Chapitre XI — De l'homme La Bruyère, juge de la société de son temps

Le chapitre essaie de définir l’essence de l’homme ; et, comme on l’a vu dans « De la Cour » l’écrivain constate d’abord son « inhumanité » (ni raison, ni autonomie) pour ensuite arriver à une essence très problématique : son inconstance ; très problématique dans la mesure où c’est une essence par définition instable et changeante qui ne peut être figée en « caractères » de type théophrastien, essentiellement fixiste.

Pourtant c’est l’inconstance qui sauve et l’homme et l’écrivain, l’un de la constance de sa méchanceté, l’autre d’une leçon morale sans grande originalité.

L’homme et l’inhumain

Cette inhumanité a une double origine assez contradictoire d’ailleurs. La Bruyère dans le chapitre « De la Cour » avait d’ailleurs constamment oscillé entre la représentation d’un homme rapace et intéressé, et un pantin soumis aux modes, perroquet de tout ce qu’il entend, singe de tous ceux qui ont réussi. D’une vision noire à une vision caricaturale.

Cette double inhumanité (bête ou machine), il l’expose cependant clairement, avec le problème qu’elle pose dans le chapitre « Des Jugements » fragment 7, où il s’étonne de cette contradiction entre notre « orgueil » (cf. amour-propre) et notre suivisme (« Nous louons ce qui est loué…) : amour de soi, égoïsme, ou effacement de son propre jugement devant celui d’autrui ? Si ce passage oppose es deux traits sur le plan du « jugement » (on est sûr qu’on a raison/on ne se fie qu’au jugement général), le chapitre « De l’Homme » après celui « De la Cour » montre la même oscillation entre un homme tourné vers son intérêt propre et un homme soumis aux fluctuations de la mode, ou même de ses humeurs.

Gnathon (121) ou Cliton (122), ou Ruffin (123) sont emblématiques d’un comportement féroce résumé en 127 : « C’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d’autres hommes. » ou en 1 « Les hommes sont méchants comme la pierre tombe » : il y a une vision quasi janséniste dans cette vue si pessimiste de l’âme humaine, animée par un instinct bestial, auquel la misère de son côté réduit aussi les hommes (128).

Mais d’un autre côté l’homme est une mécanique sans pensée, cf. le distrait Ménalque qui agit tellement sur réflexes qu’il ne commet que des impairs (7) ou cette absence de raison dans la vie humaine (49) qui transforme la vie en un long sommeil (47) et surtout pour les sots qui sont tellement des morts qu’on ne peut pas dire qu’ils meurent ! (142 et 143). Ainsi ce qui sous-tend la pensée de La Bruyère, c’est (cf. Van Delft) la désillusion, le thème du sommeil, du songe, comme la toile de fond irréelle de notre existence. Et le seul mouvement qui se dégage, c’est une mécanique. Et si on veut y échapper, c’est l’instinct de domination qui l’emporte « Tous les hommes cultivent pendant tout le cours de leur vie un désir secret et enveloppé de la mort d’autrui » ( Des biens de fortune, 70).

L’inconstance de l’homme

- Quand on passe de ce comportement de singe-automate ou de prédateur à la définition du « moi » , de l’essence de l’homme , en lui-même et non par rapport à autrui, on est cependant devant une énigme, car il n’a pas de nature » fixe » : pas de constance , mais une « inquiétude, inégalité d’humeur, inconstance du cœur, incertitude de conduite »(4).

L’homme est « plusieurs » (6) « il se multiplie autant de fois… » ; une discontinuité fondamentale qui fait qu’il est méconnaissable d’un jour à l’autre cf 15 : on devient étranger à soi-même à cause de l’existence qui nous transforme, ou encore 99 « tels étaient pieux, qui ne le sont plus », ou encore 133 qui montre la variabilité de l’homme, en 145 : l’homme se lasse de tout, même des choses parfaites.

- Donc ce qu’il constate, c’est l’impossibilité de « fixer » un homme dans un « caractère » fixe :

Il déborde toujours cf. Télèphe 141 « son caractère est de ne pas savoir se renfermer dans celui qui lui est propre » ou 147 où l’écrivain constate l’impossibilité de son entreprise. La variabilité humaine empêche l’écriture d’un caractère. Désormais quoi qu’il sise, la peinture de La Bruyère ne sera plus un portrait (à la Théophraste), mais s’attachera à retranscrire le mouvement même, cette instabilité foncière qui caractérise la vie.

Le caractère positif de l’inconstance

- Aussi pour les hommes eux-mêmes cette inconstance est-elle en fait bénéfique : elle peut les sortir de leur « méchanceté naturelle » cf. un effet de mode : 142 : alors que le sot est constamment automate, l’homme du meilleur esprit est inégal. Le propre de celui qui n’est pas simplement « un sot » c’est précisément de n’être pas une machine. Ici, à l’instinct d’imitation s’oppose la fantaisie, l’inconstance, la variation. Entre la machine et la bête égoïste il y a la frivolité des humeurs et des modes, où la seule « nature » de l’homme reste l’inquiétude, et donc la possibilité de changer d’humeur, de sortir de son chagrin, d’être différent de ce qu’il était. C’est ce qui explique dans ce chapitre tous ces caractères « doubles », ambigus ou contradictoires, et aussi dans le chapitre « Des Jugement 56 « Parlez-vous du même personnage ? » ; le jugement définitif se donne en 157 : « On est réduit à dire qu’il y a moins à perdre pour eux par l’inconstance que par l’opiniâtreté ».

- Mais, positive pour les hommes, l’inconstance l’est aussi pour le peintre, malgré les problèmes qu’elle lui pose : c’est la nécessité d’en donner une image exacte qui donne ce style fragmentaire et instable, ces variations toujours différentes, et qui justifie l’entreprise de La Bruyère, car « dire comme mien » c’est transformer les propos moraux entendus été déjà écrits en une matière instable et changeante : l’inconstance justifie la variation et toutes ces variations purement stylistiques à partir de lieux communs de l’époque. Le style a toujours été la seule justification de l’écrivain moraliste (À quoi bon répéter,  autrement ?) Et chez La Bruyère cette justification se trouve légitimée par son sujet : même inconstance, même inquiétude, même discontinuité.

Explication du texte  35   : Irène

Bien que le texte commence par un nom propre c’est moins un caractère, un portrait, qu’une fable, car de la fable, il offre tous les aspects : composition, technique du dialogue, moralité ironique (puisque le voyage fait par Irène ne fait qu’accentuer le processus de vieillissement contre lequel elle était venue demandes des recettes) : la recherche de la guérison n’est qu’un pas de plus vers la mort :

La profondeur du texte vient de ce que par delà son caractère comique voire même burlesque (cf. évolution des réponses de l’oracle) La Bruyère se moque non seulement d’Irène, mais du dieu qui lui répond cf. la satire moliéresque des médecins. Le fabuliste sous-entend implicitement la réalité d’un autre voyage, que ne voit pas Irène, et auquel on ne choisit pas d’échapper : le voyage vers la mort. Et sur  la satire des relations patient/médecin, se greffe alors une réflexion, chrétienne, sur le thème de « l’homo viator ».

Plan

Texte très composé et refermé sur lui-même : le « voyage » est cité au débit et à la fin (« se transporte à grands frais/ Un long voyage ») : retour marquant cette inanité du voyage.

C’est l’énonciation qui constitue la structure du texte : d’abord du discours indirect, puis du discours indirect, dans un effet de vivacité de plus en plus grand.

Première partie

La première phrase est une introduction. Le présent des trois verbes (qui ne sont pas concomitants) est une façon d’accélérer le récit et d’en finir au plus vite avec la présentation des circonstances (La scène est censée se passer dans une lointaine antiquité dans une consultation du dieu médecin Esculape à Épidaure) Trois tours syntaxiques identiques achèvent de donner un caractère expéditif à cette introduction (même sujet, même construction : verbe + cod + cc de lieu avec des variations  sur la préposition : « en, dans, sur »).

La suite est donc constituée d’un échange de questions et de réponses distribuées selon les principes de la répétition et de la variation, avec un enrichissement constant de sens. Le schéma à la fois stylistique et thématique se répète : verbe de parole + complétive avec d’un côté l’énoncé des maux et de l’autre les remèdes prescrits. Les verbes de parole introducteurs varient : « elle se plaint / elle dit / elle ajoute / elle demande / elle déclare », et en face les verbes exprimant la réponse : le dieu « prononce (= déclare avec autorité) / ordonne / prescrit / répond / dit / ajoute) avec un effet de progression descendante (qui prépare au retournement final : une question-réponse !) : car ce que demande Irène ne nécessite pas de prescription ! Sinon de mourir sans attendre !

Ainsi le sens s’enrichit : partant des « maux » d’Irène, La Bruyère les précise de plus en plus : les insomnies – la lourdeur – le vin – les indigestions – la faiblesse… et donc le vieillissement, car le véritable mal dont elle souffre, c’est de n’être plus jeune !

Parallèlement à cela se greffe la satire d’une consultation : double satire, de la patiente comme du médecin ; de la patiente qui considère comme des maux chroniques ce qui est soit passager soit le fruit d’abus (fatigue du voyage-pas d’appétit le soir : c’est en fait qu’elle a trop mangé auparavant ! – insomnies : peut-être fait-elle de trop grasses matinées ? – lourdeur des jambes : c’est qu’elle ne marche pas assez ! –  le vin : elle boit trop ! – les indigestions : elle mange trop ! – mais satire également du médecin et des prescriptions médicales puisqu’il n’y a pas de remèdes positifs à « l’affaiblissement », l’ensemble signifiant qu’on peut se passer de médecin, soit que la maladie vienne d’une mauvaise hygiène, soit que la maladie soit incurable.

Enfin tout et ensemble regorge de procédés humoristiques bâtis sur des sous-entendus implicites dans les réponses de l’oracle : cf. « dîner peu » si elle est sans appétit le soir (ce qui veut dire qu’elle est devant un repas trop abondant), ou « n’être au lit que pendant la nuit » la formule restrictive ne… que sous-entend qu’Irène y est le jour aussi, « et quelquefois se servir de ses jambes  pour marcher » le « quelquefois est savoureux, car il détermine le verbe « se servir » et non le verbe « marcher », comme si on se servait de ses jambes pour autre chose que marcher ! etc.

Seconde partie

Passage au discours direct par un brusque possessif « ma vue s’affaiblit », les interlocuteurs étant précisés par de brèves incises, puis ces incises mêmes (cf. dit-elle, dit le dieu…) sont supprimées, donnant une allure de plus en plus rapide au texte, suivie par un effet d’agrandissement avec deux répliques plus longues qui ont la même forme interrogative, le texte finissant sur ces deux questions laissées toutes deux sans réponse.

Cette partie se compose donc de deux mouvements opposés : un crescendo puis un diminuendo : accélération jusqu’au conseil de  mourir, puis ralentissement avec la longue plainte d’Irène.

- Premier mouvement : ma thématique reste la même mais les maux ici ne sont plus manifestement dus à des excès  : la vue faiblit, et Irène aussi. Là encore l’écrivain se moque des malades comme des médecins : des malades dans la mesure où ils attribuent à une maladie ce qui est le sort de tous : la vieillesse avant la mort, et du médecin dont les prescriptions ne contribuent pas à la guérison mais sont soit un pis-aller (les lunettes) soit le seul remède qu’on veut justement éviter, la mort ! « Le plus court, c’est de mourir ! »

Mais, au-delà, il y a une réflexion plus profonde sur le destin de tout homme qui n’est sur terre que pour connaître le vieillissement et la mort. Donc un mélange de cruauté devant une situation sans espoir (cf. la mère et l’aïeule), et de comique dans le rapprochement de termes anachroniques : « mettez des lunettes, dit Esculape », (et noter les répliques de plus en plus brèves, qui se conforment au changement énonciatif) .

La seconde réplique d’Irène introduit la perception du temps (cf. « je ne suis… que j’ai été) et précise alors le propos : tous ces maux viennent de l’accumulation des ans. Toujours une même satire du diagnostic médical, réduit à une constatation, la plus évidente : « C’est que vous vieillissez ! ». La Bruyère montre à la fois l’aveuglement d’Irène qui ne veut pas voir cette évidence, et une « sagesse » qui donne comme un oracle ce qui saute aux yeux ! Enfin le comique vire au burlesque quand le médecin énonce que le seul remède est…de mourir. Noter le jeu des sonorités : « Quel moyen de guérir cette langueur//le plus court, c’est de mourir… » C’est une façon d’accélérer le rythme mais aussi faire apparaître comme une ironie dans la réponse de l’oracle, qui reprend en écho assourdi les finales en « r » et les initiales gutturales.

- Second mouvement : mouvement de révolte d’Irène qui conteste la science du dieu, se bornant à lui dire  ce qu’elle savait déjà, d’où la réponse évidente du dieu : si vous le saviez, pourquoi venir ! tout l’aveuglement d’Irène étant de faire un voyage pour trouver un remède à ce qui constitue l’essence de l’homme à savoir qu’il n’est sur terre qu’un voyageur.

La brusque prise à partie d’Irène commence par cette apostrophe au « Fils d’Apollon » (doué par conséquent d’un savoir oraculaire) avec une série de phrases interrogatives qui montrent son indignation et opposent l’absurdité cruelle du conseil (mourir) à ce qu’elle attendait (cf. toute cette science, que les hommes publient et révèrent… toute la terre  » De même elle dénonce l’évidence banale de ses prescriptions,(« Ne savais-je pas tous ces remèdes ?) quand elle aurait voulu apprendre quelque chose de « rare et mystérieux ».

Ainsi l’ironie du texte consiste en ce que le dieu fait redécouvrir à Irène un savoir si évident qu’elle l’a oublié : la vie est une marche vers la mort, alors qu’Irène a entrepris sa marche (elle se transporte à Epidaure, là où Esculape est consulté) pour essayer d’échapper à la mort ! Résultat : elle n’a fait que hâter un peu sa mort ! C’est ce que lui répond ironiquement le dieu dans une question qui revient à montrer cette absurdité  (soulignée par le retour de sonorités : jours / abréger / voyage), la réponse de l’oracle étant… une question ! qui ne peut laisser qu’Irène, ou le lecteur, interdit devant cette évidence que l’homme cherche par tous les moyens à éviter.

Ainsi l’ensemble du texte est encore, à partir du thème de l’homo viator, une réflexion sur la vanité : la vie terrestre n’est qu’un voyage. On ne doit pas se masquer que l’on va mourir, et même que la mort est le terme de la souffrance. Les hommes sont des sots qui doivent eux aussi passer par l’oracle-amuseur La Bruyère pour parvenir à cette même évidence !

Le texte allie au sérieux de la réflexion chrétienne une dimension comique savoureuse digne d’une comédie de Molière, une comédie-apologue, dans une anecdote pleine d’humour.

Explications du fragment 7 : Ménalque le distrait

Quelques notes sur ce portrait, dont La Bruyère précise en note « Ceci est moins un caractère particulier qu’un recueil de faits de distraction… » Il y a chez Théophraste un caractère qui correspond à celui-ci (et qui qualifie l’homme stupide), et on peut se demander pourquoi La Bruyère a choisi de qualifier de « distraction » ces agissements dus « à la pesanteur d’esprit » et avec des anecdotes souvent identiques, et pourquoi d’autre part il dit que ce n’est pas « un caractère ».

- Effectivement il n’y a pas de « composition » mais des suites de saynètes ou de sketches qui ne semblent se succéder que pour le plaisir du lecteur-spectateur, ou celui de l’invention de l’écrivain. Le passage obéit à une esthétique du burlesque (fantaisie, caprice, recherche gratuite du rire, hyperboles, effets de grossissements invraisemblables…) et donc « encyclopédie de la vie quotidienne à la ville comme à la cour » : La Bruyère comme Ménalque font le tour des « distractions » possibles. On pense à Buster Keaton.

- Cependant l’ensemble tend à montrer l’absence de réflexion ; par où l’on rejoint la « stupidité » de Théophraste : Ménalque agit sur réflexe, c’est un automate. On retrouve le second caractère de l’homme : après l’inhumanité, la mécanique privée de raison. On peut donc dire que l’ensemble est aussi un caractère, et représente le vide même de l’homme qui agissant toujours sur réflexe n’est jamais à ce qu’il fait ni dans ce qu’il fait.

- Il faut donc étudier le texte dans le double sens d’un amusement, comme une succession de « scénario-minute », où se déploie toute la virtuosité de l’écrivain (y compris dans l’invention)mais aussi d’une réflexion sur la conduite automatique des hommes, preuves qu’ils n’ont aucune intériorité. Et peut-être est-ce là la raison ultime de la note de La Bruyère : un homme sans intériorité peut-il avoir un caractère ? (et d’ailleurs, il n’y a aucune focalisation interne dans ce portrait). Ménalque semble donc être un enjeu plus fondamental, la pierre de touche où bute l’œuvre : si l’homme est dépourvu de toute intériorité, peut-on écrire un livre de « caractères » ? Ce qui engendre une réflexion sur ce que l’écrivain est en train de faire : une œuvre d’écrivain plus qu’une œuvre de moraliste ?

N.B. : Pour une étude plus détaillée, il faudrait passer en revue

  • la syntaxe (présents et juxtaposition asyndétique)
  • l’invention (situations grotesques, détails comiques…)
  • le rythme
  • les sonorités (correspondance de Ménalque/escalier, sa porte/sorti, il voit/côté droit etc…)
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