famille, réduites à des formules convenues et des messages sans importance. La parole est perçue comme piège : « Ne commence pas. – Quoi ? – Tu sais » (40), réplique Antoine à Louis, la seule fois que ce dernier s’essaie à une confidence ; l’expression « ta gueule » semble devenue un signe de connivence dans la fratrie, Suzanne et Louis en jouent et quand la jeune fille se l’entend adresser par Antoine, « elle rit, là, toute seule ». Le mutisme semble la norme : Suzanne s’affirme « proportionnellement plutôt silencieuse », assure donner de moins en moins souvent son avis (on n’est pas obligé de la croire). Antoine se présente comme un martyr et un militant du silence : « les gens qui ne disent jamais rien, on croit juste qu’ils veulent entendre, mais souvent, tu ne sais pas, je me taisais pour donner l’exemple » (54).

Mais ce sont d’intarissables taciturnes ! Ils n’ont pas la parole facile, mais abondante. C’est que si le silence est norme, la  parole est crise, comme en témoignent les interminables tirades que les trois membres de la famille adressent en tête-à-tête à Louis autant que leurs disputes lorsqu’ils sont ensemble. Elle est explosion. Explosion du silence pourrait-on dire, du silence où elle retombera inéluctablement, que ce soit dans la caresse furtive de la mère (62) ou dans la promesse ultime d’Antoine : « J’ai fini. / Je ne dirai plus rien. » (75). Peut-il en être autrement quand l’enjeu est énorme et contradictoire ? D’un côté une attente qui s’avère exorbitante : le besoin de parler au frère et d’entendre des réponses. Ce que souligne la Mère, mais ici encore sans surprise, une ellipse : « Ils voudront t’expliquer », dit-elle (36), et le lecteur attend comme d’habitude le complément dans la suite de la phrase, mais il ne viendra pas. De l’autre côté la certitude ou l’intuition que la réponse se bornera à deux ou trois mots, à un sourire, perçu comme « la trace du mépris, la pire des plaies » (37).

Et la conclusion du dialogue entre la Mère et Louis consacre l’échec : – « Petit sourire ? / Juste "ces deux ou trois mots" ? – Non. / Juste le petit sourire. J’écoutais. – C’est ce que je dis. » De la crise au sens dramaturgique, l’usage de la parole présente deux caractères : le sentiment destructeur d’une urgence, du peu de temps qui voue les explications à la maladresse et à la brutalité (et en ce sens l’unité de temps que la didascalie liminaire remet en cause semble bien nécessaire) ; mais aussi l’accumulation d’un passé qui l’explique et la voue à l’échec. Ce qu’expriment les souvenirs d’Antoine : Louis a fait jadis un usage précis et terrible de la parole en reprochant aux siens un manque d’amour (« je ne garde pas de trace que tu n’aies fini par dire qu’on ne t’aime pas », 69) et cette accusation a mis en lumière ce manque comme une défaillance de la parole même :  « nous ne savions pas te le dire… On ne se le disait pas facilement, rien jamais ici ne se dit facilement » (70). Dans cette logique, parler c’est aimer. La parole serait preuve d’amour : c’est dans cette douloureuse utopie que prend tout son sens la tension entre flux verbal et non dit. Mais aussi in fine la caresse silencieuse de la Mère, absolution en même temps que sanction du crime de mutisme.

 

L’ellipse comme figure dramaturgique

 

On ne peut parler de dramaturgie de l’ellipse que si cette dernière prend une place significative dans la construction du drame. Or, rappelons-le, l’enjeu de ce drame tel que le définit le prologue est bien de dire, – « annoncer/dire/seulement dire/ma mort prochaine et irrémédiable » –, et la fable est celle de cet échec. Ce non dit central, dramatique, trouve ses racines et ses ramifications dans le tissu profus et elliptique que l’on vient de décrire. L’échec de l’un (« sans avoir rien dit de ce qui me tenait à cœur », 61) est le pendant mais aussi la conséquence inéluctable de l’échec des autres (« on m’aimait déjà vivant comme on voudrait m’aimer mort/sans pouvoir ni savoir rien me dire. » 31). Mais de l’échec des autres, Louis semble avoir cristallisé les conditions, par sa réserve, par sa sécession, par ses reproches passés, par ses choix de vie. Ainsi le non dit dramatique (l’annonce de la mort) procède-t-il d’un non dit existentiel dont la présence se dessine dans tous les trous du dialogue : telle est la fonction de l’ellipse.

Si on prend par ailleurs le terme au sens strict, défini par Fontanier comme suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu’il ne reste ni obscurité ni incertitude,  la dramaturgie de l’ellipse est peut-être à lire aussi dans l’absence de didascalie. Non dit de l’auteur, ou plutôt non écrit, rendu parfaitement lisible par les propos des personnages, en didascalies internes. On ne verra là ni coquetterie de l’auteur ni tour de force, mais bien plutôt une projection poétique sur l’écriture du texte du fonctionnement de la parole : il est des choses qu’il n’est pas besoin de formuler, qui émergent spontanément de leur contexte et les non-dits didascaliques se superposent exactement à ces mouvements, regards et sorties, des personnages.

Bien plus, c'est la structure même de la pièce, dans ses silences d'écriture qui font un sas visible entre l'épique et le dramatique, entre les monologues rétrospectifs de Louis et les joutes familiales, qui évoquent la figure de l'ellipse. On peut se demander si ce n'est pas cette radicalité du dépouillement qui a heurté les premiers lecteurs de Juste la fin du monde, condamnant le dramaturge au silence pendant deux ans. Et constater qu'il l'abandonne pour une forme plus complexe, plus souple, plus ludique, et au fond plus conventionnelle, dans Le Pays lointain.

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