Marivaux "Le salon de Madame Dorsin" (La Vie de Marianne, V, p. 285, Édition Dagen Folio-Classique)
Dans ce passage, la narratrice, prenant pour prétexte l’occasion d’un dîner chez Madame Dorsin, interrompt son récit pour faire le portrait de son hôtesse.
Voici encore un effet singulier du caractère de Mme Dorsin.
Allez dans quelque maison du monde que ce soit ; voyez-y des personnes de différentes conditions, ou de différents états ; supposez-y un militaire, un financier, un homme de robe, un ecclésiastique, un habile homme dans les arts qui n’a que son talent pour toute distinction, un savant qui n’a que sa science : ils ont beau être ensemble, tout réunis qu’ils sont, ils ne se mêlent point, jamais ils ne se confondent ; ce sont toujours les étrangers les uns pour les autres, et comme gens de différentes nations ; toujours des gens mal assortis, qui se servent mutuellement de spectacle.
Vous y verrez aussi une subordination sotte et gênante, que l’orgueil cavalier, ou le maintien imposant des unes, et la crainte de s’émanciper dans les autres, y conservent entre eux.
L’un interroge hardiment, l’autre, avec poids et gravité ; l’autre attend pour parler qu’on lui parle.
Celui-ci décide, et ne sait ce qu’il dit ; celui-là a raison et n’ose le dire ; aucun d’entre eux ne perd de vue ce qu’il est, et y ajuste ses discours et sa contenance ; quelle misère !
Oh ! je vous assure qu’on était bien au-dessus de cette puérilité-là chez Mme Dorsin, elle avait le secret d’en guérir ceux qui la voyaient souvent.
Il n’était point questions de rangs ni d’états chez elle ; personne ne se souvenait du plus ou moins d’importance qu’il avait ; c’étaient des hommes qui parlaient à des hommes, entre qui seulement les meilleures raisons l’emportaient sur les plus faibles ; rien que cela.
Ou si vous voulez que je vous dise un grand mot, c’était comme des intelligences d’une égale dignité, sinon d’une force égale, qui avaient tout uniment commerce ensemble ; des intelligences entre lesquelles il ne s’agissait plus des titres que le hasard leur avait donnés ici-bas, et qui ne croyaient pas que leurs fonctions fortuites dussent plus humilier les unes qu’enorgueillir les autres. Voilà comme on l’entendait chez Mme Dorsin ; voilà ce qu’on devenait avec elle, par l’impression qu’on recevait de cette façon de penser raisonnable et philosophe que je vous ai dit qu’elle avait, et qui faisait que tout le monde était philosophe aussi.
Nous savons que Marivaux a rendu plusieurs hommages à des personnages de son temps dans ce livre, puisqu’on a reconnu dans le « Ministre » auquel s’adresse Marianne le Cardinal de Fleury, et Madame de Lambert dans le portrait de Madame de Miran. Quant à Madame Dorsin, elle est une image idéalisée de madame de Tencin, qui était une fidèle amie de Marivaux ; une femme célèbre pour sa vie d’abord assez scandaleuse, puis pour son salon ouvert à toutes les idées neuves de l’époque.
Ici donc, par la bouche de la narratrice, Marivaux fait l’éloge de ce personnage, sur un ton de comédie sérieuse, et, à propos du commerce de l’esprit, se livre à la satire de certains salons parisiens pour chanter les louanges de celui de Madame de Tencin-Dorsin.
Mais, au-delà de la définition de ce qui semble représenter, pour Marivaux comme pour sa narratrice, l’essence même de l’esprit des Lumières, nous nous demanderons si ce passage n’est qu’une digression ou bien s’il a un rapport avec les enjeux du roman.
I- Un texte bien construit
Malgré un tour plus parlé qu’écrit, auquel la narratrice reste fidèle, en dépit du sujet plus sérieux qu’elle aborde, ce texte se présente comme un éloge qui est aussi le lieu d’une argumentation bien menée, à travers le dialogue constant qu’elle entretient avec sa lectrice.
A. Un éloge
a) Le texte est encadré par deux adverbes qui se répondent : « Voici encore un effet singulier du caractère de Madame Dorsin » et un « voilà » deux fois répété : « voilà comme on l’entendait…voilà ce qu’on devenait avec elle ». Ce qui est assez étonnant ici, c’est la rupture du code romanesque, et de la vraisemblance, puisque, au début de la première partie du roman, le manuscrit que « l’ami » de l’auteur raconte avoir trouvé date d’une quarantaine d’années. Comme cette première partie a été publiée en 1731, il s’ensuit qu’il daterait de 1690, et par suite que les souvenirs de la première partie de la vie de la « Comtesse » datent au minimum de quinze années plus tôt (« Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d’où je sortais était noble ou non » p. 61), donc des années 1685, en plein classicisme ; mais le salon qu’elle décrit ici, au passé, (par opposition avec ceux qu’elle incrimine, au présent, et qui sont en réalité des salons « à l’ancienne »), est un salon typique du XVIIIe siècle comme on le voit avec la répétition du mot « philosophe » à la fin du texte.
b) Cet éloge est fondé sur l’opposition entre « quelque maison du monde que ce soit » (le monde représentant la « bonne société » parisienne) et le salon de Madame Dorsin : ainsi une première partie décrit les relations de domination, ou au contraire de subordination qu’on peut observer partout dans les salons parisiens, tandis que la seconde partie insiste au contraire sur les relations d’égalité qui s’instaurent chez Madame Dorsin.
c) C’est que Madame Dorsin y joue un rôle actif : elle « a le secret de guérir » cette sotte « puérilité » qui consiste à « se servir mutuellement de spectacle ». La narratrice considère donc cette manie d’être en représentation comme une sorte de maladie sociale, que précisément tout le talent de Madame Dorsin est de savoir faire disparaître : véritable médecin des âmes et de l’esprit, elle rend « philosophes » ceux qui viennent la voir chez elle, parce qu’elle-même fait preuve de cette façon « philosophe » de penser et de se comporter en compagnie.
B. Un dialogue
a) Comme d’habitude, dans l’ensemble du roman, la narratrice prend à témoin sa lectrice ; mais ici plus qu’ailleurs, parce qu’elle fait de plus appel à son expérience personnelle, puisque les deux amies sont du même monde : c’est ce que montrent tous les impératifs du passage : « Allez dans quelque maison du monde… voyez-y… supposez-y ». Ces impératifs sont relayés par des futurs : « Vous y verrez… » ou des conditionnelles « Si vous voulez… »
b) Mais comme toujours aussi la narratrice reste très présente, non seulement dans ces adresses continuelles à sa lectrice, mais par l’emploi de la première personne : « Je vous assure… si vous voulez que je vous dise… »
c) Et ce dialogue, ponctué d’exclamations (« Quelle misère ! », Oh ! je vous assure… »), va donc rendre beaucoup plus vivante la description argumentée qu’elle fait des salons parisiens.
C. Une argumentation claire
Cette argumentation se distribue en trois temps :
a) Dans le premier paragraphe, la narratrice décrit le genre de personnes qu’on trouve dans les salons : et elle voit que leurs différences de condition sont des obstacles à la convivialité : elle note ce paradoxe que « tout réunis qu’ils sont, ils ne se mêlent point ». Le résultat est donc le contraire de ce qu’on attend d’une « réunion » prise dans son sens propre : ils sont toujours des étrangers entre eux, comme s’ils n’appartenaient pas à la même nation.
b) Puis la narratrice manifeste son esprit caustique en faisant la description de quelques comportements dans le monde, et en montrant « cette puérilité » qu’il y a à vouloir parler dans un salon en fonction du statut que l’on a dans la société. Nous comprenons donc mieux ce qu’elle nous disait dans le premier paragraphe, car une réunion privée où demeure à ce point la différence des conditions ne peut être satisfaisante.
c) Au contraire, dans le salon de Madame Dorsin, on oublie sa condition sociale : « personne ne se souvenait du plus ou moins d’importance qu’il avait ». Toutes les différenciations (militaire, homme de robe etc.) ont disparu « C’étaient des hommes qui parlaient à des hommes ». Et c’est pourquoi le salon Dorsin mérite seul d’être un vrai lieu de réunion : seule y subsiste ce qui est commun à tous, indépendamment des rangs ou des conditions, la Raison.
Mais ce texte, bien qu’il traite d’un sujet sérieux, est d’une forme très enlevée, et l’argumentation est constamment soutenue par un ton satirique et léger qu’il faut maintenant étudier.
II Une argumentation bien enlevée
La narratrice en effet non seulement fait l’éloge de cette manifestation si égalitaire de lumières de la raison dans le salon de Mme Dorsin, mais donne aussi la preuve qu’elle y participe en maniant la satire avec adresse, en faisant un usage particulièrement efficace des antithèses, enfin en donnant un rythme particulier à ce passage qui doit séduire par une forme qui fasse oublier la digression sérieuse qu’il semble représenter.
A. La satire
La satire en effet fait sourire ; elle reprend des thèmes habituels des écrivains de la fin du XVIIe (cf. La Bruyère) mais elle en change l’esprit.
a) la comédie sociale : comme ses prédécesseurs, ou ses contemporains, Marivaux, par la voix de sa narratrice dénonce la comédie sociale. Plus précisément, comme on l’a déjà dit, il définit un salon comme un lieu où chacun se donne en spectacle, où chacun joue à l’autre une représentation, conforme au costume qu’il porte, à son état (un financier, un ecclésiastique, un homme de robe), toutes choses extérieures à ce qu’il est au fond de lui-même mais auxquelles il assimile à tort son être. Ainsi les uns acceptent la comédie des autres, et chacun veille à toujours jouer le mieux possible : « aucun ne perd de vue ce qu’il est » (entendons : ce qu’il est socialement), ce que déplore la narratrice (« Quelle misère ! ») : c’est là réduire considérablement ce qu’on est, puisque l’individualité de chacun disparaît sous le rôle imposé d’un financier, ou d’un homme d’église. Ainsi la conversation se ramène, dans ces salons, à un effort continuel pour ajuster ses discours et sa contenance », c’est-à-dire à faire concorder ce qu’on dit avec le rôle qu’on joue: elle ne sert qu’à se faire reconnaître dans ce qu’on est socialement, mais jamais dans ce qu’on est individuellement.
Nous assistons là à une revendication qui vise à ce que l’individualité du « moi » de chacun s’exprime indépendamment des conditions. Nous pouvons remarquer que, reprenant une antithèse fréquente (être / paraître) dans la morale classique, Marivaux en inverse alors le contenu : en critiquant les salons comme des lieux où l’on joue à être conforme à ce qu’on paraît, il fait ici une revendication d’authenticité qui s’oppose à l’idéal classique où précisément les règles de bienséance exigeaient que le « moi », dans son intimité comme dans son individualité fût soigneusement occulté. (Pensons à Philinte, l’ami d’Alceste, le type même de l’honnête homme, qui ne veut surtout pas révéler le fond de sa pensée – en a-t-il une, d’ailleurs ?). En somme ce qui est dénoncé par Marivaux dans ces salons, c’est l’impossibilité d’avoir accès à l’être privé d’autrui et cette impression de se heurter sans cesse à un paraître qui ne devrait plus avoir de sens dans des lieux de réunion « privés ». Au contraire la pensée classique bannit de la bonne société des personnages dont l’être en quelque sorte fait craquer le masque imposé par le code social de la bienséance. On comprend pourquoi, quelques années plus tard, Rousseau prendra, contre Philinte, la défense d’Alceste, puisque Alceste est le seul, dans la pièce de Molière, à se montrer dans la vérité de son être.
b) satire des conditions : Ce qui détermine les différents rôles des personnages de cette comédie, et par suite leur relation avec autrui, ce sont donc les « états » différents des uns et des autres. La narratrice utilise l’expérience qu’elle a des salons parisiens pour faire une satire des comportements qu’elle a pu y observer (et le lecteur adhère d’autant plus facilement à sa critique, qu’il sait qu’une de ses grandes qualités est de ne pas être dupe des apparences). Les deuxième et troisième paragraphes dénoncent par une espèce de procédé dichotomique, quasi-systématique, la subordination des uns par rapport aux autres, comme si Marivaux-Marianne voulait passer en revue d’une façon exhaustive la gamme des comportements possibles : La narratrice commence par une longue phrase construite de façon très rhétorique pour expliquer les raisons d’une subordination « que l’orgueil cavalier ou le maintien imposant des uns, et la crainte de s’émanciper des autres, y conservent entre eux », deux groupes de personnes, les uns, (subdivisés en deux groupes reliés par « ou ») et les autres, et trois sujets construits de la même façon (substantif abstrait + adjectif pour le premier groupe, substantif abstrait + complément dans le deuxième). Les uns impressionnent par un orgueil « cavalier » (trop brutal, et inconvenant), ou par un maintien imposant (on pense au sérieux de certains hommes de robe, au magistrat de Pascal), et les autres sont impressionnés, donc ils sont timorés (cf. le mot « crainte ») et ne veulent pas s’affranchir de ce respect que selon la narratrice ils ont bien tort de montrer. La facture de cette phrase, bien close sur elle-même, et très écrite, diffère du reste du passage : elle prend l’allure d’un jugement quasi péremptoire qui réunit dans les mailles d’une syntaxe forte l’ensemble des rôles de la comédie sociale.
c) satire des conversations de salon : le paragraphe d’après montre les personnages en action : la scène s’anime et l’on voit pris sur le vif le type d’échanges qui peut se faire dans un salon. Ce ne sont plus des mots abstraits qui sont employés, mais des verbes de parole (la principale activité, dans les salons, est de parler) qui reprennent les trois catégories du second paragraphe : l’un « interroge hardiment » : cette hardiesse de l’un à parler le premier pour poser des questions s’explique par « l’orgueil cavalier » qui le définit, l’autre, au « maintien imposant » interroge « avec poids et gravité » (les deux mots presque synonymes sont justement là pour « faire poids), et le petit troisième « attend pour parler qu’on lui parle » : la reprise du verbe parler montrant que sa parole, à l’inverse des deux autres, n’est toujours qu’une réponse. Pas de « conversation » à proprement parler, mais des échanges de question et de réponses, qui n’ont d’autre objectif que de légitimer la différence des conditions. Là encore, parti d’un « topos » de la satire des moralistes, (on pense aux portraits antithétiques du Pauvre et du Riche dans Les Caractères), Marivaux plaide pour une « émancipation » qui rétablisse une forme d’égalité entre les individus, du moins à l’intérieur d’un salon, ce qui n’est là encore pas du tout conforme à la hiérarchie classique. D’autant plus que dans le dernier paragraphe la narratrice insiste sur le caractère « fortuit » des fonctions comme des « titres » que le « hasard » « a donnés ici-bas ».
B. Le jeu des antithèses
L’ensemble du passage est construit sur l’usage systématique de l’antithèse, non seulement dans son aspect général, comme on l’a vu, mais dans tous les paragraphes qui le composent.
a) Antithèses entre le mot « réunion » et ce qu’il désigne dans la réalité : un lieu où précisément l’on ne se mêle pas : L’opposition qui structure le passage est celle de l’opposition entre réunion et division, antithèse qui renvoie à l’antithèse fondamentale : identité et différence, comme le montre le lexique : nous avons d’un côté le champ lexical de la réunion : « ensemble, mêler, confondre, nation, réunis » et de l’autre celui de la division : « différence, mal assortis, étrangers ». Ce qui est intéressant c’est le renversement de l’antithèse qui s’opère dans le raisonnement puisque ces hommes qui veulent garder leurs différences ne se montrent en réalité jamais dans leur individualité propre, c’est-à-dire dans ce qui fait qu’une conscience n’est jamais la même qu’une autre, alors que ceux qui oublient leurs différences vont pouvoir avoir accès à l’individualité de chacun. Le dernier paragraphe reprend en les inversant les antithèses du premier : le salon Dorsin est un véritable lieu de réunion, où « des hommes parlent à des hommes ». Le même mot de part et d’autre de la phrase montre cette égalité et cette « identité » de tous, dont on a vu qu’elle donnait en réalité accès au « moi » de chacun. Les termes employés « ensemble, uniment », définissent un « commerce » idéal, dans lequel précisément tombent toutes les différences (cf. les phrases négatives : Il n’était point question ni de rangs, ni d’état, il ne s’agissait plus de, ils ne croyaient pas…)
b)Antithèses entre les différents personnages de la comédie sociale : pour mieux convaincre, Marianne s’en prend aux deux extrêmes : ceux qui ont d’un côté une assurance trop « hardie » et ceux qui de l’autre manifestent une crainte injustifiée, antithèse reprise dans le dernier paragraphe dans l’opposition des verbes « humilier » et « enorgueillir ». Et elle montre ensuite l’usage inverse qu’ils font de la Raison : Celui qui a de l’assurance « décide » « et ne sait ce qu’il dit » et celui-là a raison « et n’ose le dire » : deux phrases symétriques utilisent un « et » adversatif » de la même façon, opposant de façon encore plus claire la contradiction de ces deux comportements. Et la narratrice englobe dans sa critique les deux attitudes : cf. le terme « aucun d’entre eux », accusant tout le monde de ne jamais « perdre de vue ce qu’il est ». Ainsi ce à quoi tous attachent leurs regards, ce n’est pas le libre exercice de la raison, mais la situation respective de chacun.
Au contraire dans le salon Dorsin, ce ne sont pas les puissants qui l’emportent sur les faibles, mais les « bonnes raisons sur les mauvaises ». Seule y règne, en souveraine, la Raison.
c) Antithèse entre inégalité et égalité : Ainsi, les deux sortes de salon s’opposent parce que dans les premiers on joue, alors que dans les seconds, on ne joue pas : d’un côté des costumes, des positions, des états, et de l’autre rien que des hommes ; d’un côté ceux qui n’oublient pas ce qu’ils sont dans la société, et de l‘autre, ceux qui l’oublient en entrant chez Mme Dorsin. Et la conséquence la plus importante, c’est l’égalité qu’il règne chez madame Dorsin, face à l’inégalité latente dans les autres salons : des hommes qui jouissent chacun sinon « d’une égale force » du moins d’un « égale dignité », (et ce terme s’oppose à cette pesée des différences qu’impliquait l’expression « plus ou moins d’importance » qui servait d’étalon à la considération).
C. Le rythme des phrases
Dans tout ce passage, le rythme est alerte, et traduit, comme d’habitude chez Marianne-Marivaux ce goût pour le dialogue, presque de l’improvisation, dans lequel le rythme remplace souvent l’organisation syntaxique pour exprimer le sentiment ou l’impression.
a) De nombreuses phrases en asyndètes renvoient à une argumentation implicite : elles peuvent traduire l’absence de réelles relations dans les réunions du premier paragraphe, trois phrases se succèdent (à partir de « Supposez-y) sans liaisons : en réalité la première est un circonstant (si vous supposez), la deuxième est formée d’une première adversative (ils ont beau..), d’une seconde adversative (tout réunis…) avant que n’apparaisse la principale de cette « période » coupée, suivie d’une causale (en effet, ce sont des étrangers). Et pour donner encore plus de naturel à la phrase, Marivaux complète ce qu’il a dit en répétant le mot « toujours » par une espèce de coda finale : « toujours des étrangers, toujours des gens mal assortis…». De même encore la syntaxe lâche entre : « Je vous assure qu’on était au-dessus de cette puérilité-là », et « elle avait le secret de guérir…» : ici, le lien implicite est un lien causal. Même asyndète, mais avec reprise anaphorique dans le dernier paragraphe, pour y faire ressortir le mot d’intelligence : « Des intelligences qui… ; des intelligences entre lesquelles… et qui ne croyaient… », phrase en escalier, à l’allure improvisée qui confère au style toute sa vivacité, mais qui dans l’élargissement de sa cadence majeure manifeste l’enthousiasme de celle qui écrit.
b) D’autres phrases sont bâties sur un rythme binaire qui fait ressortir de façon encore plus convaincante les antithèses que nous avons relevées : l’ensemble du troisième paragraphe est composé de trois phrases qui sont toutes sur ce même schéma rythmique.
c) Enfin, la narratrice finit par une série de propositions qui, comme elles sont conclusives, semblent mieux articulées : une série de relatives qui dépendent les unes des autres, et qui dans leur concaténation constituent comme la manifestation de cette étroite réunion qui se manifeste dans le salon Dorsin.
III- Une nouvelle sociabilité
Nous voyons donc ici célébré un esprit d’égalité, limité certes aux salons parisiens et même seulement répandu dans certain salon, mais qui est une chose nouvelle à l’époque. Ce que nous dit Marivaux, d’autres le confirment, comme le Comte de Ségur qui remarque : « C’était cet esprit d’égalité qui faisait alors le charme des sociétés de Paris, et qui y attirait en foule les étrangers de tous les pays. Partout ailleurs, si ce n’est en Angleterre, on ne savait pas jouir de la vie privée ; on ignorait les douceurs d’une société sans morgue, sans gêne, d’une conversation sans déguisement et sans entrave ».
Voilà donc le même « esprit philosophe » célébré par les contemporains, comme par Marianne, dans un éloge qui l’englobe elle-même comme on le verra, parce qu’elle fait preuve de cette même qualité d’esprit dans ce texte, pour que nous en tirions, à propos de la manière dont elle nous raconte ses « aventures », les conclusions qui s’imposent.
A. L’esprit philosophe
a) Marianne chante ici les mérites de l’intelligence, qui donne accès à l’être individuel, indépendamment de la condition ou de la fonction. L’homme se caractérise par ce qu’il est non par ce qu’il a ; il est significatif que dans l’énumération des personnages qui se réunissent dans les maisons du monde, Marianne compte « un habile homme qui n’a que son talent pour toute distinction », et un « savant qui n’a que sa science » : ces salons-là reçoivent donc eux aussi des hommes de Lettres, peut-être même des roturiers, mais ceux-ci restent des hommes de lettres ou des artistes ; ils n’existent que parce qu’ils « ont » du talent, du savoir, non par ce qu’ils sont, ils ne sont « que » cela, des savants, des hommes de talent, et ils le restent en société, alors qu’on voudrait voir l’homme, au-delà du savant, ou de l’artiste. Ainsi, il ne faut pas croire qu’il suffit d’ouvrir son salon à des hommes qui n’ont pour tout bagage que leur talent pour y retrouver « les douceurs d’une conversation sans entrave », il faut encore que ce soit, comme dit la narratrice, des hommes qui parlent à des hommes. C’est donc moins une revendication sociale, ou celle des pouvoirs de l’homme d’esprit face aux puissants qui s’exprime là que le désir de s’entretenir avec l’homme, fût-il de la condition la plus haute, tel qu’il peut être dans sa vie privée.
b) Pourtant le propos reste ambigu puisque dans le dernier paragraphe la narratrice insiste sur le caractère « fortuit » des fonctions comme des « titres » que le « hasard » « a donnés ici-bas » : (le terme « ici-bas » emprunté au vocabulaire chrétien semble s’appuyer sur la morale chrétienne pour légitimer la critique des privilèges à laquelle Marianne est en train de se livrer) : nous sommes dans la première moitié du XVIIIe siècle, et cette éclosion de l’individualisme prend souvent des formes contradictoires : c’est du reste la contradiction et l’hésitation qui animent tout le roman : Cette revendication de l’égalité des esprits a-t-elle des retombées sur l’ordre de la société de classes qui est celle du XVIIIe ? La comtesse doit-elle sa réussite à sa noblesse retrouvée, ou à un mariage qui l’aura anoblie ou à sa « noblesse d’âme » comme elle-même du reste semble aussi le reconnaître ?
c) En tout cas, il s’agit pour elle de célébrer ici le triomphe de la Raison, et par conséquent la liberté de penser, puisque ceux qui déposent en arrivant au salon Dorsin le vêtement de leur condition peuvent suivre sans restriction ce que leur dicte la Raison Souveraine. Donc tous peuvent montrer ce qu’ils ont en commun, c’est-à-dire la Raison : c’est là ce en quoi tous se reconnaissent et ce qui est à l’origine même du sentiment qu‘ils ont d’appartenir à une même collectivité ; on reconnaît là cette foi de l’esprit des Lumières dans la Raison, qui, ici joue le rôle de dénominateur commun mais aussi de seul étalon possible à quoi mesurer les talents de chacun.
B. Le talent de Marianne
a) Il en est ainsi pour Marianne, qui montre effectivement qu’elle participe aussi à cet esprit des Lumières. Car ce n’est pas une Célimène qui parle ; briller pour égratigner les uns ou les autres n’est pas son affaire ; elle veut au contraire énoncer les nouvelles règles de convivialité qui règnent entre les « philosophes » en faisant l’éloge du salon Dorsin.
Elle analyse donc elle aussi, avec la liberté de parole qu’elle aurait eue dans le salon Dorsin, et qu’elle peut retrouver dans cette longue conversation qu’elle a tout au long du roman avec sa lectrice, les coutumes des comportements parisiens, en montrant qu’elle ne parle ni en femme de lettres, ni en savante, ni en femme de haute condition, mais tout simplement comme une femme qui a « une certaine connaissance du cœur et du caractère des hommes… Figurez vous qu’elle n’écrit point, mais qu’elle parle »
b) C’est précisément ce ton de conversation des salons comme elle les idéalise qu’elle a voulu restituer ici, comme dans tout le roman ; les sociétés du XVIIIe avaient atteint un haut niveau de raffinement dans l’art de la parole, ni une parole pontifiante, ni une parole orgueilleuse, mais la liberté d’allure d’une conversation privée, sinon intime, avec des mots, des phrases, des tournures dont la simplicité ne nuit pas à la profondeur des pensées qu’elles peuvent exprimer. Ici les mots sont très simples, et le ton toujours léger : l’orgueil comme la crainte ne sont qu’une « puérilité » de mauvais aloi, pas de lourde déploration de la « comédie humaine », mais cette seule exclamation : « Quelle misère ! » ; et même si elle est obligée d’émettre une idée un peu plus sérieuse, la narratrice soit ponctue par un léger « Rien que cela » qui est certes une litote, car cet exercice de la raison est le plus important qui soit, mais cette phrase nominale, de style parlé, est aussi une façon de diminuer le sérieux de ce qu’elle vient de dire, soit, comme dans le dernier paragraphe, elle fait passer les mots graves qu’elle va employer en en rejetant presque la faute sur la demande de sa lectrice : « Ou, si vous voulez que je dise un grand mot… »
C. La liberté de parler, la liberté d’écrire
a) On comprend donc qu’il soit légitime que celle qui prétend à la noblesse sans pouvoir en produire les titres, fasse l’éloge de ce salon, qui participe de cette même intelligence qu’elle revendique : celle dont on vante les charmes de l’esprit, mais qui s’est vue, dans sa jeunesse, accusée d’être « une aventurière » ne peut que se sentir à sa place dans un salon où règne l’égalité de l’intelligence. La grande qualité que montre en effet Marianne dans l’ensemble du roman, c’est de pouvoir être elle-même, qualité qui lui est d’autant plus naturelle que précisément, elle n’appartient à aucun milieu. Aucune des pesanteurs sociales ne gêne la spontanéité de son être. Cette liberté la rend alors d’autant plus à même d’apprécier la liberté de ton du salon de Mme Dorsin, et lui permet puisqu’elle n’a rien, mais qu’elle est « elle-même » d’entretenir avec les autres ce qu’elle a défini comme le mode de communication idéal, sans être obligée d’exhiber son « pedigree ».
b) Ainsi peuvent s’établir entre les consciences des relations d’intimité où le moi peut se donner dans sa spontanéité, sans déguisement ; et il semble donc que la description de la relation entre les individus renvoie à celle que la narratrice entretient avec sa lectrice, et par delà à celle que Marivaux veut avoir avec tous ses lecteurs.
Sorte d’ « ekphrasis » assez lâchement rattachée à la narration des aventures de Marianne, ce passage est donc en réalité extrêmement lié à l’ensemble de l’œuvre, puisqu’il nous en donne comme une image où se lit en abîme le modèle de communication que l’écrivain cherche à établir avec ses lecteurs.