Pour esquisser la mise en place problématique d’une lecture intégrale de la pièce, cinq axes de lecture - ou plutôt d’entrée en lecture - pourraient être définis, plus ou moins privilégiés selon les actes et les scènes, à rapprocher de plusieurs autres comédies de Marivaux. Sans oublier, bien entendu, que tout « découpage » théorique fige nécessairement la richesse même du texte théâtral qui joue, de manière explicite ou implicite, sur la multiplicité des enjeux. N’apparaissent donc ici que des « dominantes » à retrouver et à croiser dans le champ ouvert, indéfiniment renouvelé, des lectures possibles.
Axe formel : la permanence de procédés dramaturgiques
La mise en forme de plusieurs héritages littéraires modélisateurs :
- la commedia dell’arte (le zanne Arlequin).
- le théâtre de la Foire (l’exotisme des « Arlequinades » féériques).
- le théâtre classique : le discours « tragique » d’Euphrosine outragée (à la façon d’un héroïne cornélienne), les portraits satiriques d’Iphicrate en petit-maître et d’Euphrosine en coquette relevant de la tradition du comique de caractère (Célimène dans Le Misanthrope de Molière ; voir aussi Les Caractères de La Bruyère).
Un ensemble qui permet de définir des éléments stéréotypés plus ou moins déterminants :
- typologie des personnages : par exemple, le zanne Arlequin (le couple Arlequin / Cléanthis sur le modèle italien).
- sources du comique : ex. les pitreries d’Arlequin dans la tradition de la farce (Arlequin et sa bouteille).
Des pistes à retrouver dans :
- Arlequin poli par l’amour (voir le couple Arlequin/Silvia).
- La Surprise de l’amour (voir le couple Arlequin/Colombine).
Axe esthétique : l’expérimentation de jeux scénographiques
L’aménagement de la représentation (décor, costumes, etc.) :
- le jeu des acteurs : voir « les Nouveaux Italiens ».
- l’exploitation de l’illusion proprement théâtrale : le travestissement, le jeu des masques, la mise en abyme du « théâtre dans le théâtre » (Trivelin en « metteur en scène », Arlequin et Cléanthis « jouant » le badinage amoureux dans le rôle des maîtres).
- la symétrie des couples (un couple de maîtres/un couple de valets) jouant de l’effet miroir pour étudier les comportements.
Des pistes à retrouver dans :
Le Jeu de l’amour et du hasard (l’échange des costumes et la symétrie des couples).
Axe psychologique : l’observation des comportements et des sentiments
L’étude des caractères :
- la conscience de soi et la « vérité » des cœurs : comment le personnage manifeste une nouvelle perception de sa relation aux autres et au monde (les maîtres apprenant la sensibilité), comment il se découvre capable de lui résister (Arlequin/Cléanthis face à leur maître/maîtresse) ; comment cette perception se modifie avec la naissance du sentiment moral (de victime, le valet se perçoit bourreau et découvre la compassion).
- le « meneur de jeu » : le personnage « démiurge » organisant l’intrigue et analysant les comportements (Trivelin).
Des pistes à retrouver dans :
- Le Jeu de l’amour et du hasard (Dorante et Silvia, Arlequin et Lisette faisant l’expérience de l’inversion des conditions).
- La Double Inconstance (Flaminia à rapprocher de Trivelin).
- Les Fausses Confidences (Dubois à rapprocher de Trivelin).
Axe social : la transposition des phénomènes de société
La confrontation des « conditions » (au XVIIIe siècle, le mot désigne le rang social, la place dans la société ; de manière elliptique, un « homme de condition » est un noble) :
- les rapports dominant / dominé (maîtres et valets).
- le poids des préjugés sociaux (le valet ne peut aimer la maîtresse).
Des pistes à retrouver dans :
- Les Fausses Confidences (l’intendant Dorante épris de sa maîtresse Araminte).
- Le Préjugé vaincu (l’alliance de la noblesse et de la bourgeoisie).
Axe éthique : la réflexion de principe sur un débat moral et philosophique
L’engagement du « philosophe » :
- la réflexion sur la « condition » de l’homme (ici au sens de « situation de l’être », de « destinée »), la mobilité du monde et la conscience de l’éphémère, l’ « inconstance » des êtres et des choses, la fragilité du bonheur humain.
- la quête de « l’honnête homme » : la confrontation de la simplicité « naturelle » avec le luxe et l’artifice, de la générosité avec le cynisme et la fourberie (Arlequin, « l’homme selon la nature »).
- les prises de position au sujet de la naissance, de la noblesse, de la vertu et du mérite.
- les fondements de l’autorité, le devoir de bonté et de raison (à rapprocher des positions des Lumières)
Des questions qui pourraient conduire au bord d’une remise en cause beaucoup plus « explosive », celle du pouvoir et du politique.
Des pistes à retrouver dans les deux autre comédies « sociales » utopiques : L’Île de la raison et La Colonie.
On peut aussi étudier la question du regard de l’Autre :
L’effet de « distanciation » joint l’humour à la satire. Ce regard, c’est déjà celui d’Anacharsis (philosophe scythe du VIe siècle av. J.-C. dont la légende a fait un ami du législateur Solon et un symbole de « l’homme de nature » non corrompu par la civilisation) que le satiriste grec Lucien (IIe siècle après J.-C.) présente comme un étranger de passage à Athènes pour porter sur les institutions de la cité (son théâtre, par exemple) son regard prétendument naïf.
Dès la fin du XVIIe siècle, Dufresny faisait se promener des Siamois dans les rues de Paris sur la scène de l’Ancien Théâtre-Italien.
Rappelons que Montesquieu venait de reprendre le procédé avec un vif succès dans ses Lettres persanes (1721).