Confrontation : littératures et cultures antiques/littératures et cultures française et étrangère.
"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires."
"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."
Programmes LCA et LLCA, Préambule.
Cette scène peut servir à déterminer les enjeux d’une exposition, à caractériser la nature du comique, et à éclairer la différence entre le langage de la tragédie et celui de la comédie.
Le plan d’un commentaire composé s’impose d’emblée : c’est une scène d’exposition (première partie) dont le comique de répétition, parfois un peu lourd (seconde partie) est allégé par un rythme grâce auquel elle devient semblable à une scène chantée dans un opéra.
1. Une scène d’exposition
Cette exposition est faite sur un mode très traditionnel : le protagoniste s’entretient avec son serviteur (c’est l’exposition type de la tragédie) pour apprendre en principe de lui ce qu’il ne sait pas encore.
Rappelons qu’une scène d’exposition doit remplir deux buts : informer le spectateur sur la situation et créer une dynamique qui ouvre sur la suite.
A. Le plan
C’est une scène à structure ternaire comme le montre le volume des répliques :
- d’abord, une série de questions-réponses, inégales puisque Silvestre ne répond que par monosyllabes,
- puis une seconde partie plus équilibrée avec un dialogue plus étoffé,
- enfin une dernière partie où on retrouve un rythme plus rapide et où entend surtout les plaintes d’Octave, désespéré par la situation.
B. Les personnages
Ils n’ont rien d’original, puisqu’ils reprennent les personnages issus de la comédie latine : le valet et son maître. Le valet ici est un peu balourd (il faudra que le metteur en scène imagine qu’il est en train de faire quelque chose qui a trait à sa fonction) et le jeune homme parle en maître (cf. le « tu » pour s’adresser au valet, alors que le valet lui dit « vous »), et se caractérise par une certaine spontanéité. Un premier comique ici apparaît : le valet confident est incapable de conseiller son maître qui semble s’être mis dans une mauvaise situation. « Conseille-moi, lui dit Octave, dis-moi ce que je dois faire » et une nouvelle fois, à la fin il s’exclamera « Que dois-je faire ? »
C. La situation
Elle correspond elle aussi à un topos de la comédie latine. (cf. le Phormion de Térence). Ce « topos » l’est d’autant plus que le procédé comique d’interroger un valet qui a déjà dit tout ce qu’il savait est repris d’une scène analogue de Rotrou (dans une comédie « La sœur » en vers).
Le lieu est un port (« Tu viens d’apprendre au port… » première réplique d’Octave). Il s’agit de Naples.
Les informations sont données de la façon la plus simple possible : il suffit de mettre bout à bout les répliques d’Octave pour la connaître : le père revient dans la résolution de marier son fils avec une fille du seigneur Géronte, qui doit arriver de Tarente. Et tout cela est connu par l’intermédiaire de l’oncle d’Octave à qui son père « les a mandées par une lettre » la phrase narrative qui résume l’exposition est tout entière dans son ordre même dans la bouche d’Octave, mais simplement arrêtée dans ses différents moments et ponctuée par les reprises textuelles de Silvestre.
Mais tout n’est pas dit et c’est en cela que la scène d’exposition remplit son rôle d’ouvrir sur la suite : on y voit l’embarras désespéré d’Octave, dont on sait dès la première réplique qu’il est amoureux (« folies, actions étourdies, embarras… ») mais nous ne savons pas exactement la raison de cet embarras. (mais comme l’ensemble de la scène obéit à un topos connu, chacun imagine cependant la suite aisément…)
Ces informations sont délivrées comme on l’a dit à travers un dialogue répétitif (Silvestre reprend les phrases de son maître). Ce procédé permet d’abord de favoriser l’écoute (une exposition doit être bien comprise), mais il a bien-sûr aussi un effet comique.
2. Les éléments de comique
Ils sont de plusieurs nature : un comique de l’absurde, un comique de répétition, un comique de parodie, et enfin un comique plus spécifiquement farcesque.
A. Une exposition absurde
Ce qui frappe d’abord c’est ce début de dialogue fondé à la fois sur des répétitions qui n’ajoutent rien de plus au dialogue : Silvestre se contente, quand il ne se limite pas à un laconique « oui », de répéter toutes les fins de phrase d’Octave (« ce matin même, du seigneur Géronte, de votre oncle, par une lettre, toutes nos affaires ». Cet interrogatoire que fait subir Octave à son valet est un faux dialogue, Silvestre ne se faisant que l’écho des paroles d’Octave, mais de plus cet interrogatoire est absurde, puisque, comme le fait remarquer Silvestre (« Qu’ai-je à parler davantage… vous dites les choses comme elles sont ! ») Octave a déjà tout appris de la bouche même de son valet, et qu’il ne fait que lui redemander ce qu’il sait déjà. (d’où l’absurdité de sa réplique quand il dit « parle, ne te fais point de la sorte arracher les mots de la bouche »). Donc un interrogatoire absurde et inutile. La première partie de la scène surtout se rapprocherait presque d’un monologue où Octave se parlerait à lui-même pour se redire ce que Silvestre lui a dit.
B. La parodie du style tragique
Nous avons déjà noté que cette ouverture entre le protagoniste et son confident était typique de l’exposition dans la tragédie. Ce décalage entre la présence d’une scène type d’une tragédie et la nature comique de la pièce crée un premier effet comique, qui sera prolongé par des éléments parodiques, qui sont de deux sortes :
- D’une part par le décalage dans le registre de la langue des personnages : l’un parle dans un registre noble, celui de la tragédie, et Silvestre emploie le langage plus trivial de la comédie : les exclamations d’Octave (« ah, fâcheuses nouvelles pour un cœur amoureux ! dures extrémités où je me vois réduit »), ses interjections « ô Ciel », perdent de leur caractère tragique quand Silvestre les reprend par un simple « ma foi… vous dites les choses tout justement comme elles sont». De même à la peur d’Octave « Je vois fondre sur moi un orage d’impétueuses réprimandes » s’oppose la peur beaucoup plus concrète : « je vois se former un nuages de coups de bâtons… ».
C’est que Silvestre reste un valet de comédie alors qu’Octave parle comme un héros tragique (cf. aussi « les cruelles conjonctures » ou les questions de la fin « Que dois-je faire ? » (c’est la question par excellence du drame tragique) « Quelle résolution prendre ? À quel remède recourir ? ».
- D’autre part la parodie vient de l’utilisation du vocabulaire tragique dans une situation qui ne l’est pas. La peur comme les plaintes d’Octave ne touchent point comme dans la tragédie à des intérêts vitaux. Octave a eu certainement la conduite « étourdie » d’un jeune écervelé, et cette conduite lui vaudra simplement « d’impétueuses réprimandes », mais ne lui sera pas du tout fatale, comme dans la tragédie. Ainsi quand Octave dit « Ah ! tu me fais mourir par tes leçons hors de saison », le verbe n’est pas à prendre au sens propre (comme ce serait le cas dans la tragédie), mais dans un sens affaibli, ce que du reste comprend parfaitement Silvestre qui reprend : « Vous me faites bien plus mourir par vos actions étourdies », où le verbe (affecté d’un « bien plus » qui détruit le sens absolu que devrait avoir le verbe mourir) signifie qu’il recevra des coups de bâton.
C. Présence de la farce
La présence de ces « coups de bâton » place définitivement la scène dans l’univers de la comédie, et dans l’univers plus spécifiquement farcesque de la comédie. On reconnaît le thème propre à la farce du valet battu.
3. Une scène rythmée
Le caractère systématique de ce dialogue répétitif aurait pu entraîner une certaine lourdeur, d’autant plus que l’invention est quasi inexistante : un procédé repris de Rotrou, et une situation traditionnelle de la comédie latine. Mais il n’en est rien, grâce à un rythme qui permet de donner de la légèreté à l’ensemble, et cela de deux manières différentes :
A. Une scène en trois mouvements
Comme dans une pièce musicale, il y a trois mouvements d’allure très différente : un « allegro » avec des répliques inégales et donc une échange d’autant plus rapide, ensuite un andante plus calme avec comme nous l’avons vu des répliques d’égale longueur, et enfin dans la troisième partie, des répliques encore d’égale longueur mais chacune beaucoup plus courte, donc avec un tempo qui s’accélère.
B. Des répliques toujours rythmées
La parodie de la tragédie est non seulement due à l’emploi inadéquat du langage tragique, mais aussi à la présence quasi continue dans le texte de nombreux alexandrins, cf. les deux premières exclamations d’Octave qui ouvrent la scène, ou ailleurs comme « Et cet oncle dis-tu / suit toutes nos affaires » ou encore « Je suis assassiné / par ce maudit retour ». Et ces alexandrins, quand ils n’apparaissent pas, sont soutenus et rappelés par des séquences d’hexasyllabes ou d’octosyllabes cf. « un orage soudain / d’impétueuses réprimandes » (un hexasyllabe et un octosyllabe). De même « Ah ! parle si tu veux, / et ne te fais point de la sorte / arracher les mots de la bouche. » (un hexasyllabe et deux octosyllabes). Ou bien « Ah ! tu me fais mourir / par tes leçons hors de saison » (un hexasyllabe et un octosyllabe). Et il est remarquable que ce rythme apparaît aussi dans les répliques de Silvestre : ainsi la petite réplique « Je ne le suis pas moins » ou les deux octosyllabes de la réplique « C’est à quoi vous deviez songer, / avant que de vous y jeter ».
Plus encore ce rythme est souligné par des assonances. Ainsi dans la réplique précédente de Silvestre la correspondance « songer / jeter » ou encore « les leçons / hors de saison ».
Sur ce schéma rythmique le dialogue, qui aurait pu être lourd, s’envole.
Ainsi, cette scène par-delà le topos de l’intrigue (le jeune homme amoureux, le père absent, le valet complice), par-delà le topos d’une scène d’exposition tragique subvertie par le comique (cf. Rotrou), témoigne d’une vivacité propre au génie de Molière, grâce à l’omniprésence d’un rythme qui tantôt vif, tantôt lent assure une belle cohérence à l’ensemble, digne d’un duo d’opéra.