Il y a deux textes à étudier en regard puisque l’un s’éclaire par l’autre : dans le premier texte (tome deuxième, après la lecture de la lettre de Mme de Thémines, depuis « Mme de Clèves lut cette lettre… jusqu’à »l’inclination qu’elle avait pour ce prince » on voit la réaction première de la princesse à la lecture de la lettre – dont elle se trompe en fait sur le véritable destinataire, puis dans le deuxième texte (tome troisième après la rédaction de la seconde lettre depuis « Après qu’on eut envoyé la lettre à Mme la Dauphine… jusqu’à « ce qui était arrivé de la fausse lettre du vidame ») on voit comment elle interprète cette première réaction : donc une héroïne qui va s’auto-analyser.
Ces deux textes sont à étudier sous un triple angle : problèmes de points de vue, psychologie et communication.
Le premier texte
Nous sommes donc devant les réactions à vif de la princesse, très troublée à la lecture de la lettre cf. « sans savoir néanmoins ce qu’elle avait lu ». Ici se pose à l’auteur un problème de technique romanesque. En général l’auteur-narrateur s’abstient d’intervenir directement dans sa narration : au nom de la vraisemblance en effet on veut que la nouvelle se donne pour simple chronique des faits que l’on suppose s’être produits tels qu’ils sont relatés. Puisqu’il n’y a pas d’autre auteur que la réalité, on attend du « romancier » qu’il se comporte comme le simple rapporteur d’événements dans lesquels il feint de n’être pour rien, de manière que le lecteur ait l’illusion de se trouver devant la réalité même. Comment dans ce cas révéler l’intériorité ? La solution la plus pratique est la conversation avec un intime cf. la critique de Valincour : « mais la jalousie de Mme de Clèves à l’occasion de la lettre…comment l’auteur a-t-il pu le savoir… Il aurait dû donner à chacun de ses héros un confident »
Puisque la nouvelle, contrairement au roman est un récit linéaire qui renonce aux épisodes rétrospectifs, l’auteur est obligé de s’octroyer des pouvoirs plus étendus que celui d’un simple chroniqueur, ceux du romancier : il doit intervenir. Mais la tâche est d’autant plus complexe quand l’héroïne, comme c’est le cas, ne peut exprimer directement un amour dont elle n’est pas vraiment consciente : comment dire ce qui se passe au fond du cœur de la princesse si elle le dissimule aux autres comme à elle-même ? La narratrice ici va devenir un intermédiaire savant et distinguer à l’avance ce que la princesse ne verra qu’avec retard. Donc le lecteur, un peu en avance sur l’héroïne vibre avec elle mais la domine en même temps par un regard clairvoyant.
Nous savons déjà que la princesse est très troublée avant même la lecture de la lettre : « ses pensées étaient si confuses… ». Quelles sont ses réactions ensuite ? II y a une alternance de la « vision avec » et de la vision de l’auteur omniscient : « Elle voyait seulement que… une autre » donne la pensée de la princesse. Puis « Mais elle se trompait… accompagnée » marque l’intervention de la narratrice.
Puis la narratrice disparaît à nouveau, ou plutôt présente son héroïne alternativement de l’intérieur (ses pensées intimes) ou de l’extérieur (un condensé de ses pensées) sans se prononcer sur leur vérité. Mais la petite phrase placée par la narratrice un peu avant (« mais elle se trompait… et ce mal était la jalousie ») nous permet de comprendre ce qui se passe dans le cœur de Mme de Clèves et de donner une interprétation vraie à une réaction que la princesse interprète mal.
Ce double point de vue qu’adopte l’écrivain est ici le signe de sa vision du monde : on ne se connaît pas. Nous comprenons mal nos réactions, à moins qu’un œil extérieur (la narratrice) ne les explique.
Mais en quoi la princesse se trompe-t-elle ? C’est ici qu’entre en jeu l’amour-propre : ce « mal insupportable » qu’elle éprouve, au lieu de le mettre sur le compte de la jalousie, elle le transforme en un regret que « Nemours eût lieu de croire qu’elle l’aimait » (et elle exprime ce regret à plusieurs reprises dans le texte). Ce qu’elle regrette donc, c’est d’avoir donné des marques de son affection à Nemours, alors qu’il en aime une autre. Donc son amour-propre est piqué, mais elle préfère le mettre en avant plutôt que de reconnaître la vérité, à savoir que Nemours en aime une autre, et de connaître alors les affres de la jalousie.
Une fois que le lecteur connaît et la vérité et le sentiment de la princesse, la narratrice enchaîne sur la suite des réactions de la princesse à la lecture de la lettre (ce qui fait aussi comprendre ses réactions) : elle a envie de s’identifier à celle dont elle présume qu’elle est aimée (« elle avait de l’esprit, du courage, de la force… ») En fait, elle voudrait bien faire comme elle ! Après ces réflexions au discours indirect (« elle trouvait que, elle pensait que ») la vision devient plus extérieure : « quels retours … quelles réflexions… combien... etc. ») mais en même temps le phrases exclamatives en rendent le tour plus direct pour montrer son bouleversement.
Puis un retour au style indirect, où là encore les raisons qu’elle donne sont manifestement fausses : ce n’est que parce qu’elle pense que Nemours ne l’aime pas qu’elle regrette de ne pas avoir parlé à son mari cf. la phrase « elle aurait mieux fait... » où Nemours est caractérisé par une série de relatives qui l’accablent, cette hostilité n’étant due qu’à la blessure de sa vanité ; et il est amusant de constater que c’est Nemours qui est accusé « d’orgueil et de vanité ».
La fin du texte (« Enfin… ») en est un résumé de ce qui l’afflige le plus (avoir montré son amour et savoir que Nemours en aime une autre) et ce qu’elle pense être une consolation (ce qui est faux) : « Elle n’avait plus rien à craindre d’elle-même » « elle serait entièrement guérie » : son amour-propre blessé lui fait croire qu’elle n’aime plus. La narratrice se moque ici complètement de l’illusion de la princesse, comme si elle faisait un clin d’œil au lecteur qui lui aussi comprend comme la princesse se trompe.
Enfin le dernier intérêt de ce texte est de souligner la structure même du roman ; on sait que les communications ne se font jamais entre le véritable émetteur et le véritable récepteur : cf. la scène du bal, avec un dialogue indirect entre Nemours et la princesse, la scène de l’aveu à Clèves dans laquelle Nemours est caché, la scène des rubans (où Nemours est caché et où la princesse contemple son image), ou encore la scène du portrait où c’est une image de la princesse qui est dérobée : les deux personnages ne peuvent jamais parler directement de leur amour et sont réduits à employer des simulacres qui dénoncent la perversion de la communication comme ils permettent de mettre en évidence la vérité du message. Or ici la princesse lit une lettre qui n’est pas adressée à celui qu’elle croit, et la communication est doublement pervertie : alors que l’ émetteur est Mme de Thémines et le récepteur le vidame, s’ajoutent deux récepteurs supplémentaires : la princesse qui lit la lettre, et Nemours à qui elle pense qu’elle est adressée. Or c’est à la faveur de ce quiproquo qu’elle va découvrir qu’elle est vraiment amoureuse.
Le second texte
Dans cette scène, Mme de Clèves est seule, et cette solitude annonce un retour à la lucidité (qui l’avait quittée depuis la lecture de la lettre) « Mme de Clèves demeura seule et… elle revint comme d’un songe ». Le texte se compose de deux paragraphes, le premier est une réflexion sur e qui vient de se passer, et le second, une fois admis qu’elle aime, est un combat suivi d’une défaite.
Premier paragraphe
Une héroïne qui reste interdite sur sa réelle personnalité. Elle se rend compte qu’elle n’a jamais été maîtresse d’elle-même mais qu’elle a toujours agi sous l’emprise de l’amour. Ici le narrateur disparaît, la lucidité rétrospective de la princesse est suffisante, mais cette lucidité s’accompagne d’un « étonnement » sur ses réactions : pour Mme de La Fayette, l’homme est à lui-même un monstre incompréhensible. Comparant « l’aigreur et la froideur » qu’elle avait montrée à Nemours tant qu’elle croyait que la lettre lui était adressés, avec la « douceur et le calme » qu’elle avait éprouvés quand elle avait su que non, elle en conclut que sa réaction n’était due qu’à sa jalousie.
Puis ses pensées aboutissent à faire d’elle soit quelque chose d’incompréhensible à elle-même, soit que malgré sa volonté elle trompe son mari soit que (et c’est le pire) elle est une femme torturée par la passion (le paragraphe suivant). Ainsi elle comprend que « les marques de compassion » qu’elle avait montrées à Nemours étaient en fait autre chose que de la compassion, et que « l’aigreur » qu’elle lui avait témoignée n’était autre chose que donner des preuves de sa passion (alors qu’elle pensait que cette aigreur signifiait sa guérison). Donc « elle ne se reconnaissait plus » parce qu’elle constate la différence entre ce qu’elle pense être et ce qu’elle est réellement.
La conséquence en est le sentiment de son indignité, car non seulement elle a échoué, mais elle a elle-même recherché la présence de Nemours ! donc ce qu’elle comprend, c’est qu’elle est toujours agie par la passion, qu’elle n’a aucune volonté.
La dernière pensée, la plus cuisante, c’est « le souvenir de l’état où elle avait passé la nuit » : la seule véritable souffrance, c’est la pensée que Nemours pouvait la tromper cf. le terme très fort de « cuisantes douleurs ». La découverte de l’amour passe par la découverte qu’il serait insupportable de perdre ce qu’on aime. C’est là le sentiment de jalousie.
Second paragraphe
Trois modes d’énonciation différents : discours indirect, discours direct puit récit à la troisième personne, avec par conséquent une juxtaposition de différents temps qui nous rend sensible le passage du temps : temps d’avant la lettre (plus que parfait), puis (passé simple) le moment de la lettre et le temps après la lettre, qui va permettre le passage au monologue, avec le présent et le temps de la résolution : « il faut » : nous voyons ici l’évolution du temps et la causalité de l’enchaînement : la princesse a compris que la lecture de la lettre avait modifié ses sentiments, puisqu’elle avait fait naître la crainte que Nemours n’en aime une autre, donc la jalousie, donc la découverte de son amour.
- Le discours indirect : il faut relever l’expression « les inquiétudes mortelles » qui reprend « les cuisantes douleurs » du paragraphe précédent. C’est à prendre au sens propre : la jalousie est une inquiétude qui entraîne un trouble profond, le soupçon, la défiance, et il est logique que le raisonnement se termine par la conviction qu’un « attachement sincère et durable » est impossible. Cette inquiétude s’accompagne donc aussi de lucidité, c’est ce qu’exprime la différence des temps : la princesse fait nettement la différence entre ce qu’elle était et ce qu’elle est, ce qu’elle pesait et ce qu’elle pense (cf. les adverbes « jusqu’alors, point encore, toujours » et la différences entre les trois temps) : son raisonnement est une confrontation et la structure syntaxique complexe (à analyser en détail) qui suit dans les seconde et troisième phrase reproduit une étude analytique de la pensée : on assiste à la pensée en travail cf. les verbes comme « ignorer, penser, ouvrir les yeux » ou les évaluations « vraisemblable, presque impossible ».
- Le discours direct : c’est la constatation d’une impasse, d’une contradiction insupportable : « elle trouva qu’il était presque impossible qu’elle pût être contente de sa passion » : elle a reconnu cet amour, mais au lieu d’en être satisfaite, elle est inquiète ; donc, quand elle se défendait d’aimer, elle souffrait, et quand elle le reconnaît, elle souffre aussi : c’est qu’à la pensée s’oppose le sentiment : malgré toutes les raisons de ne pas aimer (galanterie de Nemours, souffrance…Clèves) elle continue à aimer : la lucidité n’arrive pas à venir à bout de l’amour. Ce qui provoque un changement de plan et l’intervention du Je au style direct, le Je , l’intimité de l’être, non traduisible correctement en phrases analytiques : l’inquiétude se traduit par la forme interrogative et la répétition du « Veux-je » qi martèle la phrase n’est pas une exhortation mais signifie « est-ce que je suis bien en train de vouloir cela ? » autrement dit la question porte sur le verbe vouloir lui-même et enlève toute efficacité à ce vouloir. Toutes les raisons négatives qu’elle se donne n’empêchent pas l’existence de sa passion. Après donc ces interrogations inutiles, on passe à des constatations « je suis vaincue… » un présent où elle constate sa défaite. Cependant un dernier sursaut final, un dernier effort de volonté, marqué par « il faut » plusieurs fois répété (notons la forme impersonnelle, il n’y a plus de « je » sujet) mais cette répétition loin de marquer la fermeté signifie au contraire l’irrésolution et l’urgence d’un effort douloureux qui consiste à fuir (« m’arracher, m’en aller »). Dès cet instant la princesse songe à dire à Clèves ce qu’il en est, ce sera la catastrophe, mais aussi une protection définitive.
Donc ce qui l’incite à ne pas céder à Nemours, c’est uniquement l’idée qu’éprouver de la passion, c’est souffrir. Par conséquent, comment faire pour n’être plus torturée ? Voilà le problème (et non pas « comment échapper à la tentation »).
- Le retour au récit : c’est le récit de son premier refus (« sans aller voir… »), un refus passif, puisqu’il consiste à ne pas agir, et c’est le début de la solitude de la princesse.
Conclusion
Il se dégage une vue pessimiste de l’amour conçu comme vie de douleur, qu’il soit ou non satisfait. Notons la grande abondance de termes négatifs : il n’y a aucune valeur à quoi se raccrocher : l’amour cause la souffrance, l’honneur n’apporte rien de positif : il s’agit « de ne pas se manquer à soi-même », la sincérité de l’aveu ne sera pas un acte positif mais une façon de se protéger de l’amour.
Un beau texte dans lequel Mme de Clèves voit que toute la lucidité dont elle fait preuve ne lui sert à rien : l’impossibilité que Nemours « ait une attache durable », comme le respect qu’elle doit à son mari comme à elle-même sont des raisons qui ne peuvent empêcher l’existence d’un sentiment dont elle est le jouet.