Une source retrouvée de la légende du roi Lear

Recherche et traduction : Françoise Gomez, © Présentation et traduction déposées.

Étienne de Bourbon : Tractatus de diversis materiis predicabilibus (vers 1250)

Au XIIIè siècle, Étienne de Bourbon, dominicain et inquisiteur, mort vers 1261, réunit dans un exceptionnel recueil trois mille récits destinés à servir d’exemples (exempla) pour la prédication. C’est le De diversis materiis praedicabilibus (Divers sujets pouvant servir à la prédication). La plus ancienne copie qui nous en est conservée fut léguée par Pierre de Limoges (mort en 1306) à la Bibliothèque de la Sorbonne. C’est là que Jacques Legoff, avec l’aide de l’École des chartes, en entreprit la transcription et l’édition complète (en latin), matériau des éditions scientifiques futures. On y trouve, première partie, section 7 du chapitre VI, consacré à la crainte que l’on doit avoir du purgatoire, dont l’ « invention» était alors en cours, la vie légendaire du Roi Leyr, qu’Etienne de Bourbon dit avoir puisée dans l’Historia Brittonum. Mais elle se trouve bien plus sûrement dans l’Historia regum Britanniae (Histoire des rois de Bretagne) rédigée entre 1135 et 1138 par l'écrivain gallois Geoffrey de Monmouth.

L’exemplum est défini par Le Goff comme « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire ». Il s’agit de s’adresser aux fidèles à travers une histoire qui leur parle et corresponde à leurs représentations. La présence de l’histoire de Leyr [Lear] dans le Tractatus d’Étienne de Bourbon atteste donc de l’ancienneté de la légende de ce roi, et de son possible usage à des fins d’édification morale, lorsque Shakespeare s’en saisit pour la transformer en une tragédie.

LE TEXTE LATIN

Unde legitur in Historia Britonum [sic] quod ante tempus incarnationis dominice fuit in Britannia majori quidam rex Leyr nomine qui habuit tres filias; et cum quereret a maiore si multum deligeret eum, dixit quod ita super omnia. Quam rex nobiliter maritavit et maximam partem regni sui dedit. Hoc idem dixit secunda, et ipse ut priori fecit. Tertia autem minor dixit ei : « Pater, quantum habes tantum vales et ego tantum te diligo. » Pater autem indignatus minus eam dilexit quam alias et minus de ea curavit, jurans quod nihil daret ei de terra sua. Quidam autem rex huius terre que modo Francia dicitur propter mores et pulcritudinem suam eam accepit in uxorem. Cum autem hostes in dictum Leyr irruerent, terram suam reliquit duabus filiabus prioribus et viris earum, qui promiserunt ei quod honorifice eum tractarent, voluntatem suam per omnia facientes. Cum autem se terra spoliasset, abjectus a prioribus, a tertia et viro suo honorifice receptus, per eorum adjutorium ad hereditatem suam rediit et, aliis exheredatis, eam juniori reliquit.

Prima filia est amor et fiducia quam habet homo in mundanis rebus; secunda est amor et spes quam habet in amicis carnalibus; tertia est amor quam habet in misericordie operibus.

Récit recueilli dans le Corpus Christianorum, Continuatio medievalis, CXXIV : Stephani de Borbone Tractatus de diversis materiis predicabilibus, éd. de Jacques Berlioz et Jean-Luc Eichenlaub, Turnhout, Brepols publishers, 2002, Tome 1, p. 166-167.

TRADUCTION FRANÇAISE

On lit dans l’Histoire de Bretagne qu’avant l’Incarnation de notre Seigneur il y eut en Grande-Bretagne un roi, nommé Leyr [Lear], qui avait trois filles. Comme il demandait à l’aînée si elle l’aimait beaucoup, elle lui dit qu’en effet, elle l’aimait par- dessus tout. Il la maria noblement, et lui donna une large part de son royaume. La cadette répondit de même, et le roi fit avec elle comme avec la première.

Mais la plus jeune lui dit : « Père, autant tu possèdes, autant tu vaux; et moi, à ce prix, je t’aime, seulement. » Indigné, le père lui montra moins d’affection qu’aux autres, et la traita avec moins d’égards, jurant que de sa terre il ne lui donnerait rien.

Un roi, celui du pays qu’on appelle France, la prit pour épouse pour sa conduite et sa beauté. Quand les ennemis du roi Leyr l’attaquèrent, celui-ci abandonna son royaume à ses deux filles aînées et à leurs maris, qui lui promirent de le traiter avec honneur et de faire en tous points sa volonté. Mais après s’être ainsi dépouillé, il fut rejeté par ses aînées; recueilli par la troisième et par son époux avec tous les égards, il rentra en possession de son royaume grâce à leur aide et, après avoir destitué ses autres filles de son héritage, il le laissa à la plus jeune.

La première fille est l’amour et la confiance que l’homme peut avoir dans les choses du monde ; la deuxième est l’amour et l’espérance qu’il trouve dans le commerce charnel de ses amis ; la troisième est l’amour qu’il trouve dans les œuvres de la miséricorde.

BREF COMMENTAIRE

Shakespeare traite donc dans Lear une matière légendaire dont la valeur allégorique est attestée dès le XIIIè siècle, et sa vulgarisation relative lui vaut de figurer dans un recueil pratique conçu au service de la prédication. Giorgio Strehler a immédiatement perçu cette dimension :

« La tragédie a été située par Shakespeare au seuil du temps, non et pas hors du temps mais dans une aire historique. On obtient ainsi une abstraction des situations, sans pour autant perdre une présence historique possible : l’histoire des hommes en un temps donné. Mais ce temps est très reculé. »1

Les sources proprement historiques, les fameuses Chroniques de Holinshed, se doublent donc d’une tradition morale et symbolique dont l’édition complète des Tragédies dirigée par Jean-Michel Déprats mentionne la présence dans le champ du droit comme du poème épique : « Shakespeare connaissait aussi les versions données dans le Miroir des magistrats (A Mirror for magistrates, 1559) et dans La Reine des fées de Spenser (The Faerie Queene, 1590-1596). »2

On ne peut que remarquer la parenté étymologique entre la vertu de misericordia qu’Étienne de Bourbon place au cœur de son exemplum, et le nom de celle que

Shakespeare retiendra pour la troisième fille destinée à l’incarner : Cordélia. Le cœur (racine cord-) est au cœur de cette analogie : la vérité du cœur, le véritable amour, emprunte dans le récit d’Étienne de Bourbon un langage concis et sans détour qui tout ensemble démystifie et permet l’ambiguïté. « Quantum habes tantum vales » : « autant tu possèdes, autant tu vaux », ou encore : « tu vaux autant que tu possèdes », démonte d’une formule implacable l’illusion produite par la rhétorique intéressée des aînées qui viennent de s’exprimer... à moins que Lear ne sache y entendre ce qu’il possède en vérité : l’amour de sa fille cadette, qui est le refuge réel de sa valeur.

Le rebondissement de la phrase sur l’adverbe de quantité tantum n’est pas moins remarquable par sa condensation. D’une part, en reprenant la construction en équation tantum... quantum... la cadette semble entrer dans le système quantificateur des aînées et du père : « je t’aime autant [autant que tu possèdes et que tu vaux] » ; mais le détachement du pronom tonique de première personne, et ego... : « et moi », isole ce second tantum et lui donne son deuxième sens possible : « seulement ». « Et ego tantum te diligo » : « et moi, seulement, simplement, je t’aime. » Ainsi les mêmes termes peuvent-ils exprimer à la fois une provocation critique, fondée sur la vérité que le roi se cache à lui-même, et la solitude de l’aveu simple et sincère. Shakespeare ne cherchera pas à rendre plus explicite ni plus bavarde la parole de Cordelia : au contraire il en creusera encore le mystère et la rareté, face aux tombereaux rhétoriques déversés par les deux aînées, laissant l’action en révéler le sens véritable, étape par étape : « in misericordie operibus », dans les œuvres elles-mêmes de la miséricorde.

Mais la tragédie va jaillir, comme dans Hamlet, de la disjonction temporelle (« Time is out of joint ») et de la désarticulation de l’enchaînement chronologique qui permettait, dans l’anecdote, la fin réparatrice et la rétribution de la lucidité retrouvée...

Recherche et traduction : Françoise Gomez, © Présentation et traduction déposées.

Notes :

  1. Giorgio Strehler, Un Théâtre pour la vie, Feltrinelli 1974, Paris, Fayard, 1980, p. 278.
  2. Shakespeare, Tragédies, Paris, Gallimard, 2002, coll. Pléiade, éd. dirigée par Jean-Michel Déprats, tome II. Notice par Robert Ellrodt. P. 1354 : « Lear et l’histoire ».
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