Placé dans le chapitre « De la mode » ce fragment est le récit d’une noyade. Il se donne comme une énigme ou une parabole. Peut-on justifier sa place ?
Le personnage
Il a un nom grec qui veut dire « qui est bien étendu » (comme sur un bon lit). C’est un nom d’heureux augure, et du reste il semble être en sécurité (assis dans sa nacelle) (relever ces sifflantes répétées dans la première phrase : un glissement agréable sur l’eau…).
Son aventure est ponctuée par la récurrence du verbe « voir » : c’est une description purement visuelle faite par quelqu’un qui est probablement sur le rivage, en dehors des vicissitudes de la mer, un nouveau « Suave mari magno… », un sage qui ne se bornerait pas à constater les troubles de celui qui n’est pas sage, mais la vanité des illusions humaines : on voit un homme heureux / on ne le voit plus ! Du bonheur à une disparition. Dans cette succession d’être et de néant, on peut donc voir et la vanité des hommes et la définition même d’une écriture fondée sur la discontinuité : apparition / disparition dans la page.
Le « on » met de toute façon le lecteur comme l’écrivain en position de spectateur. Car La Bruyère n’a confiance que dans le regard qui permet de voir juste : l’honneur qu’il revendique, c’est d’être du petit nombre « des connaisseurs qui discernent et sont en droit de prononcer » (XII 27). Il n’y a pas de vérité abstraite chez La Bruyère (à l’inverse de La Rochefoucauld qui sonde l’abîme des cœurs humains), parce que l’abstraction ne se voit pas. « La Bruyère, le grand spectateur » a dit Barbey d’Aurevilly ; un témoin qui enregistre comme une caméra, presque indifférent au spectacle, ici les aléas d’une traversée ; on sent une distance (c’est l’ironie) entre le spectacle et le spectateur, cf. les contes du XVIIIè où le monde est décrit par quelqu’un d’extérieur, qui ne le comprend pas « Pour mettre en lumière les maux du monde moderne, La Bruyère invite son lecteur à se contempler du point de vue d’un outsider…il lui arrive souvent de présenter des scènes de la vie contemporaine telles qu’elles devraient paraître aux yeux d’un témoin objectif qui y serait tombé par hasard » (J.Brody).
L’épisode se déroule en deux phases : l’heureuse traversée puis la tempête. Bonheur décrit brièvement (trois lignes), mais ensuite un plaisir sadique à voir les efforts pour essayer de surnager. Au départ une jouissance produite par un sentiment de sécurité (l’air pur, e ciel serein, qui permettent une belle « avancée »). En effet, Eustrate progresse : « il avance d’un bon vent », heureusement poussé par une faveur qui « a toutes les apparences de devoir durer ». Cette faveur donne l’impression de la stabilité. Et le témoin semble en être dupe (« toutes les apparences » est une litote dans ce contexte, l’expression revient à une pleine certitude). Mais la suite va montrer que l’expression n’est pas une figure, elle n’est pas une litote, mais elle a un sens propre : ce ne sont là que des apparences ; et tous les fragments sont bâtis sur ce passage de ce qu’on prend comme la réalité à ce qu’elle est vraiment. C’est la désillusion après le mensonge de l’habit, du comportement ou de la figure (stylistique) elle-même.
Le « mais » dans la même phrase qui disait l’heureuse avancée inaugure la rupture « Mais il tombe tout d’un coup » la soudaineté est marquée par le brusque changement de référent du pronom anaphorique « il » qui ne renvoie pas à Eustrate mais au vent : où l’on voit l’ironie quasiment tragique car en réalité, celui qui va tomber est bien Eustrate. Ainsi ce changement est bien une rupture mais aussi, dans la mesure où il ne fait qu’anticiper sur la chute d’Eustrate, il marque une continuité de la description : cette rupture syntaxique est la chute annoncée d’Eustrate. La chute de la faveur va le plonger dans néant.
Le désordre perturbateur apparaît dans la succession de cinq propositions juxtaposées avec à chaque fois un changement de sujet. Pourtant la forme même reste identique (rappel de sonorités, mêmes constructions de phrases) comme si c’était pour ainsi dire une chose naturelle qui arrivait. Puis le noir se fait, on ne voit plus rien, on n’assiste même pas à la chute d’Eustrate (on nous l’avait déjà laissé entendre) et le témoin ne dit que ce qu’il voit : rien !
Commence alors le troisième mouvement du texte : une alternance presque comique car il y a comme une alternance quasi-mécanique entre apparition/disparition du pauvre Eustrate, liée à l’alternance espoir-apparition / fin de l’espoir-disparition, ce qui transforme l’espérance en une réaction épidermique, comme un spectacle au cirque : une compétition que la mort sanctionnerait ; et la cruauté ironique est accentuée par le caractère strictement concret de la description, l’aggravation de la situation n’étant exprimée que par la gradation (enfoncer/abîmer/noyer). Quant à l’expression comique « On le tient perdu » elle est comique parce que si Eustrate est perdu, c’est précisément c’est qu’on ne le tient pas : personne ne va le chercher ! et d’autre part cette construction du verbe « tenir » avec un cod + attribut accentue le côté jeu, pari (cf. « on le tient gagnant) : c’est un mauvais numéro !
Après ce récit de la noyade (où il faut noter l’art de la variation : juxtaposition, subordination avec temporelles, coordination), des cadences systématiquement mineures signifiant la chute et la disparition. On n’entend jamais Eustrate : « La Bruyère ne transmet que l’aspect visuel et matériel de la vie de ses personnages. Il nous prive des pensées et des paroles qui pourraient expliquer la vie de ses personnages… Au lieu de trouver une raison, nous ne rencontrons plus qu’un fait accidentel et gratuit, dénué de signification humaine » (J.Brody). Ici rien n’explique la chute d’Eustrate, la disparition soudaine de la faveur, comme rien ne montre le sentiment du favori qui ne bénéficie plus de la faveur qui le fait « avancer » : présence sans idée, corps sans âme, pur spectacle.
On peut ainsi opposer la construction par entassement de ces propositions juxtaposées à son sens qui est l’histoire d’une disparition, d’un naufrage dans le néant : naufrage de l’homme (dernière étape de la démolition du héros dont parle P. Bénichou) qui vit sans se demander pourquoi et meurt sans l’avoir prévu ; la vie de ce favori qui plonge dans l’oubli du fait d’un souverain capricieux (le vent) est à l’image de la vie humaine dont il s’agit de montrer la totale absence de signification. « Faire le portrait d’un personnage, chez La Bruyère, c’est souvent le détruire » (J. Brody). On voit donc comment cette courte description prend de la profondeur. Parabole de la vie du favori qui un jour sans le prévoir, n’a plus l’heur de plaire, le texte signifie, au-delà, les aléas d’une existence qu’on ne maîtrise pas. Le bonheur, comme la vie peuvent disparaître et nous faire sombrer dans le néant.
On ne peut qu’expliciter la réflexion pessimiste de La Bruyère en lisant la Remarque VIII 50, où La Bruyère compare deux conditions radicalement opposées : un condamné à mort et l’homme qui vient d’être comblé de faveur. Inutile, dit-il de montrer « une maligne, inhumaine curiosité » à aller voir le visage d’un condamné. Allez voir plutôt un homme heureux ! Et sur le visage de cet homme au comble de la joie, La Bruyère nous fait découvrir les indices de la chute (cf. les verbes « échapper, plier, achèvent de nuire, s’étourdir ») : à travers les réactions successives de cet homme, on voit ce même processus qui mène de la faveur à la chute, de façon aussi inéluctable que celui qui conduit à la mort le condamné. L’intensité même de son bonheur va le détruire (« il plie sous le poids de son bonheur »). La prospérité n’était rien d’autre que l’instrument de sa chute, et au terme de la description, il offre une ressemblance totale avec le condamné (qui lui est même supérieur, parce que lui « sait qu’il va mourir »).
Le lecteur
Mais s’agit-il du destin de tous ? À qui renvoie Eustrate, à qui renvoie le « on » qui voit le naufrage depuis le rivage ? Y aurait-il deux mondes ? « Il y a deux mondes : l’un où l’on séjourne peu et dont l’on doit sortir pour ne plus y rentrer ; l’autre, où l’on doit bientôt rentrer pour n’en jamais sortir. La faveur, l’autorité, les amis, la haute réputation, les grands biens servent pour le premier monde ; le mépris de toutes ces choses sont pour le second. Il s’agit de choisir » (XVI 31).
Il s’agit de choisir… mais le choix est-il possible ? Car ce que montre La Bruyère à son lecteur, c’est sa propre image, le lecteur qui dans l’écriture est en position de spectateur au même titre que le moraliste est en réalité identique à Eustrate : le jeu ironique de La Bruyère consiste à nous faire partager le point de vue du sage (qui a choisi le deuxième monde) alors que nous sommes le plus souvent des Eustrate. Cf. le portrait de Lise, la coquette (III 8) : le lecteur s’en moque comme Lise se moque des vieilles coquettes, ne voyant pas qu’elle en est une ! et de même La Bruyère se moque de ce lecteur qui se moque avec lui des personnages qu’il lui présente sans y reconnaître sa propre image. On croit dominer grâce à la faveur du Prince, ou de l’écrivain et on est pris dans le tourbillon de l’orage (défaveur, ou ironie de l’écrivain) La Bruyère se moque de nous et nous mène… en bateau dans cette histoire dont le début est beau mais qui finit par une mort prématurée, une histoire qui semble être dépourvue de sens, parce que La Bruyère ne dit jamais tout : le fragment est plein de vides. Nous croyons lire du sens, et nous sommes souvent désappointés et La Bruyère se moque de nous, parce que nous sommes comme tous ces hommes « creux » et parce que nous croyons, d’autre part, en tant que lecteur, arriver à quelque chose de palpable, mais finalement rien n’est expliqué. C’est la fin du texte.
L’écrivain
Mais l’écrivain lui-même, qui nous fait la « faveur » de ce fragment, à quel monde appartient-il ? Quel usage fait-il des signes ? Son écriture n’est pas du tout du côté de la stabilité : en véritable artiste, il peint l’homme de façon aussi instable que son sujet : accumulations, ruptures, cadences mineures, style « coupé », surprise… pas de construction possible : un départ heureux, qui lui permet d’avancer lui aussi mais jamais longtemps (cf. la critique du Mercure Galant qui l’accuse d’être incapable de mener une œuvre de longue haleine. À peine né, le fragment va sombrer lui aussi dans le néant. L’aventure du favori Eustrate, n’est-ce pas l’aventure du fragment, cette même plongée dans le silence après l’apparition heureuse mais éphémère de la parole ? Eustrate, décidément est multiple, il est aussi à l’image de son créateur.
Tous nous sommes des victimes de l’illusion d’une faveur passagère due aux caprices du sort, du Prince, de l’écrivain, de son inspiration. Comment appelle-ton une faveur passagère ? Une mode.
Tirons de cette analyse quelques conclusions qui peuvent s’étendre à l’ensemble.
- Une clarté factice : des phrases bien agencées mais une aventure sans queue ni tête ; cf. les compartiments en 16 chapitres, bien cloisonnés, mais il y a des ajouts, des transferts, donc pas de nécessité de structure, pas de système, mais des classes dont on extrait un type (la Cour : courtisan, Les esprits forts : le libertin, la ville : le bourgeois…). Donc un espace clos, jalonné de clôtures (rien d’inconnu : application du principe cartésien de diviser rationnellement l’objet pour le connaître : goût des distinctions de vocabulaire : l’antithèse est un principe de connaissance (cf. les oppositions cœur / esprit, cœur / raison)
- Or cette opération purement arbitraire et intellectuelle aboutit à une désintégration de la réalité vivante : donc il y a un ordre factice en 16 chapitres, qui sont comme une pseudo-structure, un décor pour une réalité qui est ramenée à une pure illusion.
- Mais ce désordre, cette absence de sens cache un autre ordre : le monde est régi par des lois stables : une mécanique réglée par Dieu / le Souverain : partout il y a soumission à une hiérarchie et l’ensemble constitue donc une pyramide dont la base est formée par les misérables, les « Petits » les Grands en tiennent le milieu et au sommet trônent le Prince puis Dieu. Ainsi dans cet ordre parfait, tout ce qui introduira du désordre sera condamné. Les abus que La Bruyère dénonce constamment comme des infractions à cet ordre de la part de l’homme qui a bougé de la place qui lui était assignée : cet homme est coupable de trop de mouvements (dans cet univers statique, la promotion est condamnée cf. celui qui devient favori n’a d’autre destin que de perdre la faveur qui l’avait promu). Tout mouvement peut aboutir à un bouleversement.
- Or la société est en train de changer. La Bruyère ne peut que constater que cet ordre ancien est en train de disparaître (et La Bruyère qui n’est pas révolutionnaire ne veut pas s’intéresser à un ordre nouveau possible). Donc tout ce qui détruit l’ancienne harmonie est condamné (l’immobilisme caractérise le classicisme). Et La Bruyère va dénoncer deux sortes de mouvements : la cupidité et l’ambition, dont les effets sont les mêmes : bousculer la hiérarchie (voir Guillaume en XII 119).
Ainsi le mode de La Bruyère est-il fait de réalisme et de nostalgie, entre rêve et réalité, et le moraliste condamne la réalité au nom de l’idéal.
C’est précisément à cet endroit que se manifeste, pour le plaisir du lecteur, le pouvoir de l’écriture qui va tout chambouler ; le goût de la satire, la passion de l’imitation vont lui faire découvrir à lui aussi la relativité de cet ordre moral si austère. Le goût de la satire l’amène à se moquer de cet ordre qu’il défend, par ex. cette « étiquette » lui semble bien ridicule ! Et cette passion de l’imitation l’incite à traquer ce mouvement qu’il condamne pour le faire apparaître et en montrer l’inanité. Donc à l’intérieur de présupposés fixistes, il réussit à créer la sensation d’un mouvement constant (cf. La phrase pleine de vides). L’écriture ici apporte un démenti au moraliste, car si l’ouvre est intéressante, c’est qu’elle aussi appartient à la vie qu’elle veut dénoncer.