Aristote : « l’esclave est un objet de propriété animé »
Dans l’Antiquité, l’esclavage est un état de fait immémorial que ni la morale ni les institutions politiques ne remettent en question. Pour Platon, l’ordre social et la personne humaine s’ordonnent selon une même hiérarchie des valeurs où des éléments rationnels disciplinés dominent « naturellement » des éléments affectifs indisciplinés (voir "Platon et la cité idéale"). Les pires sociétés, comme les pires individus, sont celles où dominent les éléments les plus bas, caractéristiques de ceux qui sont esclaves. En conséquence, la meilleure condition que puissent connaître les esclaves est celle dans laquelle ils sont gouvernés. Bien entendu, si dans la littérature (comédies, satires) il est fréquent que les esclaves surpassent leurs maîtres en ingéniosité, ils ne le font jamais en moralité.
C’est Aristote (384-322 avant J.-C.) qui propose l’analyse la plus élaborée de l’esclavage dans sa Politique : les esclaves remplissent la fonction d’instruments animés pour entretenir la vie de tous les jours dans ses structures individuelles (la famille) comme collectives (la cité).« Certains croient qu'il existe une science, celle du pouvoir du maître, et qu'elle est la même pour le chef de famille, le maître, l'homme d'État et le roi [...]. Pour d'autres, la domination du maître est contre nature : c'est seulement en vertu de la loi que l'un est esclave et l'autre libre ; par nature il n'y a aucune différence ; aussi une telle autorité n'est-elle pas juste, car elle est violence » (livre I, 2-7, traduction Jean Aubonnet pour Les Belles Lettres, 1991). Pour Aristote, l'économie — au sens étymologique, l'ensemble des lois (nomoi) pour bien gérer la maison (oïkos) — nécessite des « instruments appropriés », « les uns animés, les autres inanimés ». Ainsi « un objet de propriété est un instrument utile à la vie, et la propriété, c'est un ensemble d'instruments ; l'esclave est un objet de propriété animé et tout serviteur est comme un instrument précédant les autres instruments » (ibid.). D'où la distinction de nature, fondamentale, entre maître et esclave : « tandis que le maître est simplement maître de l'esclave, mais ne lui appartient pas, l'esclave, lui, non seule-ment est esclave du maître, mais encore lui appartient entièrement. [...] Un être qui par nature ne s'appartient pas, mais est l'homme d'un autre, cet être-là est par nature esclave » (ibid.).
Reste à savoir si cette distinction est légitimement fondée et défendable : est-il « meilleur et juste » pour quelqu'un d'être esclave ? ou, au contraire, « tout esclavage est-il contre nature ? » La réponse du philosophe est catégorique : « Commander et obéir font partie des choses non seulement inévitables, mais encore utiles ; certains êtres, immédiatement dès leur naissance, se trouvent destinés les uns à obéir, les autres à commander. [...] Il est donc évident qu'il y a par nature des gens qui sont les uns libres, les autres esclaves, et que pour ceux-ci la condition servile est à la fois avantageuse et juste » (ibid.). De fait, l'esclave, « qui n'a part à la raison que dans la mesure où il peut la percevoir, mais non pas la posséder lui-même », doit trouver dans sa condition les mêmes avantages que les animaux domestiqués qui « ont une nature meilleure que les animaux sauvages : pour eux tous il vaut mieux être soumis à l'homme, car ils y trouvent leur sécurité » (ibid.).
Cependant, comme son maître Platon, Aristote prône l'harmonie d'une communauté semblable à celle qui régit l'âme (destinée à commander) et le corps (destiné à obéir). « Une mauvaise pratique de l'autorité est nuisible à tous les deux : la partie et le tout, comme le corps et l'âme, ont même intérêt ; or l'esclave est une partie du maître : c'est comme une partie vivante de son corps, mais séparée ; aussi y a-t-il une communauté d'intérêt et une amitié réciproque entre maître et esclave qui ont par nature mérité de l'être ; lorsque les rapports sont déterminés non cette façon, mais par la loi et la violence, c'est tout le contraire » (ibid.).
En conclusion, « être maître ne consiste pas simplement à acquérir ses esclaves, mais à savoir se servir des esclaves ». Une science qui n'a « rien de grand ni de majestueux » et dont les hommes bien nés peuvent s'épargner l'ennui en confiant la gestion de leur maison à un intendant, « tandis qu'eux-mêmes s'occupent de politique ou de philosophie. »
Sénèque : comment traiter ses esclaves ?
Sénèque (vers 2 avant J.-C. - 65 après J.-C.) est l’un des très rares intellectuels de l’Antiquité à s’élever contre la cruauté des maîtres envers leurs esclaves. Comme chez Marivaux, c’est au nom du devoir d’humanité et non pour remettre en question l’ordre établi que le philosophe stoïcien condamne l’orgueil des puissants. Dans cette lettre à Lucilius - les deux amis échangent régulièrement leurs réflexions en forme de leçon de morale pratique -, on trouvera tous les principes d’une éthique sociale et philosophique que se plairont à développer les intellectuels au XVIIIe siècle : la charité de l’homme généreux et sage, la stupide arrogance des « mauvais » maîtres, la vanité des conditions qui fait qu’un homme peut se retrouver esclave du jour au lendemain, le danger de la vengeance, l’égalité « naturelle » entre les hommes, l’organisation « domestique » de la maison (domus ) sur le mode d’une « république en miniature ». On notera l’allusion au « jour de fête » qui permet aux esclaves de connaître pour un temps la vie des maîtres (voir les Saturnales).
« J’ai appris avec plaisir que tu vis en toute « familiarité » [familiariter = « en famille »] avec tes esclaves, ce qui convient bien à ta sagesse prévoyante et à ta culture. « Ce sont des esclaves ! » - Non, des hommes. « Ce sont des esclaves ! » - Non, des gens qui partagent notre existence. « Ce sont des esclaves ! » - Non, des amis vivant dans l’humilité. « Ce sont des esclaves ! » - Non, des compagnons d’esclavage, si tu penses que la fortune exerce son pouvoir autant sur eux que sur nous. C’est pourquoi je ris de ceux qui trouvent déshonorant de dîner avec son esclave. Pourquoi ? Parce que c’est une habitude née d’un très grand orgueil qui a placé autour du maître en train de manger une foule d’esclaves obligés de rester debout.
Celui-ci mange plus qu’il n’en peut prendre ; son insatiable avidité charge son estomac qui se distend et qui finit par oublier sa fonction organique, de sorte qu’il a encore plus de peine à tout régurgiter qu’il n’en a eu à ingurgiter. Mais pendant ce temps, les malheureux esclaves n’ont pas le droit de remuer les lèvres, même pas pour parler. Le moindre bruit est puni du fouet ; tousser, éternuer, avoir le hoquet provoquent les coups. Toute la nuit, ils restent debout, sans manger, sans parler. Ainsi, c’est dans le dos du maître qu’ils parlent, puisqu’ils ne peuvent le faire en sa présence. Autrefois, les esclaves parlaient avec leur maître et ils étaient prêts à lui offrir leur vie pour sauver la sienne, en détournant sur eux un danger menaçant. Ils parlaient dans les repas, mais ils se taisaient dans les supplices. Puis notre arrogance s’afficha dans le proverbe : « Autant d’esclaves, autant d’ennemis. ». Ce n’est pas avoir en eux des ennemis, mais c’est faire d'eux des ennemis.
Et je tairai nos pratiques inhumaines et cruelles qui nous les font traiter non comme des hommes, mais comme des bêtes de somme. Quand nous sommes étendus pour manger, l’un nettoie les crachats, l’autre, à genoux, ramasse les vomissures des convives ivres, un troisième découpe des oiseaux rares et chers, […] un autre sert le vin, habillé en femme. […] Mais, par les dieux ! combien de ces esclaves seront à leur tour des maîtres ! J’ai vu, debout devant la porte de Calliste, l’homme qui avait été son maître, qui lui avait attaché au cou l’écriteau pour le vendre dans la dernière catégorie, la plus méprisable - je l’ai vu rester à la porte alors que Calliste recevait tous les autres. L’ancien esclave traitait son ancien maître comme il avait lui-même été traité. […]
Veux-tu bien méditer là-dessus : celui que tu appelles ton esclave n’est-il pas né de la même semence que toi ? ne jouit-il pas du même ciel ? ne respire-t-il pas, ne vit-il pas, ne meurt-il pas comme toi ? Tu peux le voir libre autant qu’il peut te voir esclave. Après le désastre de Varus, beaucoup d’officiers de très illustre naissance, qui auraient pu accéder à la dignité sénatoriale, furent renversés par la Fortune : l’un devint berger, l’autre pauvre gardien de cabane. Va donc mépriser un homme pour sa condition, dans laquelle tu peux tomber au moment même où tu le méprises. Je ne veux pas discuter davantage sur la façon de traiter les esclaves, envers qui nous sommes remplis d’orgueil, de cruauté et d’injurieuse arrogance. Voici l’essentiel de mon opinion : « Vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vive avec toi. » Chaque fois que te viendra à l’esprit l’étendue de ton pouvoir sur tes esclaves, pense à celui que ton maître pourrait avoir sur toi. « Mais, me diras-tu, je n’ai pas de maître. » Tu es encore dans la force de l’âge ; tu en auras peut-être un plus tard. Ignores-tu à quel âge devinrent esclaves Hécube, Crésus, la mère de Darius, Platon, Diogène ? Sois bon avec ton esclave ; partage avec lui, tes conversations, tes opinions et tes repas. […]
Avec quel soin nos ancêtres atténuaient le sentiment de jalousie que fait naître la situation des maîtres et celui d’injustice que ressentent les esclaves ! Ils appelaient le maître pater familias [« père de la famille »] et l’esclave familiaris [« membre de la famille »], comme on le voit encore au théâtre. Ils instituèrent un jour de fête où non seulement les esclaves mangeaient avec le maître, mais où ils recevaient tous les honneurs dans la maison et avaient le droit de rendre la justice, de sorte qu’ils considéraient la maison comme une respublica [« république »] en miniature. […] Ce qu’une vie de bassesse a laissé de servile aux esclaves, ils le perdront à partager la vie de gens de bien. […]
« C’est un esclave ! » - Mais peut-être libre dans son âme. « C’est un esclave ! » - Est-ce un tort ? Montre-moi qui ne l’est pas ? L’un est asservi au plaisir, l’autre à l’ambition, tous à la peur. […] Inspire le respect plutôt que la crainte.
On dira que j’appelle les esclaves à la révolte et que je veux renverser les maîtres de leur piédestal […], ce serait prétendre que le respect et l’amour, dont la divinité fait son nécessaire, ne sont pas assez pour les maîtres. L’amour ne va pas avec la crainte. »
Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre XLVII : « Les esclaves doivent être traités avec clémence » (traduction A. C.)