Nous avons vu comment la présence de la cour demandait à ceux qui la fréquentent une attention constante à leur réaction. Entre Nemours et la princesse, non seulement toute communication est impossible, mais toute réaction un peu voyante aussi : constamment sous le regard des autres, sachant que cet amour est impossible, ils sont donc, puisque, en dépit de tout, cette passion existe, contraints d’entrer en contact indirectement. A cela s’joute le fait que la princesse ne veut surtout pas que Nemours la soupçonne de l’aimer, ou tout au moins de vouloir engager une galanterie. Donc l’un doit parler à mots couverts, ou agir sans se faire voir, et l’autre ne peut consentir à sa passion que si Nemours est absent : soit le discours est voilé, soit il y a vol d’un objet appartenant à l’autre (canne, tableau, portrait) ; la possession directe, comme la conversation directe est impossible.
Mais ce que va comprendre peu à peu la princesse, jusqu’à la scène, unique, d’affrontement avec Nemours (où elle ne lui dit son amour que pour lui signifier qu’elle ne veut plus le revoir) c’est qu’en réalité l’obstacle n’est pas vraiment extérieur, car aucun autre obstacle que la passion elle-même n’est à l’origine de cette impossibilité d’avoir un échange direct avec l’autre : est-on jamais sûr de ne pas plus aimer une image d’autrui, ou même de ne pas plus s’aimer soi-même ? L’amour de soi, exacerbé par la passion n’empêche-t-il pas la relation sincère à l’autre ? La passion, non la cour, est à l’origine de cette scission de soi qui rend la princesse si malheureuse.
On étudiera quelques passages où l’on voit l’impossible relation se tisser à travers des mots, des objets, qui sont là pour à la fois occulter et révéler l’amour.
Le premier passage raconte par quel hasard Nemours assiste à l’aveu que Mme de Clèves fait à son mari. À cette première scène (où Nemours est caché dans le pavillon de Coulommiers) en répond une seconde qui la reprend en la renversant et en la faisant monter en quelque sorte à un niveau supérieur : c’est un second aveu, beaucoup plus grave, qui se passe en pleine nuit. La princesse est seule dans le pavillon, et Nemours l’observe encore une fois à son insu. Enfin, comme par une dernière reprise, comme si le souvenir de cette scène hantait les amants, nous avons, avec un nouveau renversement, une troisième scène où c’est Nemours qui rêve et qui est à son insu contemplé par Mme de Clèves.
Que signifie cette triple superposition ?
Premier texte — L’aveu à Clèves
- Nous devons d’abord souligner le rôle du hasard, hasard facétieux, qui semble se moquer des hommes et de leur volonté.
- Coïncidence spectaculaire entre l’aveu et la présence invisible de Nemours (que l’on a beaucoup reprochée à la romancière parce que « trop romanesque »). Il n’est plus question de disposer de sa vie ou de sa parole comme on l’entend, mais il y a dans l’Histoire des enchevêtrements de hasards qui en font quelque chose d’irrationnel et de non maîtrisable. Cf. la conception pascalienne de l’Histoire humaine. Ainsi Mme de Clèves, pour avoir pris l’initiative de l’aveu ne peut cependant dominer cet événement qu’elle a créé. Sitôt accompli, il est happé dans cet enchevêtrement contingent de séries causales et se retourne contre son auteur.
- Second hasard : celui qui conduit Nemours à Coulommiers. Si c’est volontairement qu’il va chez sa sœur, et qu’il se rapproche du lieu où se trouve la princesse, c’est au cours d’une partie de chasse qu’il s’égare dans la forêt, et cherchant sa route, il s’aperçoit qu’il est tout près de Coulommiers, et aussitôt l’irrationnel entre en jeu : « sans faire aucune réflexion et sans savoir quel était son dessein ». C’est l’irruption du désir dans toute sa force et sa spontanéité.
- Hasard encore que celui qui le conduit au cœur du refuge. Et il y a là toute une symbolique propre d’ailleurs aux contes de fées où la description de la Nature (si rare dans le roman) est à rapporter à la description du cœur : ces routes faites avec soin qui semblent destinées à le conduire au château, c’est cet ensemble de causes qui l’a conduit si facilement chez la princesse.
- Description du pavillon : dans son symbolisme elle montre le ravissement de l’amour et en même temps le caractère inaccessible de l’être aimé ; il y a deux cabinets (dont la description renvoie au dilemme de la princesse) : l’un « était ouvert sur un jardin de fleurs qui n’était séparé de la forêt que par des palissades » et l’autre « donnait sur une grande allée du parc ». C’est l’opposition entre Nemours et Clèves : l’un s’ouvre sur un connu sans intérêt, dont la visibilité s’allier à la platitude (la grande allée du parc) et l’autre signifie les délices de l’amour (le jardin de fleurs) qui cependant peuvent vite sombrer dans l’irrationalité et les ténèbres : il n’y a qu’une palissade qui sépare les fleurs de la sombre forêt, la palissade du devoir, de la religion ? C’est évidemment dans ce cabinet qu’entre Nemours (de même que c’est par l’allée, le Mariage, qu’entrent dans l’autre Monsieur et Mme de Clèves.
- Enfin l’attitude de Nemours est conforme à cette situation où il se trouve toujours : dans des circonstances où l’échange est interdit, il en est réduit à toujours voir sans être vu (et à écouter !). Il est à la quête perpétuelle d’une contemplation qu’il doit dérober à celle qu’il contemple. Et il s’ensuit que la communication est sans cesse déviée de sa destination véritable. Dans la scène de la première rencontre, les mots de Nemours à la Dauphine s’adressaient en réalité à la princesse. Ici, l’aveu que la princesse pense faire à son mari, d’une part à son insu se fait au véritable destinataire de son amour, et d’autre part aboutit à mettre M. de Clèves hors jeu dans la relation d’échange fondamental (relation sexuelle). La princesse établit la communication avec Clèves de telle sorte que la conclusion de Clèves est qu’il n’y a plus de possibilité de communication entre eux !
Second texte — La nuit des rubans
Ce texte va reprendre en les accentuant tous ces éléments, à savoir le hasard, la symbolique et l’échange impossible.
Il est tout d’abord préciser les circonstances qui produisent la scène : Nemours, à Chambord avec toute la cour, a appris que la princesse s’isolait souvent dans ce même pavillon (où il était resté caché). La princesse, inconsciemment ou consciemment recherche ce lieu où pour la première fois son amour a pris existence dans une parole, quand elle l’a avoué à son mari. Et Mme de La Fayette insiste sur le rapport pavillon-Nemours : « Elle venait dans ce pavillon où Monsieur de Nemours l’avait écoutée ». Nemours décide d’aller la voir ; Monsieur de Clèves devine ses intentions et le fait suivre. Nous entrons ensuite dans la féérie ; c’est la nuit, les portes sont donc fermées et Nemours doit escalader les palissades. Notons que si, vues de l’intérieur, les palissades ne semblent qu’une légère barrière (cf. texte précédent) de l’extérieur elles semblent infranchissables : « Les palissades étaient fort hautes et il y en avait encore derrière pour empêcher qu’on pût entrer ». Mme de Clèves sait que ce qui l’empêche d’aller dans la forêt de ses désirs est bien mince, mais pour Nemours, elle apparaît comme une citadelle inaccessible : de nouveaux obstacles apparaissent toujours quand les premiers ont été surmontés. « en sorte qu’il était difficile de se faire passage. Nemours en vint à bout cependant. » Nemours arrivant au pavillon, c’est à la fois celui qui arrive à toucher le cœur de la princesse (cf. déjà les chaises du bal, lors de la première rencontre, et cette phrase de Clèves « Quel chemin a-t-il trouvé pour parvenir à votre cœur ? », mais c’est aussi le désir de la princesse arrivant à triompher de son sur-moi moral.
La scène à laquelle assiste Nemours est due à la solitude où elle s’enferme, et dans laquelle loin de chercher l’abri de la tentation (raison donnée à l’amour-propre) elle peut se livrer à ses désirs sans la censure de la société. Que voit Nemours ? La princesse, sur son lit choisit des rubans et les noue à une canne… Il est nécessaire de donner des précisions : « Nemours remarqua que c’étaient les mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi » (Il s’agit du tournoi où le roi Henri II est mort d’un éclat de lance dans l’œil.) Nemours avait choisi le jaune et le noir. Personne n’en avait compris la raison sauf Mme de Clèves « Elle se souvint d’avoir dit qu’elle aimait le jaune » (où nous voyons encore une fois la perversion de la communication : les paroles de Mme de Clèves ont été subtilisées par Nemours qui s’en fait le destinataire et qui renvoie à la princesse ses propres paroles-couleurs, une façon de lui dire : « vous êtes celle à qui je m’adresse comme celui à qui à qui vous ne cessez de parler ». Mais cela, dans le secret, puisqu’aux yeux de la société, il n’y a pas de communication entre eux.
Donc la princesse sait que Nemours a entouré sa lance de jaune, couleur de ses cheveux. Inutile d’insister sur le symbolisme sexuel. N’ayant pas, elle, la lance de Nemours, pour l’entourer de ses cheveux, elle en trouve l’équivalent : une « canne des Indes » qui avait été à Nemours, et dont elle s’était emparée subrepticement. Et c’est pratiquement dans un état d’hypnose qu’elle noue ses rubans à cette canne. Sait-elle ce qu’elle fait ? En tout cas, on lit sur son visage ce qu’elle ressent « une grâce et une douceur que répandaient les sentiments qu’elle avait dans le cœur ». Et finalement, elle comprend qu’elle est à la recherche d’un visage, elle se lève, prend un flambeau et va en éclairer un tableau qui représente le siège de Metz. Ce tableau est une copie d’un des tableaux que Diane de Poitiers possédait en souvenir de son amant Henri II. Mme de Clèves avait emporté quelques copies avec elle, et surtout celle du « le siège de Metz » parce que Monsieur de Nemours y figurait et « c’ était peut-être ce qui avait donné envie à Mme de Clèves d’avoir ces tableaux » (noter le « peut-être » : le sentiment est si combattu, si obscur, qu’on ne peut en savoir la raison, mais cette raison va apparaître ici dans cette nuit décisive). Mme de Clèves s’assoit et regarde le portrait « avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner ».
La scène se termine avec le désir qu’a Nemours de communiquer avec elle. Mais là encore la communication est pervertie : la princesse ne dialogue pas avec lui mais avec une image de lui, et c’est parce qu’il n’est pas là physiquement que son visage est « si plein de douceur ». Nemours ne peut voir la princesse occupée à sa passion que s’il n’est pas vu « la voir sans qu’elle sut qu’il la voyait… » et ce qu’il voit c’est « la passion qu’elle lui cachait ». Il faut étudier le mouvement des phrases de ce paragraphe, avec les quatre occurrences du verbe « voir » et la place de ce verbe qui montre qu’il y a là comme un dévoilement extraordinaire qui met « hors de lui-même » Nemours.
Autrement dit, dans cet univers romanesque, le regard de l’autre transforme celui qui est regardé : ce n’est qu’en l’absence de l’être aimé que Mme de Clèves aime vraiment Nemours, et ce n’est qu’en restant invisible que Nemours peut voir combien il est aimé. Cette impossibilité d’un échange direct est lié à la nature contraignante de la société comme de la moralité (mais quelques siècles plus tard, toutes ces barrières ayant sauté, Proust montrera cependant que la même impossibilité demeure).
Pourquoi la scène finit-elle sur ce désir de parler qu’éprouve Nemours ? Il ne sait trop ce qu’il fait, mais la princesse entend un bruit, et elle se retourne : il y a alors comme une irruption de l’objet réel à l’intérieur de son rêve, et la censure reprend ses droits, elle va trouver ses femmes « soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, soit qu’elle le pût distinguer » : c’est le début de la folie : penser tellement à l’être aimé qu’il apparaisse en chair et en os : le rêve est confirmé par le réel.
Concluons en montrant le parallélisme symbolique des situations : comme la lance de Montgomery pénétrant dans l’œil du roi avait causé sa mort et la retraite de Diane, ici l’entrée de Nemours par la porte vitrée du pavillon provoquera la mort de Monsieur de Clèves et la retraite de la princesse : elle ne pourra plus voir Nemours sans que la mort de son mari ne se présente à ses yeux.
Troisième texte (dernière partie du livre) — La princesse aperçoit Nemours au fond d’un jardin
Ce dernier texte reprend tous ces éléments. Mais ici ce n’est plus seulement le hasard mais la volonté inconsciente des deux amants qui nous montre une fois encore la même scène : cette scène d’aveux, dans laquelle Nemours véritable objet du message était absent et dont l’absence paradoxalement constituait cependant la possibilité d’expression du message, hante les deux amants qui ne peuvent s’empêcher de la reconstituer, recherchant les pavillons, les jardins, les fenêtres, les magasins de soierie. C’est là qu’on lui dit qu’un homme « l’homme le mieux fait du monde » vient souvent, regarder les maisons et les jardins pour les dessiner.
Mais la seule pensée de la possibilité que ce soit Nemours redonne à la princesse les tourments de la passion « elle se sentit inquiète et agitée ». Notons que le décor a changé : plus de palissades, mais un jeu de fenêtres et des jardins, plus rien ne s’interpose entre eux. Et la princesse, à la seule pensée d’être vue (ce qui lui rappellerait et sa passion et la mort de son mari) quitte la maison, mais voilà que le hasard se joue encore des hommes : « elle aperçut au bout d’une allée dans l’endroit le plus reculé du jardin une manière de cabinet ouvert de tous côtés » : ce cabinet ouvert de tous côtés, c’est son cœur à elle, qu’elle trouve ouvert entièrement au désir (alors qu’elle croyait que la mort de Clèves avait mis fin à sa passion) : au fond de son cœur, comme au bout de l’allée se cache Nemours, cet homme « enseveli dans une rêverie profonde ».
La situation ici est donc inversée : elle regarde Nemours qui ne la voit pas, et Nemours, comme il entend du bruit (« les gens qui la suivaient ») ne voulant pas être dérangé ; se lève pour éviter la compagnie. Il y a toujours pseudo-communication : le véritable destinataire des pensées de Nemours est présent à son insu, et sa seule manifestation provoquera son départ.
Le paragraphe qui suit décrit les réactions de la princesse : « Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur, et avec quelle violence ! » (on pense à la Phèdre de Racine : « Je respirais Oenone et depuis son absence / Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence / Vaines précautions, cruelles destinées…» ) Et Mme de Clèves va s’asseoir à l’endroit même où Nemours était assis, pour à son tour penser à celui qui ne peut qu’être absent. Et elle le voit sans les écrans qui jusqu’alors avaient masqué ce qu’il était toujours pour elle (« aimable au-dessus de tout… »), et reconnaissant les preuves de la passion de Nemours qui « songe à la voir sans songer à être vu », qui quitte la cour pour « regarder les murailles qui la renfermaient » : toutes les preuves d’amour, conformes au code précieux, sont accumulées (respect, fidélité, humilité, l’amant de rêve…). Et aussitôt sa rêverie la conduit à deux idées « qui furent nouvelles » La première c’est que son inclination est si violente qu’elle « l’aurait aimé quand il ne l’aurait pas aimée », la seconde, que c’était un homme « d’une qualité convenable à la sienne » : tous les obstacles sont levés, et il y a ici comme une épuration de tout ce qui s’ajoutait à leur passion, c’est-à-dire tout ce qui entravait le déroulement convenable de l’échange du désir : « et il ne restait de leur état passé que la passion de M.de Nemours pour elle et que celle qu’elle avait pour lui ».
Ainsi, tous les obstacles sont levés. Reste… La passion. La fin du texte sera donc une réflexion sur la possibilité de l’échange quand plus rien ne l’entrave. Et l’échange restera tout de même impossible !
Conclusion
Sur cet ensemble, nous pouvons donc souligner :
- Le rôle d’un hasard ironique qui souligne la faiblesse de l’homme.
- L’importance du décor naturel (d’autant qu’il est rare dans le livre), toujours lié à la manifestation du désir.
- L’impossibilité dans la passion d’établir une communication normale avec l’autre, impossibilité contingente jusqu’à la dernière scène du roman : c’est parce que la princesse est mariée et vertueuse que cette passion ne peut donner lieu qu’à un échange perverti (voir sans être vu, parler sans s’adresser au vrai destinataire), en tout cas c’est ce que Mme de Clèves pense jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive dans les dernières scènes du livre que cette impossibilité est structurelle : car le propre de la passion est d’instaurer une scission de l’être et de provoquer le malheur et le trouble.