Marivaux, « je ne suis point auteur »
« J’aime à moraliser » a écrit Marivaux dès Pharsamon (1714), une forme d’aveu qui n’exclut pas la mise à distance de l’humour comme en témoigne cette réplique de La Seconde Surprise de l’amour (1727) : « C’est de la morale et de la philosophie ; ils disent que cela purge l’âme ; j’en ai pris une petite dose, mais cela ne m’a pas seulement fait éternuer. » (II, 2).
Héritier des moralistes du Grand siècle - Pascal, La Rochefoucauld et bien sûr le La Bruyère des Caractères, auquel on pense souvent en lisant ses « portraits » ou ses aphorismes -, Marivaux est « un conservateur éclairé ou plutôt un libéral réformiste », un « individualiste et nonchalant […]. Comme tous les grands esprits de son siècle, il a été préoccupé par les notions de liberté et d’égalité ; mais rien n’est moins révolutionnaire que ses propos. Pour lui, la liberté politique est un leurre, la seule qui mérite d’être revendiquée est la liberté intérieure, celle d’un être qui surmonte ses difficultés intimes - amour-propre, vanité, etc. - pour se conformer aux injonctions de sa nature. » (Y. Moraud, La Conquête de la liberté de Scapin à Figaro, P.U.F., Paris, 1981).
Si celui qu’on appelait le « Théophraste moderne » s’est posé en adversaire du clan des Philosophes (ce qui lui vaut les critiques acerbes de Voltaire), il n’en partage pas moins les mêmes préoccupations : qu’en est-il de l’homme dans le monde et dans la société de ses semblables ? comment exercer le devoir de Raison ?
Sa sagesse rejoint souvent celle du chœur antique des tragédies grecques, qui affirme la nécessité de rester humble sans envier les princes frappés par la démesure et le malheur : « Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu’une princesse qui pleure dans un bel appartement » (Silvia dans La Double Inconstance, I, 1) ; « Si je n’ai point de sujets, je n’ai charge de personne ; et si tout va bien, je m’en réjouis ; si tout va mal, ce n’est pas ma faute. Pour des États, qu’on en ait ou qu’on n’en ait point, on n’en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau, ni plus laid. » (Arlequin, ibid., I, 6) ; « Eh ! n’est-ce pas un défaut que de n’avoir point de faiblesses, Que ferions-nous d’une personne parfaite ? […] Il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce. » (Hortense, Le Prince travesti, I, 2)
À trente-trois ans, Marivaux se lance dans l’imitation du Spectator, périodique anglais d’Addison et Steele (1711-1712), dont il a lu la traduction française parue en Hollande sous le titre Le Spectateur ou le Socrate moderne. Les vingt-cinq feuilles de son Spectateur français, qu’il rédige seul, paraissent de 1721 à 1724. En 1727, il renouvelle le procédé avec L'Indigent philosophe, journal d'un sage pauvre et détaché du monde.
On pourra ainsi lire la première feuille du Spectateur français comme un texte "programmatique" où le futur dramaturge de L’Île des esclaves livre ses propres "clés de lecture" :
"Lecteur, je ne veux point vous tromper, et je vous avertis d’avance que ce n’est point un auteur que vous allez lire. Un auteur est un homme à qui, dans son loisir, il prend une envie vague de penser sur une ou plusieurs matières, et l’on pourrait appeler cela, réfléchir à propos de rien. Ce genre de travail nous a souvent produit d’excellentes choses, j’en conviens ; mais, pour l’ordinaire, on y sent plus de souplesse d’esprit que de naïveté et de vérité. Du moins est-il vrai de dire qu’il y a toujours je ne sais quel goût artificiel dans la liaison des pensées auxquelles on s’excite. Car enfin, le choix de ces pensées est alors purement arbitraire, et c’est là réfléchir en auteur. Ne serait-il pas plus curieux de nous voir penser en hommes ? En un mot, l’esprit humain, quand le hasard des objets ou l’occasion l’inspire, ne produirait-il pas des idées plus sensibles et moins étrangères à nous, qu’il n’en produit dans cet exercice forcé qu’il se donne en composant ?
Pour moi, ce fut toujours mon sentiment ; ainsi je ne suis point auteur, et j’aurais été, je pense, fort embarrassé de le devenir. Quoi ! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu’on n’aurait point, si l’on ne s’avisait d’y tâcher ! Cela me passe ; je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait naître, et je serais fâché d’y mettre rien du mien. Je n’examine pas si celle-ci est plus fine, si celle-là l’est moins ; car mon dessein n’est de penser ni bien ni mal, mais seulement de recueillir fidèlement ce qui me vient d’après le tour d’imagination que me donnent les choses que je vois ou que j’entends ; et c’est de ce tour d’imagination, ou pour mieux dire, de ce qu’il produit, que je voudrais que les hommes nous rendissent compte, quand les objets les frappent." (début de la première feuille du Spectateur français, 1721)
Marivaux et Montesquieu : « du joli et du neuf »
Le philosophe théoricien, célèbre auteur de L’Esprit des lois, et le dramaturge expérimentateur de l’amour et du hasard sont strictement contemporains ; leurs routes sont comme « deux parallèles qui se croisent » (titre de l’article de Jean Ehrard, in Marivaux et les Lumières, L’homme de théâtre et son temps, actes du colloque international organisé à Aix-en-Provence, juin 1992, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 1996) : Montesquieu (1689-1755) et Marivaux fréquentent les mêmes salons et écrivent dans le même « climat » culturel.
En chrétiens « éclairés », tous deux promènent sur leurs semblables un regard lucide mais généreux : « Les hommes, fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens » (Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748, XXV, 2). Tous deux composent leurs « tableaux de la vie parisienne » comme une critique plus ou moins acerbe de la société de leur temps : Marivaux avec ses Lettres sur les habitants de Paris (1717), Montesquieu avec ses Lettres persanes (1721).
Cependant, la sympathie et l’estime mutuelles n’excluent pas les réserves, comme le montre le compte rendu de lecture des Lettres persanes dans Le Spectateur français (huitième feuille, 8 septembre 1722) :
« Avant que de finir cette feuille, je ne puis m’empêcher de dire un mot d’un livre que je lisais ce matin, et qui est intitulé les Lettres Persanes, dont je n’ai encore lu que quelques-unes ; et par celles-là, je juge que l’auteur est un homme de beaucoup d’esprit : mais entre les sujets hardis qu’il se choisit, et sur lesquels il me paraît le plus briller, le sujet qui réussit le mieux à l’ingénieuse vivacité de ses idées, c’est celui de la religion, et des choses qui ont rapport à elle. Je voudrais qu’un esprit aussi fin que le sien eût senti qu’il n’y a pas un si grand mérite à donner du joli et du neuf sur de pareilles matières, et que tout homme qui les traite avec quelque liberté peut s’y montrer spirituel à peu de frais : non que, parmi les choses sur lesquelles il se donne un peu carrière, il n’y en ait d’excellentes en tous sens, et que même celles où il se joue le plus ne puissent recevoir une interprétation utile ; car enfin, dans tout cela je ne vois qu’un homme d’esprit qui badine, mais qui ne songe pas assez, qu’en se jouant, il engage quelquefois un peu trop la gravité respectable de ces matières ; il faut là-dessus ménager l’esprit de l’homme, qui tient faiblement à ses devoirs, et ne les croit presque plus nécessaires, dès qu’on les lui présente d’une façon peu sérieuse. »
Les Lettres persanes ont eu un retentissement considérable dès leur publication. Certes le procédé n’est pas nouveau : le satiriste grec Lucien (IIe siècle après J.-C.) a déjà imaginé les commentaires amusés - et amusants ! - d’un « naïf » étranger de passage à Athènes, Anacharsis, pour porter sur les institutions de la cité (son théâtre, par exemple) un regard critique ; à la fin du XVIIe siècle, Dufresny faisait se promener des Siamois dans les rues de Paris à la scène de l’Ancien Théâtre Italien. Mais l’effet de distanciation qui joint l’humour à la satire est ici systématisé ; il trouvera aussitôt des échos directs : quelques mois plus tard, l’Arlequin sauvage de Delisle de la Drevetière exploite au théâtre le regard « neuf » de l’étranger « dépaysé » ; quant à la fable allégorique de L’Île des esclaves, elle repose en partie sur la même mode « exotique ».
Marivaux et Voltaire : « des riens dans des toiles d’araignée »
« Comparer ensemble deux grands écrivains les plus opposés, je veux dire Voltaire avec Marivaux, c’est autant comparer le loup avec l’agneau. Comme le goût du XVIIIe siècle était à la philosophie, Marivaux a philosophé, mais à sa manière. Il était le contraire de l’encyclopédiste qui n’existe que par l’esprit et non par le cœur. » (Magdy Gabriel Badir, « Marivaux, Voltaire et les Lumières » in Marivaux et les Lumières, L’homme de théâtre et son temps, o. c.)
On sait quelle pouvait être l’inimitié entre les deux hommes : Voltaire supplanté par Marivaux au prestigieux fauteuil de l’Académie française en 1742 (il sera élu en 1746 seulement) aurait dit de lui « qu’il passait sa vie à peser des riens dans des balances de toiles d’araignée » (propos rapporté par Grimm dans sa Correspondance littéraire, 1734). Des « riens » que la rumeur transformera ensuite en « œufs de mouche » !
Une lettre adressé par Voltaire à Berger (2 février 1736) donne bien le ton des relations : le compliment de courtoisie convenue a du mal à cacher l’ironie et le mordant de la critique.
« À l’égard de M. de Marivaux, je serais très fâché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère, et dont j’estime l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai trouvé avec plaisir mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché, et des sujets plus nobles ; mais je suis bien loin de l’avoir voulu désigner, en parlant des comédies métaphysiques. Je n’entends par ce terme que ces comédies où l’on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des personnages allégoriques, propres, tout au plus, pour le poème épique, mais très déplacés sur la scène, où tout doit être peint d’après nature. Ce n’est pas, ce me semble, le défaut de M. de. Marivaux ; je lui reprocherais, au contraire, de trop détailler les passions, et de manquer quelquefois le chemin du cœur en prenant des routes un peu trop détournées. J’aime d’autant plus son esprit que je le prierais de le moins prodiguer. Il ne faut point qu’un personnage de comédie songe à être spirituel ; il faut qu’il soit plaisant malgré lui et sans croire l’être : c’est la différence qui doit être entre la comédie et le simple dialogue. »
En comparant le modèle « utopique » qu’imagine Voltaire dans son pays d’Eldorado (chapitres XVII et XVIII de Candide, 1758) avec celui de L’Île des esclaves, on pourra mesurer l’écart fondamental qui sépare l’idéal social de Voltaire de celui de Marivaux : « Ce qui distingue Marivaux de Voltaire, c’est qu’il est profondément ancré dans les mentalités des sociétés traditionnelles ou précapitalistes, alors que Voltaire évolue dans un univers plutôt capitaliste » (Magdy Gabriel Badir, o. c.) : l’économie patriarcale contre l’économie de marché. Il est vrai que Marivaux a toujours été un fervent adepte de la « sainte paresse » et de la « salutaire indolence » ! (Ce sont ses propres termes, repris par Lesbros de la Versane dans son Esprit de Marivaux).
Dans l’île marivaudienne, rien ne change d’un point de vue économique et sociologique : simple interversion des rôles dans un même scénario ; dans le « pays de l’or » voltairien, la société est hiérarchisée et tout le monde travaille : roi, ministres, fonctionnaires, riches et gueux, maîtres et serviteurs collaborent harmonieusement à cultiver le pays « pour le plaisir comme pour le besoin » (« partout l’utile était agréable », Candide, chapitre XVII). Rien à voir avec les quelques « cases » de fortune que l’on devine à peine sur l’île des esclaves (scène I) ! Comme dans l’Utopia de Thomas More, tous les personnages de Voltaire sont des citoyens responsables au point qu’il n’y a ni tribunaux ni prisons. La hiérarchie des conditions et des fortunes ne provoque ici aucune perturbation sociale.
Marivaux et Diderot : « Qui es-tu donc pour faire des esclaves ? »
Le père de Jacques la fataliste avait une certaine admiration pour Marivaux en qui il voyait un précurseur du roman « sentimental » illustré par l’anglais Samuel Richardson (Pamela, 1740), véritable star littéraire du siècle.
Comme de nombreux auteurs de récits « utopiques », Diderot (1713-1784) s’enthousiasme pour les récits de voyages d’exploration où il découvre le paradis tahitien (James Cook, Louis-Antoine Bougainville décrivant l’île dans son Voyage autour du monde, 1771). Il en retient le bonheur d’une société libre et sans complexe, vivant dans un cadre proprement édénique (Supplément au voyage de Bougainville, 1772).
On pourra retrouver dans la leçon du patriarche tahitien à Bougainville l’indignation du philosophe qui défend la dignité humaine contre toutes les formes d’esclavage ; encore une île « idéale » à comparer avec celle de Marivaux, où le sage Trivelin pourrait tenir les propos du vieillard contre la cruauté de maîtres à l’orgueilleuse inconscience.
« S’adressant à Bougainville, il ajouta : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive: nous sommes innocents, nous sommes heureux; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ?... Tu n'es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l'être, et tu veux nous asservir! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons plus troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. » (Diderot, Supplément au voyage de Bougainville).