Chapitre VI — Des biens de fortune La Bruyère, juge de la société de son temps

Le chapitre peut se lire comme une réflexion sur la pertinence du double sens de son titre : des biens consistant dans la richesse, et des biens venant du hasard : La Bruyère voulant précisément montrer comment la richesse n’est qu’un hasard. C’est ce qui explique la présence dans ce chapitre de fragments consacrés au jeu ou à l’héritage.

La Bruyère s’en prend particulièrement aux financiers et à ceux qui s’enrichissent de la levée de l’impôt. Une des conséquences de leur enrichissement est la mobilité sociale amenant à un mélange, par lemariage, de la noblesse et qui cherche à s’enrichir, et de la roture, friande d’ennoblissement. L’écrivain est ici parfaitement conservateur de la différence des ordres. Ainsi sa critique du hasard et de l’héritage s’inscrit aussi dans le cadre de ce conservatisme.
Enfin se dégage de ce chapitre un portrait particulièrement élogieux de l’écrivain philosophe qui lui s’occupe des vrais biens. C’est lui qui est donc véritablement l’honnête homme (cf. explication du texte 12), celui qui cultive les vrais biens, ceux de l’âme, et non le magistrat qui s’enferme dans son cabinet au milieu de ses registres. Il est intéressant de constater que La Bruyère attribue ici au magistrat ou au financier le défaut qu’on pouvait lui reprocher (cf. dans le chapitre « Des jugements » ou « De l’homme » ) sur le philosophe mal dégrossi, peu rompu aux civilités : il y a une différence entre la bonne et la mauvaise réclusion : le vrai philosophe, même au fond de son cabinet, doit laisser sa porte ouverte à tous. Et face aux changements de fortune, l’écrivain-philosophe se satisfait d’une stabilité qui tient de « l’aurea mediocritas », et qui le met aussi loin du luxe que de la misère (47, où il parle à la première personne), et lui épargne la mauvaise conscience des riches. Face au mépris dans lequel les gens riches tiennent les philosophe ou l’écrivain, il revendique la gloire future, beaucoup plus longue que la réussite présente (56).

Les P.T.S.

Réduits à des initiales (La Bruyère parodie le jeu des clés : il s’agit d’une fausse énigme ici : ces « partisans » sont les fermiers généraux chargés de récolter l’impôt), ils sont les meilleurs exemples d’une ascension sociale particulièrement rapide.

La Bruyère leur reproche deux choses essentiellement (comme aux parvenus en général, cf. Périandre) : d’une part leur âpreté au gain, sans aucun respect d’autrui, et d’autre part leur goût de l’étalage et de la montre une fois devenus riches. La satire est légère (cf. 16 pour se moquer de leur vanité), mais beaucoup plus virulente quand il s’agit de s’en prendre à leur âpreté, (cf. 28 : faim insatiable d’avoir  et de posséder, ou 51 : toujours insatiables, même au seuil de la mort, et 58 : ils « ont » de l’argent : enfoncement dans la matière - le néant).

Cette obsession les rend inhumains, prêts à nuire à autrui pour s’enrichir (32), et ils font preuve d’une dureté qui les ferme à autrui (34) ou (58). Et l’écrivain constate en 59 que cette chose « triste et douloureuse », que l’attachement à son intérêt est capable de dissoudre les liens d’amitié les plus forts cf. 70 également : la société est vue alors comme formée de machines désirant la mort d’autrui : il s’agit de prendre la place de l’autre (son poste, ou son argent).

Enfin ce qui le choque, c’est la contradiction entre cette apparence de beauté et le sordide des manœuvres d’enrichissement cf. 22 et 25 : une façade, et les ordures derrière.

Un bel étalage - Exemple : Le fragment 25

Composé de deux séries d’exemples (dont on n’apprend qu’à la dernière ligne, cf. « de même », que ce sont en réalité des comparaisons) qui opposent le résultat apparent à toute la préparation qui l’a produit : donc des séries d’antithèses, construites selon un même schéma énumératif, et une même synthèse : longue séries de subordonnées conditionnelles, et une principale très courte, tandis que la fin de la période, et de la comparaison est totalement déséquilibrée par rapport à la longue comparaison (« N’approfondissez pas la fortune des partisans »).

La première principale est même d’autant plus courte qu’elle est sans verbe (« Quelles saletés, quel dégoût » : et c’est une manière pour La bruyère de s’associer à l’exclamation). Les conditionnelles sont formées sur l’opposition entre les apprêts et le résultat (la « cuisine » et des actions répugnantes en face d’un résultat raffiné).

Même procédé pour le théâtre : derrière le théâtre, des poids, des roues, des cordages, et devant, un spectacle si beau, si naturel, qui paraît agir de soi-même. Ici l’opposition n’est pas entre la saleté et la beauté, mais entre l’aspect naturel et spontané du spectacle, et la violence (donc contre-nature)  et le travail. Mais la critique est la même (l’apparence est trompeuse) sauf que La Bruyère ici se désolidarise du lecteur (« Vous direz… »), malgré le retour d’une phrase nominale.

La proposition principale de l’ensemble du système établit, sous forme elliptique, l’identité entre la fortune des partisans et ces deux « façades » qui cachent des choses sales ou violentes, la table, et la scène. « N’approfondissez pas », c’est dire : « vous seriez déçus si vous pénétrez dans les coulisses ou les cuisines. Donc une démystification (non sans que ne perce une certaine admiration pour la complexité du machinisme ou de la préparation culinaire) : ces fortunes ont été acquises par la force du poignet, par l’acceptation de toutes les bassesses, et de toutes les compromissions.

Tout le texte est ainsi ironique car le conseil donné est une antiphrase, La Bruyère faisant tout le contraire dans ce texte : il approfondit justement ! La composition permet de ne pas dire le dessous des choses à propos des P.T.S. avec ce prétendu conseil qu’il donne à la fin, mais en même temps, elle permet de le connaître, sans pour autant que ne soit démolie complètement cette belle apparence que La Bruyère conseille de ne pas approfondir. Est-ce de l’ironie, ou une sorte d’intérêt propre à conserver de façon intacte pour l’écrivain aussi, une autre belle façade, celle du texte qui flatte à la lecture et dont on ne s’aperçoit pas à quels efforts elle est due…

Le conseil de La Bruyère est donc mi-ironique, mi-sérieux : sachez-le, mais ne démontez rien ! vous seriez dégoûté !

La critique sociale

Mais si La Bruyère est tellement acharné à dénoncer ces fortunes subites, c’est qu’il n’admet pas la mobilité sociale : en digne représentant de l’anthropologie classique, il bannit l’inconstance et en particulier celle qui entraîne les changements de fortune.

Ce qui le frappe d’abord, et qui le fascine, c’est la mobilité, la rapidité des ascensions et des chutes, cf. Crésus dont il retrace brièvement la vie : des richesses évidemment acquises par la concussion  et le vol, l’étalage du luxe, puis la ruine (mort insolvable). Ces gens-là font les Grands alors que trente ans plus tôt eux leurs pères étaient valets ! cf. Périandre, très ennuyé le jour de la mort de son père, ou Dorus. Et il ne supporte pas, face à l’ancienneté des familles aristocratiques, l’allégeance précisément de ces aristocrates à ceux qui ont de l’argent. Pour La Bruyère, l’argent peut acheter des biens mais pas des valeurs. Or l’argent achète la noblesse, donc il s’en prend à ces alliances pour lui dénaturées entre de vils roturiers et d’anciennes grandes familles cf. 19 ou 23, ou 60 : Oronte, l’homme sans naissance est préféré à ses rivaux.

La Bruyère en profite pour faire ainsi le procès de la noblesse qui se ruine elle aussi avec des dépenses inconsidérées cf. 81 : la déroute de la noblesse vient de ce qu’elle dépense sans compter. Faut-il alors  s’occuper de gérer son bien ? (ce qui est contraire à toutes les habitudes de la noblesse ? Mais « quel travail », ou alors négliger de s’en occuper ? : « quelle torture » (82) ; c’est un vrai problème soulevé ici par La Bruyère : peut-on continuer, à cette époque à vivre sans se préoccuper de sa fortune ?

Conclusion

De manière générale le chapitre s’attarde sur l’inconstance des biens de fortune,

Que ce soit sur leur origine : peut-on vraiment dire quelles qualités sont requises pour faire fortune (38). Faut-il de l’esprit, de l’expérience, ou rien du tout ? Le fragment 38 se termine sur la constatation du hasard complet de la réussite.

Que ce soit leur variation : un héritage, ou le hasard ; cf. le beau fragment de Zénobie.

Explication du fragment 21 : Portrait de Periandre (étude du discours ironique)

Le texte porte sur la morgue des parvenus et sur leurs prétentions nobiliaires. Il s’agit ici d’un type, le personnage n’ayant aucun trait personnel mais représentant tous ceux de sa classe. Et c’est un portrait satirique, et la parole est ironique : La Bruyère feint d’être du côté de Périandre, de se féliciter avec lui (première partie, avec un effet constant de crescendo : c’est un personnage dont l’importance ne cesse de croître) ou de se lamenter avec lui (seconde partie avec effet inverse de dégonflement). On pourrait se demander ce qu’apporte de plus ce choix de faire coïncider sa parole avec celle de Périandre.

Un portrait de paroles

C’est ce qui frappe d’emblée : il s’agit de critiquer un certain comportement à partir d’un certain langage : le comportement est ramené à une prétention dans les mots :

- Le changement de situation correspond à un changement d’expression : « accorder son amitié »  devient « implorer sa protection » ; voyez aussi les trois termes de plus en plus forts qui marquent sa réussite : « rang / crédit / autorité » ; lui-même se qualifie successivement de « homme de ma sorte » puis « un homme de ma qualité ». Quant à sa demeure elle pose un problème de dénomination : « celle d’un particulier ?  un portique ? un temple ? » Enfin la mésaventure finale vient du langage aussi, mais celui d’un texte écrit (les pancartes) qui disent l’origine de celui qui est mort. Le problème de dénomination se repose alors encore : lui qui est « messire » se trouvera obligé de dire que son père n’est qu’un « noble homme » ou même qu’un « honorable homme ».

On saisit donc que ce qui intéresse La Bruyère c’est la façon dont le langage sert ou dessert l’ascension sociale.

Une énonciation satirique

Cependant tout cela est dit dans une énonciation ironique. Le narrateur feint soit d’admirer Périandre, soit de rapporter ses paroles en le justifiant de parler comme il fait :

- « on ne peut mieux user de sa fortune…etc » ce jugement est aussitôt expliqué. Mais ce qu’on entend n’est manifestement pas ce qu’on attendait d’un moraliste : cette fortune ne sert qu’à la propre glorification de Périandre. Elle lui donne « du rang, du crédit, de l’autorité ». Ainsi on comprend que le jugement énoncé est celui que Périandre porte sur lui-même et qu’en réalité le moraliste entend tout le contraire : « On ne peut plus mal... »

Quant aux propos rapportés directement « homme de ma sorte…etc. » c’est que dans ce siècle le « moi » est haïssable : s’il est possible de dire « homme de sa qualité, il est absolument impossible qu’un homme de qualité dise cela de lui-même (à la première personne) et donc transcrire telle quelle cette parole c’est la condamner implicitement. D’ailleurs ce qui suit « le « il se donne pour tel » traduit cette aberration du langage.

Encore un procédé ironique dans « la demeure est superbe » (comme si c’était avec le regard de Périandre que le narrateur la voyait). Mais elle ne correspond pas à aucun mot parce que c’est une construction aberrante. Ici le locuteur feint l’étonnement et la perplexité (alors qu’il s’agit du péché d’orgueil : un temple voué à son propre culte !)

Même procédé dans la phrase suivante : « il est le seigneur dominant… » donné comme une affirmation mais ce qui suit établit une discordance dans le contexte : en réalité personne ne l’admet : » c’est lui qu’on envie et don on voudrait voir la chute ».

Ce procédé de l’opposition de deux contextes contradictoires se voyait aussi un peu plus haut, dans l’affirmation généralisante « il n’y a personne qui s’oppose… » (= sans exception) alors que juste après le complément « de ceux… » impose une restriction et non des moindres « « à qui il prête…. ou qu’il reçoit à sa table qui est délicate » : on ne fait cas de lui que par intérêt  (argent ou repas choisi)

- dans la seconde partie du texte le narrateur confond encore sa voix avec celle de Périandre, dans une sorte de discours indirect libre « Que son père n’est-il mort… ». Pourtant on a entendu auparavant quelques petites discordances entre les deux voix : « Tout se soutient, rien encore ne se dément… ». Cet adverbe « encore » laisse présager un avenir sombre. De même dans les trois relatives « dans cette grandeur qu’il a acquise, dont il ne doit rien, qu’il a payée », l’éloge apparent (ce n’est pas un vol, il a payé pour cette grandeur) cache aux yeux du moraliste, et donc de son lecteur l’incompatibilité entre le terme de « grandeur » et les termes « acquise, payée » : la grandeur l’est de nature, on ne l’acquiert pas.

Enfin, quand le narrateur feint de se lamenter avec Périandre sur les odieuses pancartes, nous avons cette énumération dont le troisième terme ne peut être dans la bouche de Périandre « Les supprimera-t-il aux yeux de toute une ville jalouse, maligne, clairvoyante » le dernier adjectif montre que moraliste parle en son propre nom pour justifier le jugement de la ville.

Justification de ce choix d’énonciation

- Si le moraliste a choisi ce type d’énonciation, c’est d’abord parce que Périandre semble avoir des préoccupations identiques à celles de La Bruyère : rétablir le mot juste devant une réalité qui change continuellement. Et Périandre s’émerveille de voir comme il est obligé de changer les mots pour caractériser le degré toujours plus élevé, de sa réussite.

- Ainsi la vie même montre qu’il faut constamment réajuster les mots devant une réalité en devenir. Il y a légitimation du travail de l’écrivain : ce n’est que dans un univers figé, invariant que le mot reste adapté à la réalité qu’il désigne.

- Mais si cette entreprise de redéfinition des mots est commune au moraliste et à son personnage, Périandre échoue, parce que pour la seule réalité invariable, (ses origines, et la mort de son père), il se refuse à donner le mot juste. Au contraire ce mot juste et définitif est ce qui légitime l’entreprise de La Bruyère : rendre aux mots leur sens c’est montrer que tous les mots de Périandre veulent dire qu’il n’est qu’un parvenu, et l’entreprise du moraliste trouve son achèvement dans la dénonciation de l’apparence, comme la mort du père qui dissout tous ces grands mots dont l’un comme l’autre - La Bruyère et Périandre - se gargarisaient.

Conclusion

Nous comprenons la position ambiguë du moraliste qui :

- en tant que moraliste condamne ce refus d’admettre la seule réalité fixe  et de la nommer pour ce qu’elle est.

- en tant qu’écrivain se réjouit de deux choses : d’une part des « changements de fortune » donc de cette vie qui, n’ayant rien de stable, justifie une recherche constante de redéfinition des mots par rapport à la réalité qu’ils désignent, et d’autre part de cette inadéquation des mots aux choses qui justifie son entreprise de rétablir le mot juste, en même temps qu’elle légitime une entreprise littéraire qui dans un univers idéal (où les mots correspondent aux choses) serait non avenue.
Cette ambiguïté justifie le choix d’une énonciation satirique, qui permet à l’écrivain de se confondre avec son personnage, et au moraliste de s’en distinguer.

Explication du texte 12 : Clitiphon

Ce fragment établit la comparaison entre la disponibilité du philosophe/écrivain/homme de lettres, et la difficulté au contraire d’avoir une relation avec l’homme d’affaires, toujours occupé. Relevant d’un « topos » déjà dans Cicéron (De officiis) comme dans la morale de « l’honnête homme » le texte cependant développe un paradoxe implicite, qui fait tout son intérêt.

Composition

  • Une anecdote personnelle
  • Une adresse à Clitiphon
  • Une définition sous forme d’antithèse de l’homme d’affaire et du philosophe qui reprend le début du texte en l’inversant.

Énonciation

Elle fait toute la saveur du texte : un « dialogue » mais où seule la voix du Je est entendue, avec cepenant une transformation : le dialogue cède la place dans la dernière partie à un propos généralisant.  Le « je » non seulement est très présent ailleurs, mais les modalités d’énonciation sont très variées : il commence par un regret (il ne peut voir Clitiphon) puis continue par un discours au présent, puis il pose des questions (Que faites-vous...) auxquelles il répond lui-même (des mémoires…), il poursuit avec un conseil (« Voulez-vous… »), puis une adresse : « ô homme… » et une invitation (« venez, entrez, passez »), à laquelle succèdent de nouvelles questions, puis une exclamation.

Enfin la troisième partie garde son lien avec la pécédente, étant introduite par le « que dis-je ».

Les antithèses

Elles sont constantes, tantôt implicites, tantôt explicites.

  • Les lieux

« devant la porte, l’antichambre » // l’endroit le plus reculé de votre appartement » : aucun mouvement possible vers un intérieur fermé.

Au contraire « venez, entrez, passez », pas d’antichambre, mais un cabinet accessible : « toutes les portes sont ouvertes », donc un mouvement vers un lieu intérieur et ouvert ; le « cabinet » changeant de fonction : pour le financier, c’estun refuge pour échapper aux clients, pour l’écrivain c’est un cabinet de travail pour se recueillir.

Cette opposition, métaphorique, entre deux lieux retirés dont l’un est accessible ; et l’autre non, va se retrouver dans l’opposition de la vue :

  • La vue

D’un côté un homme invisible (enfermé ou sorti) « on ne le voit point… on ne le voit pas encore… on ne le voit plus » trois verbes niés, une disparition qui suit… une non-apparition, ou plutôt l’attente d’une apparition ; de l’autre un homme « trivial » (l’adjectif désigne d’abord l’emplacement des bornes qui sont sur les places publiques, dans les carrefours), « vu de tous, à toute heure, en tout état ».

  • L’occupation

D’un côté une occupation vaine, qui est un métier, mais qui en réalité et paradoxalement est anti-sociale, de l’autre une occupation gratuite, qui au contraire est une ouverture à l’autre : donc les antithèses se portent d’un côté sur l’aspect uniquement matériel dans lequel est décrite l’activité administrative ou financière (« enfilez quelques mémoires, collationnez… registres, signez… parafez) des « manieurs d’argent ou hommes d’affaires », et de l’autre une activité enrichissante : spiritualité de l’âme (à opposer à la matière), la cosmologie, l’admiration de Dieu, la Vérité.

Et l’occupation qui rapporte de l’argent est asociale parce qu’elle empêche d’entendre autrui, même pour un seul mot (dans le texte : oui ou non !) D’où la transformation de l’homme d’affaire en « ours dans sa loge ». Au contraire l’occupation gratuite est une disposition à mieux écouter autrui cf. « sans me faire avertir etc » : disponibilité et immédiateté de la réponse à la demande (et il faut opposer la sollicitude qui se manifeste par des flots de paroles « Que voulez-vous que je fasse… faut-il quitter cette ligne commencée… ? Le philosophe ne connaît pas encore la demande et il quitte tout pour autrui, le financier n’avait qu’un mot à dire, et il ne le dit pas.) Dans le cas du philosophe, l’interruption, loin d’être intempestive, est heureuse parce qu’elle est utile : le bonheur réside dans l’utilité. Et le philosophe devient un nouveau Socrate !

Et tout le texte aboutit sur l’opposition maximale : un ours // Socrate : un moins qu’un homme, un plus qu’un homme !

Conclusion

Ce fragment est écrit sur un ton sérieux mais il s’y cache une ironie implicite dans la mesure où très habilement La Bruyère adresse à l’homme d’affaires le reproche qu’on pourrait faire au contraire à l’écrivain, au solitaire, face à l’homme public, aux multiples relations sociales. Or précisément, il montre que le solitaire forge son âme à aimer l’humanité et que l’homme public n’est intéressé que par la matière, l’or, l’argent, et qu’il perd son humanité.

Explication du fragment 78 : La reine Zénobie

Zénobie fut la célèbre reine de Palmyre, et la ville, longtemps enfouie sous les sables, venait d’être redécouverte. D’où cette réflexion sur la décadence des civilisations assortie du goût mis à la mode, de la poétique des ruines. Double décadence du reste, celle d’une ville, qui fut une cité fastueuse et celle d’une reine puissante, toutes deux vaincues par l’empereur Aurélien.

Dans ce texte, l’évocation de cet antique royaume sert à deux buts : pourfendre les excès d’un luxe insolent, et montrer l’inconstance des « biens de fortune ».

Mais l’écrivain prend un malin plaisir à ciseler des phrases luxueuses(cf. les Phidias et les Zeuxis), à employer une langue telle « qu’elle ne paraisse pas faite de la main des hommes » et il est significatif qu’il n’envisage pas exactement la ruine d’un splendide édifice, mais la décadence consiste dans…un changement de propriétaire : Zénobie disparue, ce sera un obscur « pâtre », enrichi de l’impôt qui achètera « à deniers comptants » le merveilleux palais de la reine : Que cette merveille rentre dans le circuit commercial !

  • L’énonciation

Elle transforme la description en un dialogue. Ce qui permet à La Bruyère d’une part de parler au présent (et en réalité c’est parce qu’il parle aussi de son siècle) et d’autre part d’enlever à la description ce qu’elle pourrait avoir de mort. Ce qui explique le nombre de deictiques dans le texte.

  • La composition

Elle est d’abord à relier à  l’énonciation : des phrases assertives puis des impératifs, enfin un futur, l’énonciateur, prophète, ayant la science de l’avenir. Ce choix fait sens : il rend la grandeur et la folie de Zénobie encore plus présentes et il montre la construction en train de se faire : un effort d’embellissement constant, mais en même temps que cette construction, il en fait apparaître la vanité : nus assistons à ces efforts, à ces embellissements, et pourtant Zénobie va perdre son palais : la construction du texte, en ce qu’elle oppose l’essentiel du texte au renversement de la fin (quatre lignes seulement) montre elle aussi la vanité de ces longs efforts, auxquels succède une chute rapide : un autre prend la place de Zénobie : alors, à quoi bon tos ces efforts ?

  • Le sens

Il est alors à préciser : on pense évidemment aux palais construits sous le Roi-Soleil, à ses grands architectes, et à ces financiers sortis de rien  (« quelqu’un de ces pâtres, qui habitent les sables voisins de Palmyre » noter l’occurrence de la voyelle « a » par rapport au « i » de Zénobie : ce pâtre n’a pas de nom, il vit dans les sables…), et « devenus riches par le péage de vos rivières » c’est l’impôt levé sur un bien qui ne lui appartient pas (cf. Les fermiers généraux) qui l’enrichit au point de pouvoir acheter « à deniers comptants » et même « pour l’embellir », la ville entière ; et il faut voir dans la dernière proposition « la rendre digne de lui et de sa fortune » un jugement antiphrastique et ironique de La Bruyère (car ce pâtre en est en réalité complètement indigne).

  • La poésie

C’est le principal intérêt de ce texte : extrême attention aux sonorités, à la fluidité du style, à la noblesse du vocabulaire

- La première partie explique pourquoi Zénobie a voulu créer « un superbe édifice » à cet endroit des rives de l’Euphrate. Et cela, en dépit de toutes les guerres que mène cette reine ambitieuse (cf. Louis XIV) Et le nom de Zénobie se diffuse à travers cette première partie par cette attaque « Ni… Zénobie… qui agitent… empire, ni.. virilement… diminuent rien ; magnificence » et encore « rives, édifice, y, situation, riante, Syrie, qui habitent, n’y… choisir… etc.) Remarquer au passage comment est évoquée la situation de Zénobie : c’est un simple complément de temps qui nous apprend la mort du roi. Même chose pour parler de la guerre contre les Romains.

Et en même temps ces doubles négations (Ni…ni…) semblent déjà porteuses d’un germe néfaste, comme si déjà cette puissance était effectivement minée par les troubles, la guerre, le veuvage… et que c’était pour oublier tout cela peut-être que, contre vents et marées, la reine avait voulu construire un palais aussi luxueux, dans cet endroit paradisiaque, qui a tout du « locus amoenus » : bois sacré, ombre, rivière…

- Vient ensuite la description de l’activité des hommes. Le changement est marqué par une nouvelle tonalité : « la campagne autour… est couverte… coupent… roulent... » et ce mouvement volontaire amène la série des occlusives plus dures (« campagne, couverte, qui et qui coupent, etc.) Et l’unité avec ce qui précède vient de la permanence de la voyelle « i » cf. tous les relatifs, et aussi « charrient, porphyre… ». Tous les verbes sont des verbes de mouvement : grande activité de tous les artisans, et les matières citées sont des matières précieuses. La description finit avec une nouvelle occurrence du « vous » qui s’adresse à Zénobie (nous sommes dans un discours, non dans une description), la phrase devient longue et sinueuse, comme si la nature était violentée cf. le léger déséquilibre introduit par le complément trop vaguement relié au reste de la phrase « et dans cette splendeur… » : non, ce n’est plus l’apogée du classicisme, mais sa dégénérescence, en un luxe trop tapageur, en une écriture trop sophistiquée !

- La seconde partie du texte est une série de « conseils » qu’en réalité on interprètera comme des concessives (« N’y épargnez rien » = « vous aurez beau n’y rien épargner… »). Mais nous avons surtout une nouvelle ouverture en « NI » qui réunit la double négation du début à cet impératif « n’y épargnez rien »avec même reprise « ni-n’y // rien ». La double négation est reprise sur le mode affirmatif (« Employez-y ») et la « grande reine » prend ici un sens ironique. Le style se fait aussi luxueux que le palais avec force paronomases (or/arts) hyperboles (les plus excellents ouvriers, Phidias, Zeuxis), et les lieux sont décrits comme des surfaces où s’inscrivent des « caractères » - signes peint par ces artistes (cf. plafonds, lambris, jardins et le verbe « tracer »). Et cet enchantement devient même sacrilège, il témoigne de la volonté ‘égaler les dieux, il dépasse la mesure humaine. (Remarquez toujours la présence de Zénobie sous l’aspect des chuintantes sourdes ou sonores ch/z : employez-y, Zeuxis, tracez-y, vastes et, vos trésors, enchantement…

- Enfin la dernière partie du texte, après une série en « i » (y /mis/Zénobie) est couronnée par la venue du « a » (déjà amené par « ouvrage incomparable) : le rachat du palais par le pâtre.

Le caractère omniscient du locuteur transforme tout le texte en un discours ironique puisque le locuteur sait comment va finir Zénobie et surtout qui sera l’heureux jouisseur de ce palais construit avec tant de faste.

Donc un texte essentiellement poétique, où La Bruyère célèbre avec d’autant moins de scrupules le luxe et le faste d’un palais comme le pouvoir de son écriture, qu’il en connaît la fin inéluctable, celle de ce palais, de cette reine, de cette ville, comme de son fragment !

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