La Princesse de Clèves, Madame de La Fayette (1678) : La mort de Madame de Chartres Individu, morale et société

Explication de la fin du tome premier : la mort de Madame de Chartres

Importance capitale de ce texte (qui commence à « Madame de Chartres empira si considérablement… » jusqu’à « à quoi elle se sentait attachée »)

  • Sur le plan des faits : le chagrin de Mme de Clèves justifiera son éloignement et sa retraite à la campagne (annonce de sa retraite définitive).
  • Sur le plan psychologique, il annonce la scène de l’aveu dans la mesure où la princesse, n’ayant plus sa mère pour se défendre veut faire jouer ce rôle à son mari.
  • Sur le plan des sentiments : culpabilité et intériorisation : culpabilité dans la mesure où il semble que son amour rejaillisse sur l’état de Mme de Chartres (cf. l’organisation des paragraphes : la princesse découvre qu’elle aime Nemours // premier accès de fièvre de sa mère ; elle n’a plus de soupçon contre Nemours // sa mère va beaucoup plus mal ; elle éprouve « trouble et plaisir » //sa mère est à l’article de la mort).
  • Enfin sur le plan de la nécessité romanesque puisque cette façon de mourir va donner à la vie de la princesse une forme à laquelle elle sera fidèle.

La problématique est donc de se demander comment cette « belle mort » va devenir la vie même de la princesse. Il faut donc étudier les qualités de persuasion qui font de Mme de Chartres, à l’image de la romancière, l’organisatrice toute puissante du destin du personnage.

Plan : 

Une mise en scène réglée comme au théâtre : une première description où Mme de Chartres sachant qu’elle va mourir fait sortir tout le monde, puis sa « conversation » avec sa fille (ce n’est qu’un soliloque) et une seconde description symétrique de la première : sa fille sort, ses femmes rentrent.

Première description

La narratrice évoque sobrement le comportement de Mme de Chartres. Et elle caractérise son courage  devant le « péril » qui lui est annoncé par des qualités morales et chrétiennes (« digne de sa vertu et de sa piété »). Et si elle appelle sa fille, c’est qu’elle sait qu’en cet instant si solennel ses recommandations s’imprimeront dans son cœur.

Les paroles de Mme de Chartres

Tout son discours, plein de grandeur, correspond à ce comportement dont elle donne l’exemple dans sa mort, et ce sera la première raison de l’impact de ce qu’elle dit. Mais il y a aussi toute une rhétorique habile mise en place pour ne pas laisser à sa fille la liberté d’agir autrement qu’elle le lui dit.

- D’abord les gestes : la mère tend sa main à sa fille qui la tient serrée dans la sienne ; une réciprocité et une communauté& qui abolit toute distance : Mme de Chartres est dans l’âme de sa fille comme sa fille est dans la sienne. Cette apparente symétrie donne à ses paroles une immanence impossible à nier, la princesse ne pourra qu’y acquiescer.

- On peut observer une même recherche de la réunion dans les formules : « il faut nous quitter… le péril où je vous laisse… le besoin que vous avez de moi » ; cette dernière phrase cependant rompt la symétrie puisqu’elle l’institue en même temps comme un guide, un sauveur capable de la sauver du danger. Et le mot « péril » reprenant le « péril » dont les médecins lui ont signifié la venue, relie encore plus étroitement les deux situations, les dangers de l’amour et les risques de la mort.

- Le tour des phrases est assertif ; les faits sont dits simplement, dans la lumière de la vérité : « Vous avez de l’inclination pour M. de Nemours », phrase indépendante (et construction soulignée par les deux points) : une réalité irréfutable qui est reconnue pour la première fois par la mère, au temps où elle va disparaître à jamais. Mais ce sera pour en prêcher immédiatement le renoncement (cf. ce que fera la princesse dans a scène de l’aveu à Nemours). « je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire » : Elle contraint donc sa fille au silence, pour jouer ce rôle de guide autoritaire que lui permettent les quelques instants qui lui restent à vivre.

- Les trois phrases suivantes expliquent le silence qu’elle a gardé jusque-là : elles montrent sa perspicacité (« il y a déjà longtemps… ») sa connaissance de la psychologie amoureuse (« de peur de vous en faire apercevoir vous-même »), car un sentiment désigné existe plus qu’une réalité non nommée ; et donc elles érigent Mme de Chartres en instance surplombante capable de lire dans l’âme de sa fille.

- Puis elle décrit sur le même ton assertif ce qu’est cet amour : essentiellement un immense danger : « Vous êtes sur le bord du précipice… il faut de grands efforts et une grande violence pour vous retenir » l’image, un topos dans les traités d’ascèse morale et religieuse, représente e péril de tomber, et ce qu’il faut pour « se retenir ». Le verbe d’obligation « il faut » annonce la série d’impératifs qui suivent, et le terme d’efforts, associé à celui de « violence » implique le caractère anti-naturel, d’une lutte qui s’oppose à la soumission à la nature et à l’amour.

- Les deux phrases suivantes sont autant d’arguments pour inciter à cette résistance : la morale religieuse : « songez ce que vous devez à votre mari » il faut donner un sens fort au verbe : il s’agit d’une obligation, presque d’une dette, la morale profane :  « songez ce que vous devez à vous-même » c’est l’idée d’être conforme à l’image qu’on veut avoir de soi, la morale sociale : « Et pensez que vous allez perdre cette réputation… » le futur proche rend le danger encore plus réel ! et la suite de la phrase sépare le rôle respectif de la mère et de la fille : »…que vous vous êtes acquise et que je vous ai tant souhaitée » : elle fait de sa fille celle qui a réalisé ce qu’elle voulait (et qui doit donc continuer à le faire ! Cf. la reprise de l’expression un peu plus bas :  « si quelque autre raison vous pouvait obliger à ce que je souhaite ») : c’est Mme de Chartres qui manifeste sa liberté, sa volonté. Mme de Clèves ne fait qu’obéir.

Donc nous voyons ici que malgré la réciprocité instituée, toutes les paroles de la mère tentent d’enserrer sa fille dans un code imprescriptible qu’elle lui impose sans que sa fille puisse résister. Elle lui prêche le retrait, l’éloignement : « obligez votre mari à vous emmener… » un parti « rude » au début mais plus « doux » certainement que les malheurs d’une galanterie : si nous voyons dans cette antithèse un souvenir du choix d’Héraclès entre le vice et la vertu, il est aussi important de noter que même sur le plan de la galanterie, elle affirme que l’aventure ne peut lui attirer que des malheurs. (implicitement, elle présente le malheur de l’amour comme le malheur le plus grave).

- Enfin argument coup de grâce, Mme de Chartres va mettre en jeu son amour même et ses rapports avec sa fille, dans une très longue phrase (dont elle redevient le sujet) dont la structure (alternance moi/vous/moi) montre l’emprisonnement de ce « vous » dans cette personnalité forte. La conditionnelle qui précède la principale la retarde d’autant comme pour faire passer l’aspect presque sacrilège de ce qu’elle va dire : votre conduite risque de me troubler au point de ne pas mourir comme une chrétienne c’est-à-dire de « troubler le bonheur que j’espère en sortant de e monde » : un chrétien ne peut pas penser quoi que ce soit qui trouble le bonheur de la vie éternelle.

Après ce coup de grâce, Mme de Clèves est achevée. Après la raison, place au sentiment, à la sensibilité et aux larmes, mais c’est encore Mme de Chartres qui est la plus forte : « Finissons une conversation… » (sa fille n’a jamais parlé !) c’est elle qui demande à sa fille de partir, comme si l’autre était toujours soumise à sa volonté, et elle finit sur un inévitable appel à la mémoire.

Deuxième  description

Mme de Chartres « se tourna de l’autre côté… » Elle n’est plus du côté de la vie. Et son refus d’écouter sa fille et de parler relève de la même détermination qu’aura à la toute fin du livre, Mme de Clèves à refuser tout contact  avec le monde, de ne plus penser qu’aux choses de l’autre vie, et de même que le seul sentiment qui anime Mme de Chartres est de voir sa fille se comporter comme elle le souhaite, de même Mme de Clèves dira aussi, que le seul sentiment qui lui restait était « le désir de le (Nemours) voir dans les mêmes dispositions où elle était ».

Ainsi tout se passe comme si la mort et les paroles de Mme de Chartres allaient être imitées par sa fille, sauf que la mort de la mère se fait dans l’instant, alors que la vie de Mme de Clèves va consister à étirer cet instant jusqu’à sa propre mort. Et de même que Mme de Chartres ne lui a parlé de cet amour que pour lui dire d’y renoncer, de même elle ne parle à Nemours que pour lui signifier la même chose.

Conclusion :

Un passage capital où la narratrice, par Mme de Chartres interposée va transformer la vie de son héroïne en une imitation scrupuleuse d’un modèle très connoté idéologiquement : austère vie chrétienne loin de l’instabilité du monde, en vue de se préparer à l’autre vie. Refus du hasard, du risque de la liberté… on est loin de 1559 !

Petite restriction cependant : la même narratrice va apparaître bien différente par l’intermédiaire de Mme de Thémines dont elle cite la lettre in extenso : car cette lettre inverse les lignes de force du roman, elle manifeste une autonomie de la femme en dépit de ses sujétions, et fait une part justement à la « surprise » (mot qui ouvre et ferme la lettre), et redonne enfin toutes ses chances à la passion, considérée comme acceptation d’un risque, comme affirmation triomphante de l’individu, tous éléments qui sont plus proches de l’époque des Valois, mais surtout qu’on retrouvera dans le roman moderne à partir du XVIIIè.

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