Cet aveu s’inscrit dans la série des aveux dont les uns sont indirects, qu’ils soient involontaires (cf. le trouble de la princesse quand Nemours tombe de cheval, ou bien dans la scène du portrait), ou qu’ils soient directs mais en l’absence de l’âtre aimé : aveu de la passion au mari, aveu devant la « représentation » de Nemours au siège de Metz. Mais celui-ci sera le premier et le dernier où la princesse va dire directement son amour à Nemours avant de ne plus jamais le revoir.
Problématique
En quoi la parole directe va-t-elle modifier le sentiment ? Autrement dit, le dialogue permet-il d’expliquer simplement la décision de la princesse, ou bien constitue-t-il dans l’évènement d’une parole de refus un événement qui va modifier la situation ?
Structure et situation
C’est toujours le vidame qui ménage l’entrevue, pour une situation inédite (le seul tête à tête, pendant l’écriture de la lettre, avait un prétexte et Clèves était dans la maison) ; cf. « se trouver seuls et en état de se parler pour la première fois » puis « Mme de Clèves céda pour la première fois au penchant qu’elle avait pour M. de Nemours ». D’où sa décision pour un aveu rendu possible puisque dans un temps où il peut « être fait sans crime » (pourtant que ce soit la femme qui en prenne l’initiative n’est pas dans le code précieux). Il y a d’abord un retour sur le passé, où le mot de « devoir » est évoqué : cet aveu n’aura pas de suite à cause de la mort de M. de Clèves , parce que « je sais que c’est par vous qu’il est mort et que c’est à cause de moi ». Et c’est devant les protestations de Nemours « Quel fantôme de devoir opposez-vous à mon bonheur ? » qu’elle va vraiment essayer d’expliquer sa décision : « je vous conjure de m’écouter sans m’interrompre… » d’où trois longues répliques interrompues par deux interventions de Nemours.
Premier temps
Après l’invocation du « devoir », un argument fondé sur l’incompatibilité entre l’amour et le mariage : entre un sentiment, par nature instable, et la stabilité d’une institution (notons qu’elle met en accusation l’inconstance des hommes mais ne parle pas de celle de la femme !). Pour elle il est sûr et certain que la passion disparaîtra (voir certainement finir, qui reprend le mot inaugural « certitude de n’être plus aimée »). S’ensuit une parenthèse sur son mari, dans la mesure où il représente précisément une sorte d’exception « L’unique homme du monde capable de conserver l’amour dans le mariage ». Mais avec une lucidité cruelle la princesse transforme cette constatation en explication : « sa passion n’a subsisté que parce qu’il n’en aurait pas trouvé en moi » : dans cet univers proche de l’univers racinien, celui qui aime n’est pas aimé. Mais dans cette phrase la princesse ne pensant qu’à elle anticipe (cf. le conditionnel) sur ce que serait sa relation avec Nemours : inversement la passion de Nemours ne pourra donc pas subsister puisqu’il n’y aura plus d’obstacle à sa réalisation. C’est ce que lui dut la princesse « Je crois que les obstacles ont fait votre constance ».
C’est à ce moment que Nemours l’interrompt « vous me faites trop d’injustice… » (effectivement on entend à travers les paroles de la princesse le discours de sa mère, qui était prévenue contre Nemours : « vous êtes éloignée d’être prévenue en ma faveur ».
Deuxième temps
Le même sujet est abordé, mais sous l’angle des propres sentiments de la princesse : Il y a dans cette seconde réplique deux parties marquées par le passage du « vous » au « je » : tant qu’elle parle de Nemours elle récite en quelque sorte le « catéchisme » de sa mère : elle redit sa certitude que Nemours aura encore des aventures galantes, comme il en a déjà eues. Mais aussitôt après, passant au « je » ce qui se manifeste, c’est sa crainte d’éprouver alors les tortures de la jalousie, « le plus grand de tous les maux » dit-elle (et elle rappelle ses tourments quand elle a cru que la lettre de Mme de Thémines était adressée à Nemours), ce qui la fait revenir à son point de départ, puisque c’est la jalousie qui a fait périr Clèves, et c’est Nemours qui en est la cause !
Nouvelle intervention de Nemours qui espère que l’avenir la fera changer de résolution.
Troisième temps
Les arguments moins nets sont mêlés, on y voit une dialectique du repos et du devoir : « Le devoir ne s’impose jamais avec assez de force pour se passer de l’argument du repos, et le choix du repos a besoin du devoir pour se renforcer. Ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos, et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir ». Puis la princesse termine sur un rappel des règles de bienséance et donc du « crime » qui consisterait à céder à Nemours.
Nemours ne répond pas mais théâtralement se jette à ses pieds. Mme de Clèves marque de plus en plus d’assurance et in extremis reconnaît le « fantôme » de devoir qui la fait agir « Il est vrai que je sacrifie beaucoup à un devoir qui n’existe que dans mon imagination ». Et son adieu définitif se double d’une magnifique déclaration d’amour : « croyez que les sentiments que j’ai pour vous seront éternels et qu’ils subsisteront également quoi que je fasse ». C’est la dernière expression qui est la plus importante : sa décision ne met pas en jeu l’existence du sentiment qui subsistera à jamais : sa décision reste purement extérieure et ne l’atteindra jamais dans son être.
Conclusion : comment interpréter cet aveu ?
Remarquons que la narratrice n’apparaît pas, donnant à déchiffrer directement les motivations d’une conscience qui semble si lucide. Mais c’est moins, en réalité parce que Mme de Clèves y voit clair (est-ce si sûr d’ailleurs ?) que parce que l’analyse psychologique débouche ici sur l’incertitude et l’indétermination. En fait, la princesse veut à la fois se protéger d’une façon presque mesquine contre des infidélités éventuelles, mais aussi sacrifier une satisfaction aléatoire à une idée plus grandiose de l’amour : grande âme ou petite âme ? Et parce que l’homme est contradiction, la narratrice s’est tue.
Il nous faut donc comprendre la nécessité de cette conjonction : « Je vous aime / Il faut nous séparer »
Et l’on comprendra la nécessité de cet aveu, son caractère « performatif » puisqu’il fait passer à l’existence un amour jusque là non dit à son destinataire, mais l’on comprendra aussi que par là-même il entraîne la nécessité d’une séparation : pourquoi ?
- Il y a d’abord ce passage à l’expression (rendu possible par la mort de Clèves) : dire cet amour à Nemours c’est pour la princesse lui montrer directement qu’elle l’aime : une reconnaissance indubitable qui met fin au trouble, et donc pour la princesse, c’est retrouver son unité, faire coïncider l’être et le paraître, l’intérieur et l’extérieur : l’aveu est essentiel pour faire exister ce qui se cache au fond du cœur. Cf. le parti-pris de la « sincérité ».
- Mais toute expression inscrit l’être dans le temps et transforme la réalité : dire « je vous aime ». C’est effectivement lever l’obstacle ! or précisément pour elle, l’obstacle est la condition de l’amour. Donc dire « je vous aime » veut dire « Vous ne m’aimerez plus ». Dire cet amour c’est l’inscrire dans le temps et rendre possible toutes ses transformations éventuelles (trahison, jalousie…) (cela dans la vision pessimiste d’un amour égoïste qui attend tout de l’autre, et qui ne voit pas l’amour comme don de soi).
- Comment dans ce cas donner existence à ce sentiment en le disant, mais en même temps l’arracher au temps et le préserver des aléas de l’existence ? En conjuguant l’aveu au refus : le refus sera le moyen de conserver à l’état embryonnaire, et parfait, ce que l’existence aurait pu détruire. Mettre la passion à l’abri du temps et de la souffrance. Conquête ou défaite ?
Il faudrait ici faire intervenir deux éléments :
D’une part la fin du livre, où l’aboutissement de ce désir de permanence conduit la princesse à ne plus rien sentir d’autre que la permanence de l’être, c’est-à-dire le rien ; c’est ne plus vivre. Et c’est parce qu’elle est en quête de « l’être » qu’elle renonce à l’amour (alors que Nemours, lui, est en quête d’amour). Et ce détournement du monde, ce désir de s’appartenir, de ne plus dépendre de rien aboutit en quelque sorte à la dépossession la plus totale.
D’autre part l’écriture de Mme de La Fayette revient au même dilemme : La transparence du langage est-elle une conquête ou un aveu d’échec ? Assurer la permanence ou risquer la paralysie ? De même la négation, si fréquente dans cette écriture : dire en ne disant pas l’objet, est-ce le mettre à l’abri du temps, ou échouer à en donner l’expression juste ?