Publié dans Les Cahiers du GRIF, n°47, 1993. Misogynies.
Mysogynie et misogyne sont des termes qui n'apparaissent dans aucun texte, aucun dictionnaire du XVIIe et du XVIIIe siècles. Est-ce à dire que cette « haine des femmes », cette « aversion pour les femmes » ne prend naissance que dans la conscience textuelle et culturelle du XIXe siècle ? La démonstration serait trop courte. Il nous faut donc partir de la définition moderne, la considérer par hypothèse comme efficace, ou en tout cas renvoyant à une certaine réalité, pour ensuite évaluer son mode de fonctionnement. On pourra alors légitimement se demander si le critère de la misogynie est applicable au XVIIe siècle, voire, à l'époque, une question d'actualité. Il s'agira donc de décrire, d'apprécier les occurrences de la misogynie, au sens moderne du terme, avant d'en faire l'examen.
Un texte est particulièrement révélateur de cette question, à la fin du XVIIe siècle. Si j'ai choisi Les Caractères de La Bruyère, pour cette brève étude, c'est qu'ils sont tout à fait représentatifs du traitement moral de la question des femmes, et à une première lecture, du traitement moral de la misogynie à travers laquelle on les voit.
Écrivain de Cour, censé se situer loin de l'univers féminin du moment, la ville, La Bruyère est le moraliste-type a priori désigné comme misogyne, par sa fonction sociale, par la censure qu'il entend faire des défauts du genre humain et de ses catégories, et notamment de la catégorie des femmes, par la morale qu'il veut promouvoir, par le découpage qu'il semble en principe opérer pour décrire la société dont il parle.
La Bruyère découpe son ouvrage en seize chapitres dont un entier porte sur « les femmes ». C'est son troisième chapitre, situé juste après les deux chapitres qui présentent l'écriture et la posture de l'écrivain moraliste, sortes de doublets de la préface. « Des femmes » est ainsi le premier champ d'observation du moraliste et le moins privilégié, si l'on admet que l'auteur opère une gradation dans sa structure, puisqu'il va des femmes au souverain puis à la morale générale sur l'Homme considéré alors comme un être générique, et qu'enfin son texte culmine sur une apologétique. La question et la description des femmes sont ainsi traitées à part, de façon marquée, alors que les hommes n'apparaissent pas en tant que tels, bien évidemment compris dans l'ensemble des seize chapitres, et en particulier dans « de l'Homme », au chapitre XL Cependant, La Bruyère intègre dans ses maximes, portraits et réflexions des autres chapitres une suite de jugements ponctuels sur les femmes qui complètent et modifient certains des aspects du chapitre III. La question des femmes traverse l'œuvre sous la plume d'un homme-écrivain qui ne semble pas si misogyne qu'une première lecture le laisserait supposer. Pourtant solidaire du groupe masculin, lorsqu'il s'exprime à la première personne ou lorsqu'il utilise la vieille technique consistant à se cacher derrière un pronom « on » généralisant, ou un discours impersonnel, nous verrons qu'il dit et masque à la fois la prise de parole masculine, mais surtout, qu'il se trouve obligé de modaliser ses jugements radicaux en recourant parfois au syllogisme, dénotant ainsi un malaise ou une suspension de jugement.
La question de la misogynie n'est donc probablement pas la seule, loin de là, que nous posera ce texte, même si dans un premier temps elle nous saute aux yeux, à nous, lecteurs modernes. Mais, en ne voyant que la misogynie, nous risquons de ne plus rien voir d'autre du traitement de la question féminine...
Nous chercherons donc plutôt à dépasser une comptabilité sur la misogynie (La Bruyère serait-il plus ou moins misogyne, plus ou moins intéressé par la question des femmes) pour essayer de mieux comprendre que notre position doit s'efforcer de s'éloigner un temps de la question de la misogynie pour s'attacher à celle de la représentation de la femme, afin de ne pas cacher, par une interprétation trop plate et trop réductrice, des problèmes plus larges, et qui lui sont sûrement plus contemporains1.
Reprenons donc le texte des Caractères.
Le masque des femmes
Misogyne, en effet. Les femmes y sont influençables, ignorantes, paresseuses, légères, jalouses, belles ou fatales, et surtout sensuelles. Et le regard du moraliste les démasque. Regard souvent impersonnel, mais qui revendique, au détour d'un pronom indéfini, sa spécificité masculine : « L'on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d'un mérite si éclatant, que l'on se borne à les voir et à leur parler ». (« Des femmes », 12) C'est donc derrière ce « on », comme il est et il sera d'usage dans le discours masculin, un homme qui parle, au nom de tous les hommes (tous les éléments masculins).
Un homme mur, voire âgé, qui juge du jugement que les femmes ont de lui : « Un homme qui serait en peine de connaître s'il change, s'il commence à vieillir, peut consulter les yeux d'une jeune femme qu'il aborde et le ton dont elle lui parle : il apprendra ce qu'il craint de savoir. Rude école. » (« Des femmes », 64)
Un homme qui s'attache à son propre regard sur l'apparence féminine : « Il faut juger les femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson entre queue et tête » (« Des femmes », 5) et qui dénonce ce dangereux paraître féminin : « Chez les femmes, se parer et se farder n'est pas, je l'avoue, parler contre sa pensée ; c'est aussi que le travestissement et la mascarade, où l'on ne se donne point pour ce que l'on paraît être, mais où l'on pense seulement à se cacher et à se faire ignorer : c'est chercher à imposer aux yeux et vouloir paraître selon l'extérieur contre la vérité : c'est une espèce de menterie. » (« Des femmes », 5)
« Si c'est aux hommes qu'elles désirent de plaire, si c'est pour eux qu'elles se fardent ou qu'elles s'enluminent, j'ai recueilli leurs voix, et je leur prononce, de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes ; que le rouge seul les vieillit et les déguise ; qu'ils haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage, qu'avec de fausses dents en la bouche, et des boules de cire dans les mâchoires ; qu'ils protestent sérieusement contre tout l'artifice dont elles usent pour se rendre laides ; et que, bien loin d'en répondre devant Dieu, il semble au contraire qu'il leur ait réservé ce dernier et infaillible moyen de guérir les femmes. » (« Des femmes », 6) .
C'est clair, l'erreur des femmes est le paraître, l'excès du paraître, et c'est aux hommes d'en juger et de les en guérir, s'ils le peuvent.
La femme sensuelle
Ainsi, cet homme, constatant le monde de théâtre au sein duquel il observe les femmes, détermine cet univers de l'apparence comme naturel et spécifique au sexe féminin, et transcrit le jeu des apparences physiques sur le terrain de la morale et des comportements. La femme, c'est la galanterie même, la sensualité débordante : « Tout le monde connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne, qu'elle vient de recevoir : les hommes s'y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule ; on les voit de fort près se jeter dans l'eau ; on les en voit sortir : c'est un amusement. Quand cette saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas encore ; et quand elle est passée, elles ne s'y promènent plus. » (« De la ville », 2)
La femme, c'est l'excès possible. Excès sensuel, excès de faiblesse lorsqu'elle est entre les mains des mauvais conseillers. C'est là qu'interviennent les directeurs de conscience, maintes fois cités dans le chapitre des Caractères consacré aux femmes (36, 37, 42, 43, 45, etc.) et que se trouve développé le thème de la fausse dévotion : « La dévotion vient à quelques-uns, et surtout aux femmes, comme une passion, ou comme le faible d'un certain âge, ou comme une mode qu'il faut suivre ». (« Des femmes », 43)
Et dans un même élan, dévotion et galanterie se répondent au point qu'il est possible de mettre en parallèle la vie dissolue et la retraite comme les deux faces d'une même identité : « Elles comptaient autrefois une semaine par les jours de jeu, de spectacle, de concert, de mascarade, ou d'un joli sermon, elles allaient le lundi perdre leur argent chez Ismène, le mardi leur temps chez Célimène ; elles savaient dès la veille toute la joie qu'elles devaient avoir le jour d'après et le lendemain ; elles jouissaient tout à la fois du plaisir présent et de celui qui ne leur pouvait manquer ; elles auraient souhaité de les pouvoir rassembler tous en un seul jour : c'était alors leur unique inquiétude et tout le sujet de leurs distractions ; et si elles se trouvaient quelquefois à l'Opéra, elles y regrettaient la comédie. Autres temps autres mœurs : elles outrent l'austérité et la retraite ; elles n'ouvrent plus les yeux qui leur sont donnés pour voir ; elles ne mettent plus leurs sens à aucun usage ; et chose incroyable ! elles parlent peu ; elles pensent encore, et assez bien d'elles-mêmes, comme assez mal des autres ; il y a chez elles une émulation de vertu et de réforme qui tient quelque chose de la jalousie ; elles ne haïssent pas de primer dans ce nouveau genre de vie, comme elles faisaient dans celui qu'elles viennent de quitter par politique ou par dégoût. Elles se perdaient gaiement par la galanterie, par la bonne chère et par l'oisiveté ; et elles se perdent tristement par la présomption et par l'envie. » (« Des femmes », 43)
La femme c'est la boulimie du temps et des actions, la boulimie de l'apparence, jusqu'à la boulimie de l'austérité. Et quitte à constater l'excès, il vaut mieux pour elles l'envisager dans le monde, tant le blasphème de la retraite hypocrite n'est qu'un leurre, un masque de plus pour la sensualité, d'autant plus condamnable qu'il s'applique parfois à Dieu : « Pour les femmes du monde, un jardinier est un jardinier, et un maçon est un maçon ; pour quelques autres plus retirées, un maçon est un homme, un jardinier est un homme. Tout est tentation à qui la craint. » (« Des femmes », 34)
On a donc reconnu les thèmes classiques, canoniques, de la misogynie annoncés au départ, sans que j'ai eu à les commenter tous. Je pourrais ainsi multiplier les citations sur la fausseté des femmes, qu'elles soient de la ville ou de la cour (les occurrences les désignent plutôt comme appartenant à la ville), leur aveuglement devant la vérité, leur coquetterie, leur affectation, leur manque de jugement, la confiance qu'elles ont dans les apparences qui les gouvernent, l'intérêt qu'elles manifestent pour l'argent des hommes et même sur le danger qu'elles représentent pour les hommes, happés par ces apparences trompeuses.
On pourrait donc s'arrêter là et délivrer à La Bruyère un brevet de machisme comme à la plupart des hommes de son temps (excepté quelques-uns dont Poullain de la Barre) et d'ailleurs à l'immense majorité des femmes. Est-ce bien là la question ? Est-il au moins question de haine des femmes sous ces accusations convenues, ou bien tout cela n'est-il pas le simple reflet d'un état d'esprit partagé par tous, sans intention de nuire, une sorte de « motif » littéraire et moral, en un mot un topos ?
Des excuses pour un machiste ?
On pourrait aussi chercher à excuser l'auteur des Caractères en poussant plus loin l'analyse. En prouvant par exemple, que ses accusations sont assez marginales, qu'elles ne concernent que des individus et non une classe dûment désignée. Les occurrences des noms spécifiques, des déterminants (« telle femme », « une femme ») permettent, il est vrai, de réintroduire un point de vue particulier tendant à démontrer qu'il s'agit de personnalités et non d'un ensemble. Ce travail, mené dans plusieurs articles, et en particulier par Karolyn Waterson2 permet de montrer que seuls 18 % des fragments dans Les Caractères parlent des femmes, contre 69 % s'attachant à la race humaine, et que, selon les critiques adoptant ce point de vue, La Bruyère n'a pas, le plus souvent, d'optique proprement masculine. La Bruyère s'orienterait vers un langage neutre et abstrait démarginalisant les femmes à l'intérieur des collectivités et tendrait à faire le point non sur « La Femme » mais sur l'humanité mixte n'excluant donc pas la femme du genre humain. Certes.
Il est évident que le moraliste s'adresse avant tout à la nature humaine, et que c'est au nom de cette nature qu'il critique les femmes. Ce qu'il n'admet pas dans les portraits, les maximes et les réflexions qu'il ajoute au fil de ses éditions, c'est que les femmes (disons pour l'instant certaines femmes avec Karolyn Waterson), trahissent la nature humaine. D'autres femmes sont infiniment respectables puisqu'elles dépassent le jeu des apparences pour toucher au naturel qu'il soit l'inverse de la fausse science, comme Mademoiselle de Scudéry (« Des jugements », 18), ou la conformité à l'idéal de beauté et de jeunesse qu'on se fait d'elle i «Une belle femme est aimable dans son naturel ; elle ne perd rien à être négligée, et sans autre parure que celle qu'elle tire de sa beauté et de sa jeunesse. Une grâce naïve éclate sur son visage, anime ses moindres actions » (« Des jugements », 29).
Le coeur, le sentiment, comme spécificités féminines
Il n'en reste pas moins que cette nature n'est pas exactement semblable à celle de l'homme. Même si La Bruyère dit : « Si la science et la sagesse se trouvent unis en un même sujet, je ne m'informe plus du sexe, j'admire. » (« Des jugements », 18), il attribue a priori les critères habituels de la spécificité féminine aux personnages dont il parle, en positif (beauté, naïveté) et en négatif. Ce qui fait la femme, par rapport à l'homme, c'est le cœur et le sentiment. Madame de Maintenon, parce qu'elle est « sûre » et qu'elle possède l'écoute du cœur, décharge le prince de ses secrets (« Du souverain et de la République », 14). C'est en effet que « la plupart des femmes n'ont guère de principes ; elles se conduisent par le cœur. » (« Des femmes », 53) Cœur dont elles savent souvent faire un judicieux usage dans l'amour, à défaut de ne pouvoir l'exercer dans l'amitié, sentiment réservé aux hommes entre eux. Cœur qui leur nuit, puisqu'elles se laissent mener par lui et se trouvent à la merci de la société, des règles du mariage, des questions financières et des hommes sans scrupules qu'ils soient directeurs de conscience ou greluchons intéressés (« De quelques usages », 28 à 36). Cœur qui leur permet d'exceller dans le genre épistolaire, genre non marqué, non théorisé, genre naturel et qui échappe à la hiérarchie littéraire : « Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, semblent être faits pour l'usage où elles les mettent ; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit. » (« Des ouvrages de l'esprit », 37)
Naturelles dans le cœur, naturelles dans le sentiment, naturelles dans la beauté, naturelles dans l'écriture, les femmes sont aussi naturelles dans ce qui fait la nature même, la fascination qu'elle exerce et les dangers qu'elle induit, c'est-à-dire l'excès. « Les femmes sont extrêmes : elles sont meilleures ou pires que les hommes. » (« Des femmes », 53)
À nous donc, lecteurs, de reprendre les différents cas de figure posés par la société et d'y envisager la position des femmes en fonction de cette nature « sentimentale » et de l'excès qu'elle suppose.
Un syllogisme révélateur
Le fragment le plus significatif serait ici celui qui définit d'abord la nature de la sagesse féminine comme opposée à toute notion d'apprentissage et d'étude (« Des femmes », 49). Pour La Bruyère, aucune loi n'interdit aux femmes de s'instruire, et si elles ne sont pas savantes, c'est qu'il est de leur naturel et de leur habitude (usage, « faiblesse de leur complexion », « paresse de leur esprit », temps perdu au soin de leur beauté, « légèreté qui les empêche de suivre une longue étude », « éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses », « autre goût que celui d'exercer leur mémoire », « curiosité différente que celle qui contente l'esprit », talent pour les travaux manuels, etc.) de ne rien savoir et de ne pas dominer les hommes en cette matière, elles « qui les dominent d'ailleurs par tant d'endroits »... Les femmes ne sont pas savantes par essence même. Cependant, il advient que parfois certaines le soient. Devant ce paradoxe, le moraliste ne fléchit pas : il affirme simplement que toute cette science est inutile et qu'une femme savante ne sert à rien d'autre qu'à être regardée avec curiosité, comme un chien savant, une exception qui ne devrait pas gêner la démonstration initiale : « On regarde une femme savante comme on fait une belle arme : elle est ciselée artistement d'une polissure admirable et d'un travail fort recherché ; c'est une pièce de cabinet, que l'on montre aux curieux, qui n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus qu'un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde. »
Il n'empêche, le paradoxe est toujours là, au point qu'il va servir à l'ironie. Y aurait-t-il derrière tout cela une revendication d'égalité idéale, l'idée que la sagesse et la science peuvent être réunies dans un même sujet qu'il soit homme ou femme et que cette union soit nécessairement digne d'admiration (passage déjà cité « je ne m'informe plus du sexe, j'admire »...) ? La Bruyère en vient à admirer ce qui n'est pas naturel chez la femme : l'exceptionnelle faculté à s'affranchir des défauts naturels observés en début de fragment. Reste à développer le paradoxe qui finit par avoir des allures de syllogisme : « Si vous me dites qu'une femme sage ne songe guère à être savante, ou qu'une femme savante n'est guère sage, vous avez déjà oublié ce que vous venez de lire, que les femmes ne sont détournées des sciences que par certains défauts : concluez donc vous-mêmes que moins elles auraient de ces défauts, plus elles seraient sages, et qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre à devenir savante, ou qu'une femme savante, n'étant telle que parce qu'elle aurait pu vaincre beaucoup de défauts, n'en est que plus sage. »
Dès lors, ou les défauts répertoriés font partie de la nature de la femme, et ainsi une femme sage ne peut être savante, sauf si elle dément sa propre nature, ce qui, dans la perspective générale de La Bruyère, ne peut être un bien, ou ces défauts sont dus à autre chose que la nature, et il est alors légitime pour elle de retrouver une nature perdue en étant à la fois sage et savante, ou enfin La Bruyère s'éloigne de la confiance qu'il a dans la nature et considère que, parfois, la combattre est un bien... On peut évidemment déceler dans ce jeu logique une ironie farouche tendant à démontrer, par l'embrouillamini discursif, qu'il vaut mieux s'en tenir à la simplicité consistant à dire que la sagesse et la science sont incompatibles chez la femme, et les démonstrations prenant le contre-pied de cette vérité première ne peuvent qu'être fumeuses. Cependant, on sent là un certain malaise qui dépasse l'ironie intermédiaire et renvoie aux constats d'admiration pour Mlle de Scudéry et pour les épistolières... Et si, dans son discours à double fond, La Bruyère doutait des assertions traditionnelles ? Et si ce syllogisme renvoyait à notre propre question paradoxale : parler d'une notion non encore théorisée, même pas nommée au nom d'une lecture moderne à proprement parler anachronique ?
Misogyne, non misogyne ? Pas question de trancher. Peut-être qu'après tout, cette catégorie de misogynie ne fonctionne pas aussi simplement...
La misogynie, comme motif littéraire
Pour comprendre la vision que La Bruyère a des femmes, nous sommes donc partis de la misogynie pour nous rapprocher peu à peu de l'écriture, de l'étude, du savoir et de la science. Comme l'auteur, nous avons trouvé une sorte de conclusion bien ambiguë à son travail d'analyse à la fin de son parcours. En effet, ce fragment 49 a été ajouté dans les toutes dernières éditions de l'ouvrage, en 1692, la septième et avant-dernière édition, et il me semble que cette intervention in extremis ne vient pas au hasard.
La Bruyère, qui nous apparaissait comme misogyne, voire parfois vulgairement misogyne, semble maintenant douter, au mieux remettre en question dans le détail les caractéristiques de départ attribuées à la femme d'abord au nom de son appartenance à la race humaine, ensuite au nom de l'action, de l'écriture et de la pensée de certaines femmes dans les domaines des sciences et des lettres. Est-il pour autant incohérent ? A-t-il évolué ? Et surtout sommes-nous si sûrs d'avoir posé la bonne question en soulevant le problème de la misogynie ?
Et si ce que nous appelons la misogynie de La Bruyère, comme celle de ses contemporains fonctionnait comme un motif esthétique et littéraire ? Il n'est évidemment pas question de dire que la femme est, à cette époque, un être égal à l'homme, mais il est question de comprendre que ce n'est pas, à l'époque, la question, et qu'il est vain de s'en indigner, de s'en étonner, de juger ou de pardonner et qu'il vaudrait mieux regarder un peu plus froidement que de coutume ce que les jugements sur les femmes recouvrent. En d'autres termes, il s'agit ici de remettre en cause la notion de misogynie pour un siècle qui n'en a pas conscience et qui voit tout autrement la question féminine.
Émire, ou le refus du naturel sensible
La notation des défauts des femmes, loin d'être une fin ou une indication sur le jugement personnel de l'auteur est en effet un passage obligé à tout ouvrage moral qui se veut consensuel. Leur coquetterie, l'appétence qu'elles ont pour le paraître, leur sensualité renvoient à une topique. Le meilleur indice pour vérifier cette assertion est peut-être un conte mélancolique, dernier fragment du chapitre « Des femmes » (81). Pour clôturer ce chapitre, La Bruyère invente en effet l'histoire d'Émire, femme de Smyrne, fière et insensible, punie pour avoir ignoré l'amour des hommes. L'incipit (« Il y avait... »), le lieu exotique (Smyrne), le personnage (« une très belle fille qu'on appelait Émire »), la situation de départ (l'ignorance de l'amour et l'indifférence pour les hommes), tout renvoie aux contes à la mode, généralement erotiques ou moraux selon qu'on choisisse Boccace, La Fontaine ou quelque moraliste mondain. Cependant, on voit très vite qu'Émire refuse la nature même de la femme, le sentiment. Non pas la galanterie (d'où le fait que ce conte ne se dirige pas vers une perspective erotique) mais le sentiment amoureux, le « galant ». Ce refus de l'amour l'amène à condamner sans scrupule trois hommes à la mort par dépit. Face à elle, son amie, plus naturelle, sans doute, aime et épouse un jeune homme paré de toutes les qualités : « deux personnes ont eu cette joie si rare de se marier à ce qu'ils aimaient ». Émire, qui aimait aussi le jeune Ctésiphon s'en désespère et son esprit s'égare. La leçon est claire : pour avoir préféré l'amitié des hommes, lien impossible entre hommes et femmes, et avoir refusé l'amour, la femme dénaturée finit par rencontrer trop tard l'amour véritable. Au contraire, la femme exceptionnelle qui fait confiance à sa nature propre est heureuse et récompensée.
Si j'ai insisté sur ce conte, c'est qu'il figure fort bien la tendance de La Bruyère à partir d'un schéma classique commun à l'écriture anti-féminine et à en faire un sujet moral, écrit dans un style plus propre à séduire un public citadin et féminin. À un genre populaire, prisé par les Anciens, il ajoute une visée morale qui lui permet de redécouper son public et de l'élargir. Et pour viser ce public élargi, La Bruyère réussit le tour de force de ne pas abandonner la tradition du conte tout en l'élevant.
Hors du public féminin, point de succès
La misogynie habituelle existe donc bien dans les maximes, les réflexions et les portraits, ne serait-ce que dans le portrait de Glycère, la coquette galante (« Des femmes », 73), mais on voit que l'attaque porte plus volontiers sur des individus pour les isoler et les renvoyer à une leçon qui s'impose. L'extrême attention que l'auteur des Caractères porte à son public, si clairement exposée dans la préface et les deux premiers chapitres de son ouvrage, recoupe alors sa préoccupation à séduire des lecteurs et des lectrices qui se trouvent non seulement dans son camp (les Anciens, la cour), mais aussi dans celui de ses ennemis (les Modernes, la ville, les salons féminins). En observant une large portion du réel, il s'adresse par la définition initiale qu'il donne à cette large portion du public. Le découpage le plus large possible du champ d'observation sociale et morale indique nécessairement la revendication d'un public recoupant ce champ sociologique.
Ayant constaté qu'il était impossible d'être lu sans convoquer le public féminin et ses dépendances, il redécoupe plus largement, sans lâcher son public initial, son champ d'intervention et son lectorat. La mise en place et la progression du projet descriptif (décrire le public qui lit et ainsi revendiquer le lectorat décrit) permet de requérir un large succès en revendiquant, pour la lecture de son texte, un public élargi. Cependant, ce n'est pas seulement pour séduire un public à dominante féminine que La Bruyère écrit. La prise en compte de la question féminine et son traitement ambigu, même dans le camp des Anciens, semble répondre à d'autres objectifs. Et des remarques misogynes que nous notions au départ, inopérantes parce que simplement amusantes et topiques, La Bruyère passe à une entreprise visant à transformer le nouveau public déterminé par le texte au nom d'une morale du naturel.
« L'honnête femme » règne sur la ville
Reprenons alors les jugements de La Bruyère, si sévères soient-ils, d'une autre manière. La Bruyère est un écrivain moraliste, qui plus est un écrivain appartenant aux Anciens, au monde de la cour, face au monde de la ville.
À cette époque, répétons-le, la ville est dominée par ces quelques salons dans lesquels les femmes règnent. L'honnête homme n'est plus, comme cent années plus tôt, l'homme de cour, mais un homme qui, pour être « honnête » doit être jugé tel par les instances citadines. « L'honnête femme » a, depuis les années 1630, invité « l'honnête homme » à quitter la cour et souscrire à de nouvelles valeurs. Il s'agit maintenant de plaire, de se faire aimer, de connaître les lois de la conversation toutes de mesure et de modération, au contraire de la coquetterie, jusqu'ici assignée aux femmes, et à l'honneur guerrier, apanage des hommes. C'est donc cet art de plaire qui, par l'usage de la « bonne grâce », l'intérêt pour le savoir, la préoccupation pour la morale, et le refus du paraître, pourra contrecarrer les dangers de l'amour-propre et laisser vivre cet être naturel qui fait la spécificité des âmes bien nées. « La réflexion sur l'honnêteté, comme l'affirme Jean Mesnard3 a contribué à la promotion de la femme et à la mise des deux sexes sur un pied d'égalité. Les femmes de la ville restent encore dans l'espace public, et ne sont pas renvoyées, comme au XVIIIe et au XIXe siècles, au lieu clos du privé, matrimonial, familial et maternel. C'est dans cet espace public qu'elles cherchent à faire coïncider la réputation avec la conscience, à donner ses lettres de noblesse à l'amitié, à revendiquer pour leur sexe à défaut de l'éducation scolastique, une compétence certaine dans les sciences et les arts par l'exercice de leur esprit, tout en sachant que par essence leur esprit est plus prompt à l'excès, plus sensible aux passions et plus attentif à soi. L'éducation, qui doit permettre l'établissement d'un équilibre, peut tempérer cette inquiétude qu'elle a légitimement d'elle-même : c'est par la maîtrise de sa sensibilité qu'elle trouvera des remèdes à son angoisse « pour atteindre un repos intérieur sans lequel il est impossible de plaire4 ». Ainsi la ville, lieu de la conversation, lieu de sociabilité, lieu dominé par les « honnêtes femmes », devient l'endroit où l'écrivain trouve ses nouvelles références et naturellement son public le plus large. C'est en effet le monde qui lit, bien plus que celui de la cour, le monde qui fait et défait les succès de librairie, le monde du public.
L'écrivain moraliste ne peut plus s'enfermer à la cour
Cependant, pour La Bruyère, la ville est aussi le lieu moderne par excellence, celui du Mercure Galant, de Fontenelle et des opposants néo-colbertistes à la politique du roi. Face à la cour hiérarchiquement ordonnée, univers où La Bruyère a ses partisans, le moraliste, s'il veut le succès espéré, affronte et séduit la ville. Mais sa position de moraliste le place en marge de tous les lieux puisqu'il fait profession de tout observer et de tout juger ; et s'il agit en porte-parole des hommes et des Anciens, il n'en garde pas moins le droit, le devoir éthique et esthétique de critiquer les mœurs, d'où qu'elles viennent. C'est évidemment à partir de cette position clef qu'il opère. Après avoir établi les traits distinctifs des différentes catégories sociales qu'il prend en charge, il dépasse l'ironie pour relativiser les pratiques sociales au nom d'une morale qui ne joue plus sur la distinction mais sur l'inclusion de chacun des groupes et des individus dans une éthique fondée en droit sur l'idée de nature, elle-même déterminée par une apologétique (dernier chapitre, « Des esprits forts »).
En d'autres termes, et pour le sujet qui nous intéresse, la détermination sociale et morale des femmes au sein de ce schéma social, La Bruyère se livre dans un premier temps à une notation plus ou moins acerbe, ironique et topique des défauts canoniques des femmes, détermine ensuite les relations qui les unissent aux hommes (elles possèdent souvent les mêmes imperfections qu'eux) ou les différencient d'eux (elles sont meilleures ou pires qu'eux parce qu'elles sont extrêmes), enfin intègre ces équivalences et ces différences dans une hiérarchie plus haute, celle de la vertu et de la sagesse (et c'est là qu'il en revient à la nature de l'homme devant Dieu).
Cette démarche par paliers lui permet donc d'inclure et de dépasser ce que nous, avions jusqu'ici appelé la thématique misogyne qui, nous le voyons maintenant, n'est plus qu'un motif typologique initial qui ne peut, pour lui-même et pour ses lecteurs, qu'être dépassé. Cette démarche, qui va du plus précis (les individus, une classe d'individus) au plus large (l'Homme) l'amène à transcender l'opposition écrivain de cour/écrivain de ville qui le limitait au départ. Ainsi, lorsqu'il définit son projet, dans sa préface, La Bruyère entend bien viser un vaste ensemble de lecteurs et de lectrices auquel il propose une transaction littéraire, sociale et morale : « Je rends au public ce qu'il m'a prêté ; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir le portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre. »
On comprend mieux maintenant cette recherche du naturel que La Bruyère propose afin que la femme s'élève plus haut que l'homme dans le domaine de l'honnêteté : « Une belle femme qui a les qualités d'un honnête homme est ce qu'il y a au monde d'un commerce plus délicieux : l'on trouve en elle tout le mérite des deux sexes ». («Des femmes », 13)
Sensible et spontanée, éduquée et pourquoi pas savante, la femme idéale reste belle... Mais comment en vouloir au moraliste pour ce dernier trait bien pardonnable, ou degré zéro de notre misogynie contemporaine ?