L’Île des esclaves dans l’œuvre de Marivaux

Expériences de physique expérimentale

En un temps où l’élite intellectuelle des Salons mondains se passionne pour les expérimentations scientifiques, Marivaux a mené ses diverses expériences utopiques à la manière d’un expert de laboratoire dans son cabinet de physique (et de philosophie). La cure de L’Île des esclaves  où Trivelin joue les laborantins/médecins tient ainsi de l’expérimentation thérapeutique, tandis que celle de L’Île de la raison  permet d’observer les minuscules humains avec le regard de l’entomologiste et que celle de La Colonie  invente les principes d’un examen sociologique des milieux et des comportements.

On ne manquera pas de retrouver ce goût de l’expérimentation étroitement lié à une méditation sur l’inconstance du cœur humain dans La Dispute (1744), où la représentation d’une véritable manipulation « scientifique » (quatre jeunes gens élevés dans « l’état de nature » depuis le berceau) doit déterminer si la première infidélité est imputable à l’homme ou à la femme.

Dans ses comédies « sociales » et « philosophiques », Marivaux mène une triple navigation vers les îles de la sagesse, chacune de ces trois « utopies » illustrant une problématique ainsi résumée par Arthénice : « Nous avons été obligés, grands et petits, nobles, bourgeois, et gens du peuple, de quitter notre patrie pour éviter la mort ou pour fuir l’esclavage de l’ennemi qui nous a vaincus. […] Nos vaisseaux nous ont portés dans ce pays sauvage, et le pays est bon. […] Le dessein est formé d’y rester, et comme nous y sommes tous arrivés pêle-mêle, que la fortune y est égale entre tous, que personne n’a droit d’y commander, et que tout y est confusion, il faut des maîtres, il en faut un ou plusieurs, il faut des lois. […] Ces maîtres, ou bien ce maître, de qui le tiendra-t-on ? » (La Colonie, scène II).

Marivaux les met en scène comme trois « cours d’humanité » (L’Île des esclaves, II) :

  • destiné à apprendre aux maîtres qu’ils ont le devoir de ménager leurs subordonnés : L’Île des esclaves (1725).
  • destiné à apprendre aux humains qu’ils ont le devoir d’être raisonnables : L’Île de la Raison ou Les petits Hommes (1727).
  • destiné à apprendre aux hommes qu’ils ont le devoir de considérer les femmes comme leurs égales : La Colonie (1729 et 1750).

L’Île de la Raison

Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift ont sans doute inspiré L’Île de la Raison (septembre 1727), bien que Marivaux s’en défende : le roman publié en 1726, traduit en français par l’abbé Desfontaines dès mai 1727, a connu un succès considérable ; en 1752, le conte philosophique de Voltaire Micromégas  brodera à son tour sur l'insolite rencontre du gigantesque et du minuscule.
Dans le premier de ses quatre voyages, le héros de Swift, Gulliver, un chirurgien embarqué sur un navire marchand, aborde à la suite d'un naufrage sur l'île de Lilliput, dont les habitants mesurent moins de six pouces (= 15 cm environ). Le sage gouverneur de L’Île de la raison (on pense à la figure de Trivelin) mène une expérience sur huit Européens naufragés récemment capturés : il a confié l’éducation des minuscules créatures dont la taille a été réduite en proportion du peu de raison de chacun d’eux à son conseiller Blectrue ; ils reprendront leur stature normale lorsque, ayant reconnu leurs torts, le bon sens leur sera revenu.
On pourra lire plusieurs extraits de la pièce, en particulier la scène 4 de l'acte I.

La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes

La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes  représentée en trois actes le 18 juin 1729 fut un désastre : retirée dès le lendemain de la première représentation, elle n’est même pas imprimée. Marivaux en reprend le canevas pour la fondre en un acte, imprimé dans Le Mercure de juin 1750. Elle ne sera jouée sur une scène qu’en 1925, à l’initiative de Félix Gaiffe. Sans doute l’auteur des îles précédentes s’y est-il montré un peu trop subversif pour ses contemporains !

Femmes et esclaves : même combat ! Marivaux met donc en scène des « féministes » avant la lettre qui revendiquent le pouvoir à une époque où les dames dans les salons osent à peine évoquer leur émancipation. Ainsi s’enflamme la noble Arthénice : « L’oppression dans laquelle nous vivons sous nos tyrans, pour être si ancienne, n’en est pas devenue plus raisonnable ; n’attendons pas que les hommes se corrigent d’eux-mêmes ; l’insuffisance de leurs lois a beau les punir de les avoir faites à leur tête et sans nous, rien ne les ramène à la justice qu’ils nous doivent, il ont oublié qu’ils nous la refusent » (La Colonie, scène IX). Cependant on verra que la différence de conditions finit par avoir raison de la plus belle des solidarités féminines : sur l’île de La Colonie, la « république » des femmes est aussi utopiquement illusoire que celle des valets : chacun retrouvera ses maîtres...
On pourra lire plusieurs extraits de la pièce, en particulier la scène IX et la scène XVII.

 

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