Utopia ou l’invention de l’île de « Nulle part »
Le philosophe anglais Thomas More (1478-1535) est aussi un homme d’État : ami du grand humaniste Érasme, il fut premier ministre d’Henri VIII ; cependant, fidèle au catholicisme romain, il est condamné à mort par Thomas Cromwell et décapité le 6 juillet 1535, au moment où son œuvre connaissait une grande renommée dans toute l’Europe.
Un temps attiré par la vie monastique - il a traduit en anglais La Cité de Dieu de saint Augustin - , More cultive l’érudition d’un parfait humaniste de la Renaissance. Ses idées « libérales » s’épanouissent dans la rédaction de sa fiction sociale et philosophique, écrite en latin : De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia (Du meilleur état de la chose publique et de la nouvelle île d’Utopia) est éditée à Louvain en 1516, puis à Londres en 1518.
Thomas More a donc créé le mot et le concept d’ « Utopie », croisant doublement l’héritage platonicien : le mythe de l’Atlantide, île fabuleuse que Platon situe dans l’Océan, au-delà des colonnes d’Hercule (Timée, 24 a) et celui de la cité idéale dans la République (voir "Platon et la cité idéale"). Son île imaginaire, dont il donne la carte proprement fantastique, s’appelle « Nulle part » (aucun lieu), un nom forgé à partir de la négation grecque οὐ (ou, non) et du substantif τόπος (topos, lieu).
Devenu nom commun, le mot « utopie » apparaîtra en français dès 1532 au sens de « pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux », de là on passera au sens courant (XIXe siècle) et souvent dépréciatif d’ « idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité » ; c’est ainsi qu’on parlera d’ « utopies à la française » pour parler de fraternité, paix universelle, égalité naturelle, droits de l’homme. En ce sens, utopie a pour synonyme « chimère, illusion, mirage, rêve, rêverie ».
C’est donc avec cette insula Utopia que More jette les fondements de sa réflexion politique : une « philosophie » pure, à l’opposé du pragmatisme de Machiavel. Son ouvrage se divise en deux parties : dans la première, il critique les systèmes concrets existants, à la manière d’un sociologue ; dans la seconde, il décrit sa cité idéale, à la manière d’un théoricien nourri de Platon.
La première partie imagine une discussion avec un voyageur philosophe érudit, Raphaël, ce qui permet à More une critique virulente contre les sociétés européennes de son temps, et tout particulièrement contre la société anglaise. Pour Raphaël, le malheur public vient non du pouvoir dans son essence, mais des abus de pouvoirs de tous ordres, issus de certaines formes de pouvoir (monarchique, religieux), qui ont le monopole de la richesse. Or « le riche s’efforce de rogner sur le salaire du pauvre » : c’est le propre de la richesse que d’être abusive. Il faut donc s’attaquer à la racine même du mal : la propriété privée. « L’unique moyen de distribuer les biens avec équité, avec justice, et de constituer le bonheur du genre humain, c’est l’abolition de la propriété ». On voit à quel avenir est appelé ce principe audacieux (de Rousseau au « socialisme » de Saint-Simon et de Fourier).
Il est donc abusif de châtier si sévèrement certain délits comme le vol, puisque c’est la misère, donc la richesse, qui les induit : à punir le voleur comme un assassin, on encourage le voleur à assassiner. Cette critique courageuse des lois extrêmement répressives de l’époque s’accompagne d’une condamnation de l’ignorance dans laquelle on maintient le peuple : « Si vous souffrez que les gens du peuple soient mal enseignés et corrompus dès l’enfance, et si vous les punissez, lorsqu’ils sont arrivés à l’âge d’homme, pour des crimes qu’ils ont, pour ainsi dire, sucés avec le lait, qu’est-ce sinon faire des voleurs et les châtier ensuite ? ».
La seconde partie, qui n’est pas moins subversive, imagine une description de l’île de Nulle part rapportée à l’auteur par un voyageur. En Utopie, tous les magistrats sans exception sont soumis au vote de leurs concitoyens, ce qui suppose une forme de gouvernement proprement « démocratique » (le principe du pouvoir revient au peuple) qui exclut la monarchie de droit divin : la « république » est gouvernée par le prince Utopus qui en est en même temps le fondateur et le législateur (les lois sont peu nombreuses et claires). Le travail est obligatoire pour tous, dans la limite de six heures par jour, pour permettre le loisir personnel et la culture de l’esprit (au moins dix heures). La plus noble des tâches est l’agriculture et nul n’en est exempté ; considérés comme éléments improductifs, les intellectuels ne sont tolérés qu’en nombre limité. L’argent n’existe pas : toute la vie économique est fondée sur l’échange de marchandises entreposées dans de grands magasins publics. Les métaux précieux sont méprisés et l’or ne sert qu ’à fabriquer les chaînes de ceux qui ont mérité l’esclavage. Les repas, très frugaux, sont pris en commun (tout ceci étant directement inspiré des principes communautaires développés par Platon).
La peine de mort est abolie, sauf en cas d’adultère ; cependant, les fiancés n’ont le droit de se marier qu’après avoir mis leur attirance physique à l’épreuve ! En cas d’incompatibilité d’humeur, le divorce est toujours possible. Bien entendu, la propriété individuelle est interdite, la guerre proscrite (il n’y a conscription générale que pour la défense de l’île) et l’instruction obligatoire. Enfin, à une époque où l’Europe est bientôt déchirée par les conflits religieux, toutes les religions sont admises en Utopie ; l’intolérance et le fanatisme sont punis par l’exil ou l’esclavage : « La religion ne doit être propagée que par la persuasion, non par l’insulte ou la violence. » On constate donc que More ne remet en question ni l’institution de l’esclavage, ni celui du catholicisme. De fait, il parvient à concilier les préceptes de la charité chrétienne avec un épicurisme modéré - une conduite et une morale dont Marivaux saura prendre exemple pour ses îles.
L’œuvre, dont toute l’Europe admira la hardiesse, eut aussitôt un grand succès et de très nombreux imitateurs qui écrivirent diverses fables allégoriques dans le cadre d’un lieu privilégié « hors du monde » pour mettre à nu les rapports sociaux. Si, par précaution, le propos s’abrite derrière la fiction d’un divertissement, il n’en reste pas moins qu’il pose avec le plus grand sérieux des principes moraux essentiels : ils alimenteront directement les débats au XVIIIe siècle. En montrant que penser la politique est toujours penser l’utopie, car elle est la pensée du possible et non du nécessaire, l’Utopie de More fonde toute la philosophie politique moderne.
Expériences utopiques après l'Utopia
• Rabelais, la tentation de l’utopie
L’auteur du Gargantua (1534) a construit son séjour utopique : l’abbaye de Thélème. C’est un milieu où les rapports sociaux sont facilités par une organisation intelligente, mais aussi par un cadre de vie agréable, qui respire l’harmonie. La vision de la société est beaucoup plus sombre dans Le Quart Livre (1552) : la structure de ce monde insulaire révèle la haine entre voisins, la peur et l’agressivité.
• Fénelon, la Bétique
Précepteur des enfants royaux à la cour de Louis XIV, Fénélon imagine un pays merveilleux et préservé, entre âge d’or et utopie, quelque part en Espagne non loin du détroit de Gibraltar. Une occasion de donner une leçon de vertu aux princes dans un roman didactique, Les Aventures de Télémaque (1699), inspiré par l’Odyssée.
« Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses : ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme. » (Les Aventures de Télémaque, livre VII)
• Montesquieu, les Troglodytes
Dans ses Lettres persanes (lettres XI à XIV, 1721), le célèbre philosophe imagine un peuple vivant une forme d’âge d’or, quelque part en Arabie : les Troglodytes organisés en société rurale fondée sur la collectivité patriarcale. Mais les progrès de la civilisation finissent par corrompre sa bonté naturelle, avec l’apparition de la richesse et de l’ambition. Une nouvelle génération saura restaurer la félicité originelle par le respect de lois vertueuses.
« La Nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ; les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu'on s'épargnait ordinairement, c'était de les partager. » (fin de la lettre XII)
• Marivaux, trois utopies au théâtre
Mises en scène sur des îles imaginaires comme trois « cours d’humanité » (L’Île des esclaves , II), ces comédies « sociales » sont destinées à apprendre :
- aux maîtres qu’ils ont le devoir de ménager leurs subordonnés : L’Île des esclaves (1725).
- aux humains qu’ils ont le devoir d’être raisonnables : L’Île de la Raison ou Les petits Hommes (1727).
- aux hommes qu’ils ont le devoir de considérer les femmes comme leurs égales : La Colonie (1729 et 1750).
• Voltaire, l’Eldorado
Dans son célèbre conte Candide (1758), Voltaire décrit un petit royaume en Amérique du sud, baptisé El Dorado (le Doré) par les Espagnols : replié sur lui-même, il a su développer une technologie moderne et urbaine particulièrement avancée ; une sorte d’Atlantide qui aurait su échapper à la destruction.
« Le royaume où nous sommes est l’ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde et qui furent enfin détruits par les Espagnols. Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du consentement de leur nation, qu’aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ; et c’est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. […] Comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu’au dernier. » (Candide, chapitre XVIII)