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Référence papier
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Christian Biet, « Pour une mise en scène de l’excès violent. Les théâtres de la catastrophe (XVIe-XVIIe siècle VS XXe-XXIe siècle) », Questions de communication, 12 | 2007, 19-40.
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Référence électronique
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Christian Biet, « Pour une mise en scène de l’excès violent. Les théâtres de la catastrophe (XVIe-XVIIe siècle VS XXe-XXIe siècle) », Questions de communication [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 06 avril 2012, consulté le 25 mars 2020.
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Voir aussi :
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Christian Biet, Théâtre cruel et récits sanglants français (fin XVIe-début du XVIIe siècles), "Préface", collection Bouquins, Laffont, 2006.
Crises rhétoriques, crises démocratiques, crises politiques : telle est la situation en 2007. Depuis 1945, nous sommes après la catastrophe, après Auschwitz. Nous sommes dans le doute de/sur l’humanité, parce que nous avons rencontré, parce que nous avons su, l’humaine inhumanité radicale. Nous n’avons pas rencontré n’importe quel désastre que l’on peut définir comme une catastrophe tragique subie par l’homme et venant d’ailleurs (du ciel, de la nature). Nous savons qu’elle - la Chute absolue, l’horreur engendrée, produite par l’homme contre l’homme - a eu lieu et nous avons quelque difficulté à la penser Cependant, nous devons faire retour, saisir ce qu’est ce mot, ce qu’il recouvre et ce qu’il masque, le définir largement ou précisément, ou exclusivement. Fusent alors des questions : y a-t-il une seule catastrophe ou plusieurs (Auschwitz, et aussi Hiroshima) ? Une catastrophe et des répliques (Auschwitz, et aussi la Bosnie, le Rwanda, le Darfour) ? Parle-t-on de catastrophe pour un type d’horreur, de désastre pour un autre type d’horreur, ou doit-on distinguer la catastrophe, ou les catastrophes, des massacres, ou des bains de sang massifs (massive bloodsheds, mass murders, « massacres de masse ») ?
Dès lors se posent d’autres questions : doit-on privilégier une seule catastrophe et ne donner qu’elle comme radicalement impensable et infigurable ? Doit-on accepter ou revendiquer cet hapax historique ? Est-on en droit de penser la catastrophe au sein d’une série, d’un type de manifestations ultra-violentes produites par l’inhumaine humanité ? Enfin, en quoi ce retour sur la/les catastrophe(s) à peine passée(s) nous donne-t-il à penser le monde d’après ? À partir de là, peut-on admettre, reconnaître et analyser le fait que ces débats sur la - ou les catastrophe(s) - ont été, et sont encore, différemment figurés par la poésie, la littérature et, pour ce qui nous concerne ici, le théâtre ? En effet, l’art fait retour, revient sur l’horreur, la figure, la commente et la problématise : on voit alors que les aspects de cette figuration, révélant différents points de vue formels et axiologiques, peuvent apporter quelque éclairage pour penser autrement les questions posées.
Ainsi est-ce à partir de figurations (textuelles et scéniques) que nous tenterons d’avancer dans le débat. Sans répondre directement à des questions très sensibles et, dans un premier temps, pour concourir à les éclairer autrement - par l’observation des productions théâtrales -, je voudrais - dans une perspective avant tout heuristique, sans considérer que l’analogie donne un accès direct à la vérité, mais sans en rejeter l’intérêt méthodologique - comparer deux périodes qui, l’une et l’autre, ont dû prendre en compte une catastrophe majeure, juste passée, difficilement pensable, et dû en parler malgré tout, de toute urgence, pour l’intégrer, ou non, dans le monde d’après. Ces deux périodes sont la nôtre, d’une part, qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, et celle qui, d’autre part, correspond à la fin des Guerres de religion, de la fin du XVIe siècle au début du XVIIe siècle. Deux périodes « d’après » ; d’après ce qui est donné, par la période suivante, comme une catastrophe absolue : Auschwitz au XXe siècle et les Guerres de religion au XVIe-XVIIe siècles1. Deux moments aussi qui tentent, par leur théâtre, de consigner la violence, de la figurer et, en la figurant, de la penser
Pourquoi ces deux périodes et pourquoi choisir le théâtre comme lieu d’observation ?
À bon droit, on peut convenir que l’Holocauste est, depuis 1945, la catastrophe à laquelle la pensée se réfère comme événement radical du monde contemporain, et si Auschwitz peut être nommé le pire absolu de ce que l’humanité peut produire d’inhumain, on peut aussi penser (donc analyser historiquement) cet événement comme le comble de l’histoire de la civilisation industrielle. Pour certains analystes des Holocaust studies, l’Holocauste apparaît non comme une rupture, mais comme un point limite, une limite ultime, le comble de l’industrialisation, de la réification de l’humain dans le cadre de l’évolution de l’humanité vers l’inhumanité technique moderne. Face à la réalisation et à la réalité radicale de ce comble, l’art, et partant le théâtre, pensent et figurent l’enchaînement industriel menant à la catastrophe, figurent et désignent plus qu’ils ne représentent les blessures de la catastrophe et tentent de figurer « l’après ». Un « après » qui revient sur l’horreur, ne peut s’en départir, comme pris dans le pire, comme englué dans un « ressassement éternel » (Blanchot) lui-même ancré sur le point limite du comble2. Le théâtre d’Edward Bond ou d’Howard Barker en Angleterre et, d’une autre manière, celui d’Heiner Müller en Allemagne sont ces figurations. Comme le montre Elisabeth Angel-Perez (2006), Edward Bond semble supposer que, dans le moment où l’inhumain atteint ce comble, dans celui où le langage dit sa défaite, il n’y a pas de place pour être un peu plus inhumain. Alors, au creux du creux, l’humanité et le bien pourraient apparaître enfin et se livrer aux regards du public. Howard Barker, qui refuse la figuration de toute parole possible, de toute conciliation ou consolation, n’envisage pas ce retour de l’humain : il en reste là, dans cette défaite absolue du langage devant les faits. Ce qui se dit alors ne fait que ressasser l’indicible. Quant à Heiner Müller, il choisit lui aussi les morts, mais pour faire en sorte que le monde, d’avant et de pendant, communique avec le monde d’après et que l’ensemble du processus réside dans cette contradiction politique qui a produit la catastrophe dans laquelle l’humanité s’abîme. Si bien que, dans ce pire, dans cette inhumanité morale (Howard Bond) ou politique (Heiner Müller) produite par l’humanité, lors de ce processus allégorique (en Angleterre) ou figurai (Allemagne), la poésie vient sur la scène comme une réplique textuelle de la violence, des blessures et du point limite dans lequel Auschwitz a laissés, sans sublimation possible. Ce faisant, le théâtre comme métaphore ou même comme allégorie de la catastrophe, ne fait pas qu’illustrer II nomme, il pense et, dans certains cas (Heiner Müller, et surtout Peter Weiss3) s’arrête poétiquement (à partir du texte) et figuralement (sur la scène et lors de l’événement théâtral) sur les contradictions, en prenant en charge le processus historique et politique, en tentant de le mener par la poésie et la performance au même point qu’Auschwitz, sans volonté ni espoir de dépassement ou de sublimation. Crise poétique, crise démocratique, crise politique, nous en sommes là.
Autre crise, celle de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe. On saisira peut-être, par ce qui suit, que d’autres avant nous (Walter Benjamin ou Hans Blumenberg4) aient mis en rapport les massacres de masse de la fin du XVIe siècle et leur impact sur le début du XVIIe, avec la réflexion contemporaine sur les violences radicales du XXe siècle. On comprendra que nous leur emboîtions le pas. À la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, la France sort d’un bain de sang massif, d’un massacre de masse, et enfin, d’une trentaine d’années de violences extrêmes intensives, répétées, ponctuées par de grands pics, comme celui d’août I 572 (la Saint-Barthélémy). Durant les Guerres de religion, l’un et l’autre camps se sont référés à la notion d’holocauste, prise au sens religieux et littéral du terme. À la différence du XXe siècle, la guerre civile et religieuse implique alors que les deux camps soient à la fois victimes et bourreaux. Si les protestants semblent plus enclins à pratiquer la référence biblique du point de vue de la victime, les catholiques, en particulier ligueurs, l’emploient plutôt dans le sens de la nécessité d’un holocauste des réformés. Cependant, les deux camps, réciproquement, se saignent à blanc et font subir à la population - militante, impliquée ou non - une horreur qui marque les esprits des « gens d’après ». Si bien que, durant la période de paix intérieure relative qui suit l’accession de Henri IV au pouvoir, la conscience d’une catastrophe juste passée s’impose à tous les esprits.
Une catastrophe, là aussi, à laquelle les contemporains se réfèrent comme événement radical du monde d’alors, un pire absolu de ce que l’humanité peut produire d’inhumain, une horreur qu’il faut peut-être oublier et/ou sur laquelle il est pourtant nécessaire de faire retour pour la penser Pour faire écho à l’analyse historique de l’Holocauste du XXe siècle, on dira, en considérant les années 1590-1620, que l’on peut aussi penser (donc analyser historiquement) cet événement historique à la fois comme la fin d’un monde, l’entrée dans la modernité, et comme le comble de l’histoire de la civilisation médiévale et renaissante. Ainsi les Guerres de religion pourraient-elles être non une rupture, mais un point limite, une limite ultime (mais qui fait passage), le comble de la pensée de l’« Un », de l’axiologie reposant sur l’unité mystique de l’Etat, de l’union du politique et du religieux. Un comble qui, là aussi, s’illustre par la violence absolue. Et si, contrairement à la Shoah, cet holocauste est symétriquement et réciproquement partagé dans son effectuation et se situe au sein d’un combat entre deux camps, il est saisi par la suite comme un tout ultra violent dont l’actualisation s’est mise en place lors d’un processus commun. En effet, c’est sur l’idée de l’« Un », à partir de la radicalisation de la notion « d’union mystique » de l’Etat, que les deux camps (avec toutes leurs diversités) fondent leur action jusqu’à ce que l’excès embrase l’ensemble de la communauté humaine et ouvre à l’inhumanité absolue. À quelques années de distance des massacres et lors de la sortie de crise, on ne peut que constater que la pensée de l’« Un », à la faveur des Guerres de religion, vole en éclats, dans le sang, que la notion d’union mystique de l’Etat a atteint son comble, et qu’il est temps d’entrer dans une autre ère, celle que l’on nomme maintenant « moderne », dans laquelle le politique et le religieux sont distincts.
Toutefois, on peut hésiter à nommer ce bain de sang massif de « désastre » ou de « catastrophe », selon les définitions données supra. Car si la conscience de l’horreur juste passée est claire pour tous, cette horreur est imputée par certains à une action divine (ce serait alors un désastre) ou, par d’autres, à un processus humain (il s’agirait d’une catastrophe). En effet, Dieu peut avoir décidé de hisser ses croyants au sacrifice ultime pour leur faire partager un grand holocauste purificateur (position souvent protestante). Il peut aussi avoir permis que des Saints aillent jusqu’au sacrifice suprême pour sa plus grande gloire (position catholique que recouperont les tragédies de martyrs du début du XVIIe siècle). Il peut enfin avoir puni le monde de ses fautes par un nouveau déluge, cette fois sous forme de massacres massifs. Mais, peu à peu, et l’on sait que le théâtre laïque du début du XVIIe siècle va dans ce sens, la responsabilité humaine et le processus inhumain de l’humanité deviennent centraux dans les analyses et se trouvent directement ou indirectement répercutés dans les fictions théâtrales.
Face à la réalisation et à la réalité radicale du comble de l’« Un », le théâtre va donc figurer l’enchaînement contradictoire menant à la catastrophe, la violence des actions par des effets frappants, mais, rarement, il tentera, à ce moment crucial qu’est l’aube de la modernité (Blumenberg), de figurer « l’après ». En effet, il s’agit de rester sur l’horreur et sur ses causes, de figurer le pire en cherchant à savoir pourquoi et comment il en a été ainsi, et ce que les acteurs et les témoins du pire ont alors fait. Outre les actions hyper-violentes représentées sur scène, la tragédie fait simultanément une grande place aux violences illustrées par des effets frappants, et une grande place au discours, au langage donné comme encore possible bien que parfois recouvert, subjugué par les actions. Et c’est dans cette lutte, parfois contradictoire, parfois complémentaire entre les actions scéniques et le travail poétique textuel que cette tragédie moderne se fonde, face à un public nouveau. Les unes et l’autre racontent alors le passage terrible de l’humain à l’inhumain, l’irruption de l’inhumanité dans l’homme, le cycle de l’humiliation et des vengeances, et envisagent toutes les causes en croisant les arguments, sans nécessairement arriver à une leçon finale nécessairement cohérente, mais à quelque chose qui ressemblerait à du doute. Tout repose sur la figuration du moment où l’inhumain atteint ce comble, celui où le langage dit la défaite de l’homme, celui où Dieu n’est plus présent. Ce faisant, le théâtre nomme, pense, s’arrête poétiquement et figuralement sur les contradictions humaines en prenant en charge le processus historique et politique, en tentant de le mener ; par la poésie et la performance, à la représentation de l’horreur juste passée, à travers le détour de l’Histoire, le plus souvent, sans parvenir à un règlement, ou si faible... Crise poétique, crise politique...
On poursuivra cette double analyse par quelques remarques d’ensemble qui pourront donner des pistes pour étudier le théâtre contemporain. À noter que ces deux périodes font d’abord état d’une constatation des événements juste passés et d’une hésitation sur la conduite à tenir : les horreurs qui ont eu lieu peuvent et ne peuvent pas être dites ; elles doivent et ne doivent pas être décrites ; elles supposent ou non qu’on trouve des responsables. Plusieurs positions apparaissent alors pour sortir de, ou pour figurer, cette contradiction, positions que, très schématiquement, on classera en cinq groupes.
La position politique impliquant, au nom d’une vérité contradictoire, des faits, la continuité du processus de violence
Cette première position, à caractère judiciaire et politique, affirme qu’il est capital de nommer les faits et de déterminer les responsabilités pour trouver les coupables et les punir Au nom de cette analyse, on sera donc amené à produire des incriminations donnant lieu à une justice. Les faits seront qualifiés, les coupables châtiés, et l’on établira une vérité sur la catastrophe. Evidemment, cette position ne sera pas nécessairement partagée par tous, car les incriminés pourront eux-mêmes établir une autre description ou analyse des faits, si bien que la vérité et la justice finale seront dédoublées, s’opposeront, et, à terme, donneront lieu à un nouveau conflit violent. Ainsi, devenue cyclique, la catastrophe pourra-t-elle trouver ses répliques, plus ou moins fortes, au nom de la justice et de la vérité non partagées.
Cette position militante, que l’on trouve aussi bien dans le théâtre (le plus souvent à travers un détour par les tragédies de martyrs, dans le théâtre de la Contre-Réforme au XVIIe siècle) que dans les récits (narrant la violence des ennemis sur les victimes), fonctionne comme une dénonciation des crimes sur le mode judiciaire, tente de fortifier, par le médium théâtral, les partis radicaux, et aboutit la plupart du temps à un appel à l’action à partir de l’indignation que le public est censé éprouver. Cependant, pour éviter la réplication de l’horreur sur le mode réel de la vengeance sanglante militante, la période qui suit directement les guerres, et qui correspond à ce que nous nommerons une « sortie de crise », expérimente plusieurs solutions pour échapper à l’instrumentalisation de l’horreur comme arme politique guerrière. On aura alors différentes positions tendant à la paix.
La position politique de reconstruction pacifiée par l’occultation des faits
S’il apparaît nécessaire de nommer les faits, de les décrire, de les analyser et de pointer les causes générales et particulières pour mieux les comprendre et les juger, il peut sembler, politiquement et socialement, tout aussi important de les oublier pour interrompre le processus violent et tenter de produire un présent pacifié, porteur d’un futur sans catastrophe. Un argument corollaire consiste à dire que l’on doit s’interroger sur la capacité, la nécessité et la légitimité des survivants à mesurer les causes des faits, les responsabilités de chacun et l’action de tous durant la catastrophe juste passée, à la fois parce que tous sont comptables ou responsables du passé proche, et parce qu’ils n’ont pas le recul historique nécessaire pour en juger. Dans ce cas de figure, on dira qu’il y a peut-être nécessité à décrire les faits passés, mais qu’il y a aussi une nécessité plus grande à vivre ensemble (et non à déterminer « un vivre ensemble », mot politique contemporain aux enjeux apparemment moraux et objectivement lénifiants), après l’horreur, donc à occulter les faits et les jugements dans l’intérêt de tous, à occulter la catastrophe au nom de la paix.
Pour aboutir à la paix, on peut alors faire intervenir la loi en interdisant l’expression de l’horreur à partir du moment où elle met en jeu des événements à peine passés. Ainsi, à la fin du XVIe siècle, le pouvoir royal organise-t-il l’amnésie. Henri IV interdit qu’on fasse directement mention des massacres de masse qui viennent d’endeuiller le passé proche. L’Edit de Nantes, rédigé en 1598 et enregistré par le Parlement de Paris en février 1599, s’il impose la coexistence pacifique des deux Eglises, proclame aussi l’abolition mémorielle des actes d’hostilité commis. La chose est d’importance puisqu’elle apparaît dès les deux premiers articles : « I. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucunes cours ou juridictions que ce soit » ; « II. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public ». Dans ce cas, il faut en principe que l’effort de pacification du royaume repose, d’abord, sur une loi qui oblige à l’occultation forcée de toute mémoire, a fortiori lorsqu’elle est réincarnée dans les prêches, les lectures, les représentations et les discours publics aux fins d’« exciter le peuple à la sédition » (article 17).Toute mention de la Saint-Barthélémy et des massacres qui viennent d’avoir lieu sera donc interdite. Les ordres du roi réagissent ici à un très grand nombre de publications catholiques et protestantes (voir supra) qui ont, jusqu’alors, émaillé et entretenu les combats5.
Cependant, malgré l’interdiction, la littérature et le théâtre ne renoncent pas à figurer les événements tragiques à peine passés et, lorsqu’ils vont dans le sens de la politique royale, ils ne sont ni interdits de publication, ni de représentation. La tragédie de Jacques de Fonteny, Géophon6, qui, en 1600, représente, sur scène, assassinat inclus, la dernière journée d’Henri III et ne prend que de transparentes précautions pour parler de la mort du roi (les noms des personnages historiques sont infiniment clairs bien qu’hellénisés), est un parfait exemple du fait que l’interdiction ne prend pas en compte ce qui ne s’oppose pas à, ou qui favorise, la politique royale. En cela, d’autres exemples viennent confirmer que les édits ou les décrets, destinés à ramener le calme par la loi, n’ont qu’une application limitée aux désordres politiques qu’ils peuvent produire. Et l’on sait bien aussi que les décrets sont promulgués pour endiguer les situations bien réelles et bien installées qu’ils combattent. C’est pourquoi l’interdiction de parler et d’écrire sur la Saint-Barthélémy ce devoir d’oubli proclamé par la loi ne résout rien, en tout cas à moyen ou long terme.
Néanmoins, pour prendre en compte l’obligation directe du devoir d’oubli, on traitera le passé au moyen d’un détour par l’histoire latine, grecque, lombarde ou ottomane, donc par un déplacement dans le temps et/ou dans l’espace. On notera que les auteurs, les comédiens et même les sujets des XVIe et XVIIe siècles, sont rompus à ce genre d’exercice qui passe par le traitement indirect des phénomènes contemporains (la dissimulation si l’on veut), non seulement pour échapper aux lois ou aux différents types de contraintes politiques et religieuses, ou de censure, mais parce que l’expression artistique et la figuration des conduites humaines présentes passent le plus souvent par la mise en place d’une distance temporelle et spatiale référente, elle-même chargée d’une histoire et capable d’entraîner un mouvement analogique propre à la comparaison et à la pensée critique. En outre, ce détour présente l’avantage d’être légitimant puisque sont convoqués des textes ayant souvent valeur d’autorité littéraire ou théâtrale.
Si, en principe, il est impossible de publier sur les Guerres de religion, d’en faire un objet d’histoire ou de fiction, la littérature, le théâtre et l’histoire elle-même peuvent passer par ces déplacements, ces emprunts référentiels qui, pour peu qu’on se donne la peine d’y réfléchir, transcrivent dans un autre temps, ou sur d’autres modes, l’intense cruauté dans laquelle le pays vient d’être plongé. On pourrait même affirmer que la littérature et le théâtre s’attachent à transcrire métaphoriquement l’analyse qu’ils font de la situation à peine passée, des violences infligées au corps social et à la France toute entière, à travers les récits et les intrigues tragiques canoniques prenant pour objet le corps souffrant des personnages. Sans refuser totalement l’occultation de l’actualité proche, ces récits et tragédies se calent généralement sur l’oubli nécessaire imposé par l’Edit, sur un renoncement partiel à la tragédie d’actualité, pour en détourner l’application par la référence antique (Scédase, tragédie d’Alexandre Hardy 1624) ou étrangère (Le More cruel, anonyme, vers 1613 ; La Tragédie mahométiste, anonyme, 1612)7. Et si, parfois, la tragédie d’actualité réapparaît, elle le fait d’une certaine manière au nom du pouvoir royal, si bien qu’elle n’enfreint pas vraiment l’Edit puisqu’elle concourt à la nouvelle harmonie décrétée par le Souverain. De même, juste après la mort d’Henri IV et juste après la mort des Concini, d’autres pièces d’actualité seront écrites et parfois représentées, mais elles iront là encore dans le sens du pouvoir Ce que, de fait, a interdit l’Edit - et qui est tout à fait logique du point de vue du pouvoir royal -, ce n’est pas la mémoire en général, mais l’usage séditieux et directement dommageable à la paix (royale) qu’on peut en faire. Parallèlement, ce qu’a permis le devoir d’oubli, est, pour les fictions narratives et dramatiques, un travail sur la technique du détour par d’autres références afin de réfléchir par la bande sur le bain de sang à peine passé.
Les monceaux de morts et l’horreur commentés sont donc là pour servir la pensée et ne sont pas oubliés. Au contraire, ils innervent l’histoire, la littérature et le théâtre, comme des motifs irrépressibles. S’ils apparaissent comme des repoussoirs face à la période de paix intérieure et de pouvoir personnel qui suit, bien cadenassée par Henri IV, le premier Bourbon, ils montrent aussi - ce qui n’est pas rien - que chaque pouvoir légitime est enraciné dans le sang versé.
La position politique de reconstruction pacifiée par la négociation, le pardon, la contrition et l’intérêt
Avec cette troisième posture, nommer les faits et déterminer les responsabilités reste essentiel (contraire à la position précédente), et le jugement, au nom d’une vérité déterminée par l’enquête et l’analyse, a bien lieu. Mais pour qu’il soit consensuel (contrairement à la première position) et accepté par toutes les parties, il est nécessaire qu’il ne se transcrive pas par une violence inacceptable pour l’incriminé, ni par un non-lieu sans reconnaissance ni punition inacceptables pour la victime. Tout est alors affaire de négociation sur la peine (qui devra « contenter » l’incriminé et la victime) qui, si elle est acceptée par les parties, pourra, en termes moraux et religieux, être nommée « pardon » pour les victimes (donc une affaire morale, d’abord individuelle, mais étendue au général par une régulation politique acceptée par la majorité des individus) et « contrition » pour les incriminés. À ceci près qu’en termes non moraux, ou non religieux, on pourra considérer qu’il y va du consentement et de l’intérêt des deux parties, puisqu’il y a bien négociation sur l’incrimination (la qualification des faits comme crimes plus ou moins punissables) et sur la peine (plus ou moins forte, ou même inexistante s’il y a reconnaissance des faits et de la culpabilité par les deux parties). Le pardon et la contrition ne sont alors que la reconnaissance de la culpabilité d’un seul par les deux parties dans l’intérêt de la paix à venir entre elles, la reconnaissance du passé et des fautes pour que le présent et le futur puissent advenir en dehors de la catastrophe. Dans ce cas de figure, on dira que les faits sont bien présentés comme véritables, qu’ils sont reconnus par tous comme acceptables et que les peines négociées permettent d’endosser le passé par les victimes et les bourreaux. Un avenir possible pacifié peut alors être envisagé une fois les faits décrits, les responsabilités établies, et l’ensemble des cas jugés et rétribués par des peines. À condition cependant que les parties ne reviennent pas sur les jugements, autrement dit qu’elles rejettent le passé dans le passé, interrompent le cycle des violences en le considérant comme jugé et rétribué, au nom du fait que tout le monde a trouvé, dans ce processus de pacification, son intérêt propre (la reconnaissance du passé et la paix future) et a pu, le cas échéant, pardonner ou être contrit.
Le dispositif des tragédies élisabéthaines est ici particulièrement intéressant, puisqu’il vise le plus souvent, et in extremis, à déterminer une sortie de crise et à réaffirmer une légitimité, une fois l’horreur terminée. La venue d’un souverain légitime dans deux pièces de Shakespeare (Fortimbras dans Hamlet, Lucius dans Titus Andronicus) interrompt en principe le cycle des vengeances et donne lieu à un espoir À ceci près que l’ensemble des violences représentées et que les débats formulés dans le cours de la pièce mettent, de fait, cette solution pacifique en doute, si bien que le retour négocié à la paix reste fragile. S’il peut sortir du théâtre « en repos » (Corneille, Discours, 1660), pris dans les contradictions que la dramaturgie a imposées, le spectateur sait aussi que le coup de force final n’a pas tout résolu, en particulier l’existence d’une inhumanité de l’homme. Il en est de même pour les tragédies françaises de la même époque, et l’on sait combien Corneille tirera parti de cette conclusion finale apaisante, mais négociée, dans Le Cid par exemple. Le spectateur ; ayant vu, entendu, jugé les actions, ne peut alors valider ; ni totalement ni exactement, le point de vue final. Il est nécessairement conduit à revenir en arrière dans sa mémoire ou dans sa lecture, sur les ambiguïtés qui ont constitué la dramaturgie. Il y a donc bien clôture, et même retour de la légitimité après les crimes, mais l’intrication des intérêts et du pardon laisse à penser que la négociation n’a pas tout résolu et que la sortie de crise proposée par la fable est, au mieux, fragile, au pire, conventionnelle.
La position philosophique de l’exceptionnel impensable
Quatrième posture : ces deux périodes s’interrogent aussi sur ce qui s’est passé, mais en tant que les faits demeurent difficilement dicibles, voire indicibles parce qu’excessivement désastreux, exceptionnels, catastrophiques, impensables. Dès lors, elles cherchent à penser l’impensable, le phénomène catastrophique lui-même par rapport à la question de l’universalité qui ne l’inclut pas dans son champ. Ainsi tentent-elles non pas de dire les faits, non de déterminer les responsabilités ou les culpabilités, mais de rendre compte d’une sorte d’hapax de l’histoire humaine. Elles isolent le phénomène catastrophique en le rendant exceptionnel ou unique.
Une triple question se pose. D’abord, s’impose le fait que la catastrophe ne peut avoir de rivale, qu’elle doit rester unique. Ce que l’Histoire peut contredire entraîne à trouver des arguments pour délégitimer les catastrophes précédentes ou suivantes (comme catastrophes justement). En supposant des incriminations particulières qui ne souffrent pas de rivalité, est consacrée l’exceptionnalité de la catastrophe principale (le crime contre l’humanité ou le génocide au XXe siècle, sans d’ailleurs parvenir tout à fait à faire en sorte, sur ces points, qu’Auschwitz soit unique). Ensuite émerge le fait que ce décret d’exceptionnalité ne permet rien d’autre que de dire l’exceptionnel au nom de la supposition de principe qui qualifierait l’espèce humaine comme une entité non sujette à la catastrophe, sinon par exception impensable. Enfin et surtout se dégage l’idée que l’exceptionnalité et l’unicité du fait inhumain ne soit pas représentable et reste indicible. Nous sommes là au centre d’un débat contemporain. Cependant, cette position, bien que notée par le théâtre, est difficilement soutenable par lui puisqu’il s’agit de représenter la catastrophe, de la dire malgré tout, malgré le fait qu’elle soit indicible. La solution que choisit le théâtre anglais contemporain - celui d’Edward Bond ou d’Howard Barker- est de se situer après la catastrophe et de montrer par des mots à quel point le langage ne peut plus fonctionner après la découverte de l’inhumanité de l’homme. Le théâtre s’engage alors dans une quête poétique actualisant l’aporie philosophique et finalement centrée sur l’expérience textuelle et spectaculaire du ressassement éternel. Comment pratiquer théâtralement et poétiquement la langue humaine lorsque, ceux qui sont humains sont morts et que les gens d’après, les vivants que nous sommes, sont nécessairement saisis par l’inhumanité ? À cela le théâtre répond, puisqu’il se pratique et s’écrit, et qu’il emprunte des formes, pour s’effectuer, ce qui l’amène à dépasser l’aporie, ou à en rendre compte, par le jeu, le travail scénique (les effets frappants ou striking effects au XVIIe siècle, les aggro-effects - aggresivity-effects - chez Edward Bond) et le texte. Tenter de faire percevoir l’inhumanité par l’action et le poème en se plaçant après la chute ou la catastrophe devient la fonction du théâtre. Mais pour ce faire, il est impossible de renoncer à représenter l’horreur, comme il est impossible de ne pas montrer qu’elle se réplique, même métaphoriquement, à partir de ce qui s’est passé. Autrement dit, il est, d’une part, impossible de ne pas figurer l’indicible, et, d’autre part, impossible de ne pas figurer le fait que l’impensable puisse être répliqué dans un après théâtral ou historique. D’ailleurs, l’histoire se charge de le prouver (Arménie en amont, Bosnie et Rwanda en aval).
De tout cela, le théâtre du XVIIe a conscience puisque, malgré l’interdit de représenter le passé proche et le devoir d’oubli, il ne cesse de représenter directement ou indirectement la catastrophe et ses répliques en utilisant une forme neuve, ou renouvelée, qui est celle de la tragédie sanglante. Ainsi pour le théâtre, l’hapax ne tient-il pas, ne peut-il tenir, comme ne peut tenir bon la nécessité de l’irreprésentable et de l’indicible, si bien qu’une dernière position se met en place.
La position esthétique et politique de l’exceptionnel dicible, pensable et contradictoire
Cinquième position : mettre en scène, écrire ce qui ne peut être dit autrement, parce que c’est indicible, ou parce que c’est interdit (par l’Edit de Nantes), là est donc la fonction de la littérature et plus particulièrement du théâtre. Figurer l’impensable, figurer l’irreprésentable pour les penser, là est alors la fonction de l’art. Cette position décrit, réécrit, analyse, revient sur les faits, établit les responsabilités de manière contradictoire en ne préjugeant pas d’une vérité, ni d’une culpabilité de principe d’aucune des parties. La constatation de l’exceptionnalité de la catastrophe, de son horreur particulière, ne mène pas non plus à l’élaboration d’un événement unique, au contraire, puisque l’ensemble des éléments pensés permet de constater qu’il y a eu ou qu’il y aura des répliques, dans la mesure où les contradictions et les vérités contradictoires sont toujours posées, existantes, pérennes, humaines. En conséquence, la question n’est pas nécessairement d’aboutir à une suspension du jugement au nom d’une impossible vérité, mais de parvenir à un croisement des vérités qui favorisera le jugement individuel de celui qui s’empare du cas, et qui sera contradictoire avec celui d’un autre individu s’étant saisi du même cas.
Or, si la présentation du cas inclut que les faits ont eu lieu et que la catastrophe a bien été réalisée - puisqu’il y a représentation -, l’analyse contradictoire ne tend pas vers un jugement sans ombre et met en doute la réalisation d’un présent et d’un futur pacifiés. Ce cas de figure, qui n’occulte pas les faits passés ni les analyses sur ceux-ci, mène donc nécessairement à un jugement inquiet, mis en doute, incertain et problématique. C’est ici la position de Peter Weiss, donc du « théâtre documentaire » tel qu’il est pratiqué outre-Rhin, puis, ailleurs, d’Heiner Müller, mais c’est surtout la position du théâtre tragique du premier XVIIe siècle, en France et dans le nord de l’Europe.
On le voit, les discours du « temps d’après » portent à la fois sur la possibilité, l’impossibilité et l’hésitation à nommer ce qui s’est passé tout en sachant qu’il faut bien le faire, qu’il est impossible de ne pas le faire, mais aussi sur l’hésitation à évaluer les responsabilités tout en sachant qu’en les déterminant, on précisera des culpabilités et l’on devra prononcer un jugement. D’un côté, il faut qualifier les faits, mais de l’autre, il est tout aussi important d’éviter que se poursuive l’enchaînement funeste quand bien même constate-t-on qu’il se prolonge. Un enchaînement qui consiste, en nommant les crimes et en évaluant les responsabilités, à condamner et punir, au risque de produire, en retour ; des réactions rendant pérenne l’enchaînement des violences. En somme, on s’interroge sur la manière de revenir sur la catastrophe : faut-il parler ? Faut-il se taire ? Doit-on souscrire à un devoir de mémoire ? Doit-on au contraire observer un devoir d’oubli ? Et, du point de vue qui nous intéresse ici, à savoir l’art, plus particulièrement l’art dramatique et le théâtre comme événement esthétique et social, faut-il revenir sur les événements juste passés, et si oui, comment ? En effet, comment faire du théâtre et de l’art après la Saint-Barthélémy ou après Auschwitz, Sebrenica, après le Rwanda ?
Le théâtre, une rhétorique de l’interrogation, du doute, de la perturbation ?
Une fois ce classement établi, ajoutons que ces deux périodes constatent les dangers et forfaitures de la rhétorique par l’observation a posteriori de son emballement comme art de persuader par la violence et l’excès, de la nécessité et de la légitimité de la violence et de l’excès, donc des massacres. Car cet emballement, fondé sur l’identification de la persuasion à une guerre, autrement dit sur l’utilisation polémique - au sens littéral - du discours, a bel et bien fonctionné, a contribué aux massacres et a permis que les actes s’enchaînent aux mots et que le discours polémique soutienne, voire programme, les actions guerrières. Car, ce que les survivants des grands bains de sang observent, c’est d’abord que la rhétorique de la guerre a fonctionné, qu’elle a su convaincre ses récepteurs d’agir et de parler en son sens, qu’elle a su en faire des émetteurs à même de répliquer une forme identique de discours et d’actualiser les actions proposées par les mots. Qu’elle a été efficace, que ses images, sa disposition et sa dynamique ont été « frappantes », au contraire de la persuasion des « politiques » du XVIe siècle qui, elle, cherchait à éviter l’affrontement religieux, au contraire de la persuasion des « démocrates » du XXe siècle, qui, elle, cherchait à éviter l’affrontement guerrier par la négociation. En un mot, les techniques de persuasion de Goebbels, d’Hitler, de Mussolini, ou des Guise, du curé Boucher et des protestants les plus radicaux, se sont révélées, par l’utilisation de l’excès, bien plus efficaces que celles de Chamberlain, de Blum ou de Michel de l’Hôpital. Les survivants des massacres en sont donc tout naturellement venus ou bien à délégitimer la rhétorique en soi parce qu’elle avait convaincu de la nécessité des horreurs, donc à la rejeter comme dangereuse, ou, à partir de cette constatation, à tenter de rediriger, ou de recycler la rhétorique polémique et « frappante » de l’excès, en la mettant au service d’un autre type de combat, puisque c’était seulement dans l’espace du combat que la rhétorique pouvait être réellement efficace.
Ce que le théâtre peut ainsi mettre en place c’est évidemment, on l’a vu, de se mettre au service d’une cause, autrement dit de tirer parti du discours polémique qui a fait ses preuves pour énoncer les faits et dénoncer les culpabilités passées avec toute la force qu’il puise dans une rhétorique de l’excès qui a préalablement servi à produire les crimes désastreux et à légitimer les responsables ou les coupables. D’une certaine manière, c’est là le fonctionnement du discours théâtral post-ligueur recyclé dans les tragédies sanglantes de martyre au XVIIe siècle, le discours stalinien de dénonciation du nazisme, ou encore un certain type de théâtre militant des années 1960-1980. Mais, très vite, on s’aperçoit que, lorsqu’il est un fait « esthético-social » s’adressant à un public hétérogène, l’art théâtral ne peut s’en tenir à un recyclage de la rhétorique polémique et que sa fonction, qui est d’interroger plus que de convaincre, lui interdit finalement d’être un simple rouage dans l’enchaînement des vengeances et des punitions.
Ces deux périodes témoignent donc, parfois, d’une tentative d’instituer une autre rhétorique possible, une rhétorique de l’inquiétude, de l’interrogation, du doute, de la perturbation. Un art de persuader capable d’interroger la persuasion et son impact, un art du dépassement nécessaire qui romprait avec la violence, ou qui l’utiliserait à d’autres fins que celle de la réplication ou de l’actualisation dans les faits : celle du jugement incertain, d’une part, et celle de l’interrogation des survivants par eux-mêmes, de l’autre. Si bien que les questions essentielles qui apparaissent alors ne tiennent plus seulement à la dénonciation des responsables par la représentation des faits. Au contraire, elles évoluent vers la difficulté d’identifier les coupables alors que les faits existent et sont représentés, alors même que les coupables semblent être identifiés, elle concourent à complexifier le discours en incluant l’ensemble des instances représentées dans l’ensemble de la catastrophe et en ajoutant, aussi, ceux qui regardent, les spectateurs. Les questions essentielles qui regardent formellement et axiologiquement le théâtre sont alors les suivantes : « Maintenant que vous savez, que vous avez vu les crimes, qu’avez-vous fait pour empêcher ces horreurs ? Qu’avez-vous fait contre ces violences pour enrayer la catastrophe ? Que faites-vous pour que la catastrophe ne puisse être répliquée ? ». L’inclusion du spectateur dans le spectacle permet alors de questionner (au sens de mettre à la question) ce spectateur, de le mettre en jeu à travers son regard et son passé, de manière à lui donner une sorte de responsabilité à blanc durant le spectacle, et à le faire réfléchir sur sa propre responsabilité dans le monde, durant la catastrophe et après.
La tension du témoin, l’impuissance du juge, la nécessité des contradictions
Dans les années 1600-1620, les participants à l’événement théâtral, à peine remis de la catastrophe des guerres de religion et des flots de sang qui ont marqué la période historique précédente, assistent donc, bruyants et saisis, aux catastrophes - répliques théâtrales de la catastrophe juste passée - que la scène leur montre. C’est en représentant avec tant de force ces images frappantes qui témoignent d’une extrême violence à peine passée, mise en distance dans le temps de la fiction et par le jeu des comédiens, que le théâtre a une chance réelle de rendre attentif un public nouveau, sans tradition précise, hétérogène. C’est par la fiction et la forme-sens de la tragédie que la catastrophe passée peut alors être dite. En cela, le théâtre s’adresse à un public encore en prise avec l’histoire proche - voire avec la contemporanéité -, infiniment sanglante qui vient d’avoir lieu - ou qui a lieu encore -, il reformule des événements indicibles, sous l’angle d’une représentation cruelle et, simultanément d’une figuration en distance toujours capable d’accepter des réactions immédiates et effectives de l’assistance.
Une pièce, prise dans le théâtre d’Alexandre Hardy, Scédase ou l’hospitalité violée8, concentre ces remarques. Que faire lorsqu’on est un spectateur, qu’on a vu, et qu’on est seul à avoir vu, deux jeunes aristocrates perpétrer deux viols et deux meurtres de jeunes filles sur l’échafaud d’une fiction tout à fait vraisemblable ? Que faire lorsqu’un personnage de père revient sur la scène, enquête sur la disparition de ses filles, demande de l’aide et conclut, dans l’incertitude des témoignages par « ouï-dire », ceux des voisins, à l’identité des coupables ? Que faire lorsque ce père engage un procès devant le roi et que celui-ci demande des témoins que la fiction ne peut fournir alors que les spectateurs, eux, ont été témoins des forfaits ? Que faire lorsque, par définition, personne ne se présente et que le père est débouté, désolé, lamentable ? Dialoguer ? Avec qui ? Avec la fiction ? Impossible ! Le spectateur ne pourra donc intervenir qu’avec les autres spectateurs-témoins, faute de mieux, en commentant sa propre frustration et sa propre impuissance, quitte à en déduire quelques pensées fortes pour lui-même, pour la justice et pour le monde. C’est le dispositif de cette tragédie, un dispositif maintes fois renouvelé dans les pièces de l’époque et, plus particulièrement, dans les tragédies de vengeance, qu’elles soient anglaises ou françaises. Dès lors, le spectateur, témoin impliqué mais impuissant à dialoguer avec les personnages de la fiction, frustré (mais saisi) d’avoir accepté les règles du théâtre pour sa propre souffrance, incapable de faire autre chose que silence par rapport à l’adresse que lui assigne la fiction, juste capable de juger dans son monde en dialoguant avec les autres impuissants, est véritablement un tiers ambigu. Il voit, est pris à témoin, mais ne peut agir autrement qu’en dialoguant dans son monde. Témoin muet et impuissant, il devient le juge de l’autre scène, celui qui n’a rien pu sur les horreurs, mais qui est encore là, lui, pour tout savoir et tout commenter.
En captant le public par des actions et des discours frappants (striking effects), puis en lui imposant de devenir « spectateurs », les praticiens du théâtre ont donc contribué, espèrent-ils, à s’afficher eux-mêmes au centre de la séance, en rendant muet cet autrui, en le maîtrisant, en le faisant souffrir de son impuissance à agir, bref en lui donnant le rôle dialogique de l’observateur et du témoin social dont on sait qu’il n’a rien fait, « qui n’y peut rien ». Inclus dans le spectacle et maîtrisé par lui, pris comme interlocuteur puis, grâce à la performance, soumis au discours et à la puissance de la fiction, défini comme récepteur passif, le spectateur n’en pourrait mais. À ceci près que ce dispositif ne s’arrête pas là et qu’il comporte, par l’effet même de la séance, une réaction prévue : celle du dialogue externe, hors-scène, dans le bâtiment, voire hors du bâtiment. Si le spectateur n’y peut rien, ça le regarde, et le public que ces spectateurs forment peut le dire, en parler, en juger, sur leur scène à eux, bien réelle. Cette assemblée peut ainsi contester son aliénation à la fiction et à la mutité puisqu’elle est, selon la coutume et les habitudes de réception, parfaitement à même de réagir dans son champ, tant le dialogue global de la séance fait aussi partie de l’événement théâtral. Si bien qu’il faudra se contenter de cette ambiguïté pour de longues années, voire de longs siècles, postuler l’inaction, la captation, la passivité des corps des spectateurs, leur mutisme, leur silence, alors que, dans les théâtres, ni la passivité, ni la captation absolue, ni le mutisme ne sont de règle, ou plutôt de coutume. Bien sûr on sévira, on retranchera le public trop bruyant et trop populaire à grands coups de police des spectacles, et l’on construira un dogme esthétique proto-dramatique commode, mais tout montre que sous l’Ancien Régime, la continuité du silence et de l’attention à la fiction est loin d’être parfaite. C’est donc un fait, et c’est aussi une chose qu’il faut considérer comme un état essentiel du théâtre, sans s’en indigner ; sans le regretter Car, en mettant le public dans l’état d’être en tension entre l’assistance muette et fascinée, et la participation bruyante à la séance, en station debout, le théâtre de l’Ancien Régime donne les clefs pour comprendre ce que sont les deux faces de cet art.
Ainsi, au début du XVIIe siècle, les questions que soulèvent, pratiquement sur la scène, la tragédie et la tragi-comédie de ce temps sont-elles, on l’a vu, massives, intenses, et s’appliquent-elles à saisir le spectateur II est alors capital de figurer l’extrême visibilité des questions posées à travers des actions fortes, extraordinaires, qui saisissent l’attention du spectateur tout en respectant l’exceptionnalité à la fois de la catastrophe qu’on vise à figurer et des situations dans lesquelles les personnages sont plongés. Et si, à tous les niveaux de la représentation, il y a nécessité de représenter par l’hyperbole, la conséquence qui en dérive est que la représentation frappante de ces crises doit être fondée sur l’excès. Mais cet art spécifique de la représentation est ce qu’il est, autrement dit un art de la mise en scène qui repose, à la faveur d’un événement excessif et grave, sur un système de contradictions dont l’intérêt se fonde sur la disposition contradictoire et dialoguée de positions elles-mêmes contradictoires et paradoxales, énoncées par des personnages au sein d’une linéarité complexe.
Cette linéarité parsemée de carrefours interprétatifs, d’énigmes, de doutes herméneutiques et de questions qui entretiennent l’attention du spectateur, est fondée sur le passage d’un ordre pacifique à un désordre violent et sanglant, puis, souvent (mais pas toujours), d’un désordre éclatant à un ordre pacifié (de la paix à la crise, de la crise à la catastrophe, et de la catastrophe au dénouement heureux), ou du désordre à deux ordres finaux opposés (celui de la terre et celui du ciel par exemple), ou enfin du désordre à la plainte et au deuil (qui supposera qu’on conserve encore le chœur). C’est en cela que le théâtre intéresse son public puisqu’il émeut, qu’il effraie par l’horreur, qu’il surprend et étonne (à la manière de la meraviglia italienne), qu’il interroge, qu’il fournit parfois des solutions positives capables d’engendrer un espoir (parfois paradoxal), ou qu’il laisse le spectateur dans le deuil (l’élégie) ou dans l’irrésolution. C’est à ce prix que ces spectateurs déterminent par leur jugement forgé au long de l’intrigue, leur pensée sur le passé proche catastrophique. Or, tout le but de la tragédie est de montrer que ce jugement ne va pas de soi, qu’il est difficile, donc intéressant, voire divertissant. Il est alors primordial que le spectateur hésite et s’arrête un moment, lorsqu’il doit se prononcer sur un cas hyperbolique et complexe, à la faveur d’une crise spécifique et violente que l’auteur prendra comme sujet et comme fable, et dont il suivra le cours.
C’est finalement parce qu’il y a excès extraordinaire et figuration hyperbolique du monde, qu’il y a matière à intérêt et nécessité de jugement, c’est parce que ces excès peuvent paraître uniques, invraisemblables, qu’ils sont amenés à offrir un exemple pour penser le pouvoir, la loi et les mœurs, puisqu’ils saisissent, qu’ils émeuvent et qu’ils choquent. Après avoir mis le souverain à la question et en question, après avoir représenté son sacrifice, la tragédie sait donc aussi impliquer l’humanité en impliquant les spectateurs. On assiste alors à une double réflexion, religieuse et politique, séculière, à partir de la figuration scénique des exactions humaines, à la manifestation d’une angoisse inquiète sur le monde qui, décidément, ne peut plus s’appuyer sur une série de valeurs dont l’actualité et l’histoire proche (les voyages terribles, les guerres de religion, les meurtres de toutes sortes) ont brouillées et rendues incertaines.
D’une certaine manière, ce que la tragédie du début du XVIIe siècle a compris par l’expérimentation simultanée des formes spectaculaires, des formes textuelles, et par la convocation du public, par sa mise en tension, c’est qu’il était nécessaire que le spectateur comparaisse devant tous, et que tous comparaissent devant lui. Cette comparution permet non de régler les conflits, non d’envisager nécessairement une sortie de crise pacifique, mais de poser, ensemble, la question de la catastrophe, dans le lieu du théâtre. On en déduira que le théâtre s’est alors offert la possibilité de créer, ou de recréer, une illusion non pas dramatique, mais participative, quitte à mettre le lieu même de sa production en danger Ainsi ce théâtre « de l’après » pourrait-il être défini un « événement-jeu », un lieu d’interaction esthétique et sociale qui explore le danger du jeu lui-même à travers la figuration de l’horreur : un « jeu de figuration » dont la fonction et le fonctionnement individuels et collectifs consistent à figurer du jeu dans une interaction constante, une comparution, organisée dans le cadre d’un événement présent. Dès lors ce jeu complexe peut-il être pensé comme un processus de comparution de tous devant tous à partir de la figuration de conduites exceptionnelles à la faveur de bouffées excessives de violence dans les actions, comme dans le discours. C’est ainsi que le théâtre a pu être un art profondément social et politique complexe, et non une didactique, ou son contraire, une donation esthétique en regard sur elle-même. « Evénement-jeu », « jeu de figuration » donc, mais aussi lieu d’une opération esthético-politique de comparution, là était peut-être la seule manière de figurer, malgré le devoir d’oubli, malgré une supposée singularité, malgré même le devoir de mémoire, la crise rhétorique et politique que la catastrophe avait mis à son comble. C’est, semble-t-il, ce que le théâtre du début du XVIIe siècle a confusément cherché et peut-être réussi à établir, grâce à sa jeunesse expérimentale : faire de l’événement théâtral, de la séance tout entière, un lieu pour se réunir et tenter de penser dans la pratique, l’horreur catastrophique.
Et c’est ce que le théâtre contemporain peine à faire. Car le théâtre, de nos jours, a du mal à dire quelque chose d’autre que ce qu’il est, et qu’il prend, au mieux, la posture du témoin indigné qui se dresse dans son lieu propre, sans qu’on l’entende réellement en dehors de celui-ci. Alors, le miroir du monde qu’il tend et que personne ne regarde vraiment, ne s’articule pas, ou peu, ou pour certains seulement, à la situation de ceux qui le reçoivent ou sont censés le recevoir Certes, le théâtre témoigne, mais s’arrête à s’interroger sur sa forme, sur sa fonction de témoignage et sur sa posture de témoin, dans une générale indifférence. Ou bien, il instruit son témoignage sur des figures et des images fortes qui restent des images, qui séduisent comme telles, mais qui témoignent finalement d’un fonctionnement à blanc. Comme si, à force d’être un témoin en distance, une opération de témoignage médiée par une esthétique ostensible, le théâtre contemporain ne parvenait qu’à offrir une image maniériste du monde de sang et de mort sur lequel il s’est donné la charge de témoigner ; et vis-à-vis duquel il était censé agir En ne faisant que performer les actions violentes, avec plus ou moins de virtuosité, en ne parvenant qu’à les exécuter sur un plateau fermé, enfin, en se concentrant sur sa forme de représentation (sur le comment) plus que sur son action et la nécessité d’un impact axiologique, le théâtre, seulement, s’exécute.
Conclusion
Nous avons tenté une réflexion transversale et historiquement fondée sur le fait que le théâtre, systématiquement, a peu à peu construit un art de la représentation dramatique fondé sur une illusion fantasmée, mais aussi, sans désemparer et simultanément, qu’il s’est toujours donné la faculté de produire un jeu figurai, la manifestation ostensible du temps collectif d’un certain nombre d’individus réunis (artistes et public), capables de fonder une coproduction temporelle à partir de faits violents, plus ou moins médiés, où le réel et la fiction, dans une porosité ostensible, s’opposent, se frôlent et s’interpénétrent. On en a déduit que le théâtre a toujours tenté de créer, ou recréer, une illusion non plus dramatique, mais participative, quitte à mettre le lieu même de sa production en danger ; quitte aussi à trouver les moyens d’en écarter le danger par des artifices, aussi bien esthétiques que disciplinaires.
Figuration-performance, événement de jeu, « événement-jeu », comme je l’ai proposé, la spécificité du théâtre serait d’être dans ce lieu d’interaction esthétique et sociale qui explore le danger du jeu lui-même à travers le principe de l’interaction constante, d’une comparution dans le cadre d’un événement présent. Et ce processus de comparution de tous devant tous, à partir de la figuration de conduites exceptionnelles et à travers des bouffées excessives de violence dans les actions comme à travers le discours, a fait que le théâtre est un art profondément social et politique complexe, et non une didactique, ou son contraire, une donation esthétique en regard sur elle-même. À l’aune du théâtre, la justice peut rencontrer « le juste » tel qu’il peut être contradictoirement ou paradoxalement pensé par la somme hétérogène des spectateurs et des praticiens. À l’aune de performances de toutes sortes, qu’elles soient dramatiques ou épiques, le théâtre a créé des événements de jeu, des espaces de sensation et de pensée qui ont donné la possibilité à ceux qui partagent la co-présence de cet événement, de produire un jugement, applicable ou non au monde dont ils viennent et dans lequel, après la séance, ils reviennent plus ou moins changés. C’est, selon moi, ce que le théâtre du début du XVIIe siècle tentait en revenant à sa manière, dans sa pratique, sur les massacres de masse que la fin du XVIe siècle lui avait légué. C’est ce que le théâtre contemporain doit aussi tenter de faire, avec ses propres armes, en revenant sur les massacres de masse du XXe siècle. C’est donc, semble-t-il, en considérant cet acte d’opération esthético-politique de comparution qu’il est possible d’avancer dans la mise en pratique de ces jugements multiples qui mettent à nu, dans le lieu théâtral, la mémoire et le jugement, la nécessité du lien social et celle de le perturber, ou de le questionner.