Les Trières de Salamine

Voir aussi 

Epops. — Quel est votre pays d’origine ?

Evelpides. — Le pays des belles trières.

 

Aristophane, Les Oiseaux

Par la poésie d’Eschyle, la bataille de Salamine – « l’île d’Ajax » (Perses, 368) ou encore « les rivages de Kykhreus » (571) –, objet d’une mimèsis, est un lieu mythique. Dans les Perses, les Barbares sont coupables d’hybris, c'est-à-dire de démesure. Comme dans un mythe, ils ont bravé les dieux en lançant dans une expédition au-dessus des forces humaines, une armée bardée d’or : « […] c’est un dieu qui détruisit l’armée, / qui chargea de sorts inégaux la balance » (345-346, trad. J. Grosjean). Ayant quitté Suse, Ecbatane et l’antique mur kissien, compacte masse de guerre, ils sont tombés dans le piège de la mètis grecque. Toute l’armée barbare a péri : « Hurle de pitié sur notre ruine / une lugubre clameur. / Combien funestes aux Perses furent les dieux ! / Ayaï ! notre armée détruite » (281-284). Il y a l’idée chez le poète, comme plus tard chez Thucydide, que les empires sont mortels : « […] Une plainte pleine de sanglots / envahit l’étendue de la mer / jusqu’à ce que nous cache la noire face de la nuit » (426-428).

Par ailleurs, l’action a lieu à Suse, du côté de l’ennemi. Et ce renversement compense l’éloignement temporel nécessaire à la distanciation tragique. La vision du vaincu est dite et imposée par le vainqueur, suprême victoire. L’anéantissement de la flotte de Xerxès est, alors, célébré par l’ennemi. Eschyle chante la Salamine des Grecs, en disant l’infortune des vaincus écrasés de malheur : « Oh ! que de haine soulève le nom de Salamine ! / Eheu ! que je gémis au souvenir d’Athènes ! » (286-287). Le stratagème de Thémistocle se trouve en correspondance avec le stratagème poétique, la mimèsis d’Eschyle. La parole, en opposition avec l’action (theôria / praxis ; logos/ergon) est un paradoxe platonicien ou aristotélicien, puisque cette harmonie devient dialectique, comme c’est le cas dans le couple des contraires nomos / physis chez les Sophistes aux « discours terrassants » et chez Thucydide. Poète et guerrier intrépide, Eschyle, dans l’épitaphe qu’il avait composée pour sa tombe, choisit d’oublier ses vers et de ne pas parler des Sept contre Thèbes – un divertissement pour ses travaux guerriers. Il fait l’épitaphe du combattant et passe sous silence le poète. En effet, Pausanias (I, 14, 5) raconte qu’Eschyle, « lorsqu’il vit venir la mort, ne fit mention d’aucun autre fait [la victoire de Marathon] dans son épitaphe, lui qui avait pourtant atteint une telle gloire dans la poésie et qui avait combattu sur mer à l’Artémision et à Salamine […] » (trad. M. Yon).

Voici son épitaphe : « Ce tombeau renferme Eschyle l’Athénien, fils d’Euphorion, mort dans les campagnes fécondes de Géla. Le bois fameux de Marathon et le Mède à la longue chevelure diront s’il fut brave : ils en savent quelque chose ! » (Anthologie grecque, « Appendice », 3).

Dans Les Grenouilles, Aristophane fait dire au poète tragique qu’il a écrit un drame tout rempli d’Arès, les Sept contre Thèbes, qui fait brûler les spectateurs de la fureur guerrière. En donnant les Perses, Eschyle a inspiré aux Athéniens le désir de vaincre toujours leurs ennemis. Il a fait là une œuvre belle et saine :

« Voilà les sujets où les poètes doivent s’exercer. Remarquez, en effet, dès l’origine, combien les poètes de génie ont été utiles. Orphée a enseigné les mystères et l’horreur du meurtre ; Musée, les remèdes des maladies et les oracles ; Hésiode, l’agriculture, la saison des fruits, les labours ; et le divin Homère, d’où lui est venu tant d’honneur et de gloire, si ce n’est d’avoir enseigné, mieux que personne, la tactique2, les vertus et les armures des guerriers ? »…

Salamine, la « divine », est le mythe fondateur de la domination3 (archè) des Athéniens et de leur nomos4 de la mer, un mythe politique, élément d’une propagande impérialiste5. Ainsi, Isocrate soulignera dans le Panégyrique les exploits des Athéniens de Thémistocle6 lors de la bataille de Salamine, en insistant sur l’isolement de la cité face au danger barbare. Quand les Perses ont débarqué en Attique, les Athéniens n’ont pas attendu leurs alliés. Ils ont fait de la guerre commune leur affaire particulière, et se sont avancés avec leurs seules forces comme s’ils allaient exposer au danger des corps qui ne leur appartenaient pas : les héros de Salamine ont conquis le droit à l’hégémonie. La comparaison à ce propos entre Thucydide et Isocrate est particulièrement intéressante, et met en lumière le désintéressement des Athéniens à Salamine (Thucydide, I, 74, 3 ; Panégyrique, IV, 97), la dureté nécessaire au maintien de l’archè des Athéniens et leur relative modération (Thucydide, I, 76, 1 et 4 ; Panégyrique, IV, 102), et la lourdeur de l’empire malgré sa modération (Thucydide, I, 77, 6 ; Panégyrique, IV, 106).

Pour Plutarque, c’est avec l’argent des mines du Laurion que, à l’initiative de Thémistocle, « furent bâties cent galères, avec lesquelles ils [les Athéniens] combattirent et défirent par mer le roi Xerxès ; et depuis ce commencement-là, attirant petit à petit, et faisant descendre ses citoyens à la marine, en leur montrant, comme par terre à peine étaient-ils forts assez pour faire tête à leur semblables, là où avec la puissance qu’ils pouvaient acquérir en mer, ils étaient non seulement pour se défendre des Barbares, mais aussi pour donner loi au demeurant de la Grèce, il les rendit mariniers et gens de mer, comme dit Platon, au lieu que auparavant ils étaient bons et roides champions de terre ferme, ce qui donna matière à ses malveillants de lui reprocher depuis qu’il avait ôté au peuple d’Athènes la pique et le pavois, pour le réduire au banc de la rame […] » (Vie de Thémistocle, VII, trad. J. Amyot).

Au livre VII de son Enquête, Hérodote (21 et 61-99) fait le catalogue de l’armée barbare. Il donne la mesure d’une puissance formidable : « […] quel est le peuple d’Asie qu’il [Xerxès] ne conduisit pas contre la Grèce ? ». Du côté grec, « Il y avait alors dans Athènes un homme qui venait d’accéder au premier rang ; il se nommait Thémistocle, on l’appelait fils de Néoclès ». Thémistocle conseilla à ses concitoyens de se préparer à combattre sur leurs croiseurs, “la muraille de bois” de l’oracle (VII, 143). En harmonie avec l’oracle, la plus grande cité de la Grèce se trouve à bord des deux cents trières, une réalité tactique et une abstraction politique, signe d’une victoire liée à un nomos et un logos politiques : « […] si nous avons abandonné nos maisons et nos murailles, c’est que nous n’avons pas cru devoir sacrifier notre liberté à des choses inanimées. Mais il nous reste encore la plus grande ville de la Grèce ; elle est dans ces deux cents galères qui sont ici pour vous secourir et vous sauver […] » (Vie de Thémistocle, 11, 5, trad. M. Lemercier).

Si les Athéniens, terrifiés, avaient abandonné leur patrie ou étaient restés chez eux en se soumettant à Xerxès, nul n’aurait pu, selon Hérodote, arrêter l’envahisseur et lui résister sur la mer. Sur le continent, les efforts des Péloponnésiens, alors, pour barrer l’Isthme, auraient été vains. Abandonnés de leurs alliés, demeurés seuls, les Lacédémoniens7 auraient péri, en dépit de leur vertu et de leurs exploits. Avec le reste des Grecs, ils auraient peut-être pactisé avec l’ennemi : le Roi une fois maître de la mer, les Perses devenaient maîtres de la Grèce : « En fait, on peut dire des Athéniens qu’ils furent les sauveurs de la Grèce, sans manquer à la vérité : le parti qu’ils embrassaient devait l’emporter ; parce qu’ils choisirent la liberté pour la Grèce, ils furent les artisans du réveil, dans le monde grec, de tout ce qui n’avait pas voulu pactiser avec les Mèdes, et – après les dieux toutefois –, de l’échec du roi de Perse » (VII, 139, trad. A. Barguet). Les Athéniens sa­vent dis­cerner rapidement leurs intérêts et faire le bon choix straté­gique : ils osent, par exemple, abandonner l’astu et ses fortifications pour monter à bord de la flotte, « la muraille de bois », pour imposer Salamine la formi­dable, pour ima­giner de nouveaux horizons spatiaux.

À Salamine, comme à l’Artémision, les « enfants des Athâniens jetèrent, lumineuse, la base de la liberté » (Pindare, Dithyrambes, fr. 6, trad. J.-P. Savignac). Pour Hanson8, Salamine est une des batailles qui ont fait l’Occident. Elle est devenue « synonyme des idéaux abstraits de liberté et d’essor de l’Occident ».

Sur les opérations à Salamine, les positions et les mouvements, nos sources (Eschyle, Hérodote, Plutarque, Diodore ou encore Cornélius Népos) sont peu précises.

Chez Eschyle, dès que le jour aux chevaux blancs illumine la terre, une immense clameur, telle un hymne, s’élève du milieu des Grecs, et l’écho s’en répercute clair sur les rochers de l’île, et la crainte envahit tous les Barbares trompés dans leur espérance : ce n’est pas pour fuir que les Grecs entonnent le péan, mais pour combattre. Les trières apparaissent depuis la baie d’Ambélaki. D’abord, en bon ordre, s’avance l’aile droite. Vient ensuite la flotte entière. À la clameur des Grecs répond une rumeur en langue perse. Le Messager raconte : « Aussitôt, nef à nef, les proues d’airain se heurtent. / Un vaisseau grec a donné le signal de l’attaque / en brisant l’avant d’un navire phénicien. / Chacun lança son navire contre un autre. / D’abord, en son afflux, la flotte perse résiste, / mais ses vaisseaux amassés en foule dans la passe / ne peuvent bientôt plus s’entraider. / Ils s’entrechoquent, ils lancent leurs becs de bronze, / ils rompent des rangs de rames. / Les vaisseaux grecs, non sans adresse, / nous entourent, nous percent, retournent / nos carènes. On ne voit plus la mer / sous l’amas des débris et des tués. / La côte et les récifs regorgent de cadavres. / Ce qui reste de nefs de l’équipée barbare / fuit sans ordre à force de rames. / Comme des thons ou autres poissons de pêche / ils sont frappés, échinés à coups d’épave / ou de tronçon de rame » (Perses, 408-426).

L’intérêt des Grecs est de ne pas se battre en pleine mer, mais dans les détroits :

« Si ne fut pas Thémistocle moins sage et bien avisé à choisir le temps que le lieu pour combattre : car il attendit à ranger ses vaisseaux en bataille jusques à ce que l’heure fut venue qu’il avait accoutumé de se lever ordinairement un grand vent du côté de la mer, qui émouvait de grosses vagues dans le canal. Ce vent-là ne faisait point déplaisir aux galères grecques, parce qu’elles étaient trappes et basses, mais aux navires barbaresques, qui avaient les proues relevées et les planches hautes, et qui étaient pesantes et lourdes à manier, il portait grand dommage, parce qu’il leur faisait à tous coups montrer les flancs aux Grecs, qui les allaient incontinent investir et heurter légèrement, ayant toujours l’œil à voir ce que Thémistocle leur ordonnerait, comme celui qui entendait mieux que nul autre ce qui était à faire […] » (Plutarque, Vie de Thémistocle, XXVIII, trad. J. Amyot).

La flotte ennemie, supérieure en nombre, bloque donc le détroit d’un bord à l’autre. En face des Athéniens, les Phéniciens qui tiennent l’aile occidentale du côté d’Éleusis. Face aux Lacédémoniens, les Ioniens qui forment l’aile orientale, vers le Pirée. Les Perses, certains de leur victoire, ont fait débarquer des hommes dans l’îlot de Psyttalie situé dans le détroit en avant de Salamine pour achever les survivants qui s’y seraient réfugiés – Aristide les fera tous massacrer à l’exception de quelques dignitaires qui seront pris vivants. Les Perses ont cru le messager qui leur a dit la panique des Grecs, leur intention de fuir et leurs dissensions. Mais les Grecs font alors avancer leurs trières. Les Barbares attaquent aussitôt. Les Grecs alors reculent et se rapprochent du rivage. Mais un Athénien, Ameinas de Pallène, se porte en avant et fond sur un navire ennemi. Comme il reste accroché à son adversaire – ni l’un ni l’autre ne peuvent se libérer –, les autres navires grecs viennent à la rescousse. La mêlée s’engage (Hérodote, VIIII, 84). Les Grecs qui « combattent en ordre, sans rompre les lignes » prennent rapidement l’avantage sur les Barbares qui « ne sont pas alignés et qui ne font rien avec intelligence » : ils attaquent avant que les Perses n’aient eu le temps de briser ou d’encercler leur ligne. Par les avancées rapides et les brusques virages des trières grecques qui tombent sur l’ennemi, la ligne perse est bientôt encombrée d’épaves ou de vaisseaux blessés cherchant à se réfugier à l’arrière. L’aile gauche enfoncée, les Athéniens forcent le passage et contournent les Perses.

Chez Hérodote, un détail essentiel : les navires des Grecs sont « plus lourds et moins nombreux que ceux de l’ennemi » (VIII, 60). Cette indication de l’historien, en contradiction avec la version de Plutarque, pourrait signifier, selon Hanson, que les croiseurs grecs construits en bois vert absorbent l’eau, ou qu’ils sont plus grands et donc moins manœuvrables que ceux des Perses.

La question est cependant plus complexe. C’est l’objet de notre enquête.

La trière qui rend possible la victoire de Salamine sera l’arme de la thalassocratie athénienne. Elle permet, par sa manœuvrabilité, de véritables batailles navales. Le diekplous est une manœuvre dont le principe est de traverser – rames escamotées –, la ligne ennemie pour briser celles de l’adversaire. Le passage une fois forcé, après un virement de bord, l’éperonnage de la poupe ou de la hanche envoie par le fond le vaisseau ennemi. Une autre manœuvre, le périplous, consiste à tourner autour d’une escadre ennemie, lorsqu’elle resserre les rangs ou double sa première ligne dans le but justement de contrer un diekplous. Il s’agit alors de réduire peu à peu l’espace de l’adversaire et de le désorganiser avant de l’éperonner (Thucydide, II, 83-85).

Cette capacité à virer serré derrière la ligne ennemie, dans un espace restreint, le plus rapidement possible pour ne pas devenir vulnérable, est fondée donc sur les qualités intrinsèques de la trière qui est fine et bonne marcheuse, mais surtout sur une technique particulière, à savoir la pratique de la nage avec glissement du rameur sur son banc, à l’aide d’un coussin (hupèresion), vraisemblablement en cuir. Selon John Hale, la position du rameur, avec les genoux pliés et relevés, lui permet de glisser sur son banc, ajoutant, de ce fait, la poussée des jambes à la force des bras. Dans ces conditions, le coup de rame plus long à l’extérieur du virage pour faire tourner la trière est encore plus efficace lorsqu’il est effectué en glissant. Le coussin du rameur, accessoire familier aux Grecs, n’est pas connu pour autant de manière précise, car nous n’en possédons aucune description ou représentation.

Il faut se contenter de quelques rares indices – des détails dans certains bas-reliefs, des céramiques, des vases peints, ou, encore, des sources littéraires –, pour suggérer des hypothèses, des déductions. C’est l’examen et la mise en relation de ses sources qui permettra de comprendre la remarque d’Hérodote en VIII, 60.

Ainsi, un bas-relief de l’acropole d’Athènes. Il représente la partie centrale d’une trière avec ses trois rangs superposés de rameurs, les thranites, les zygites et, au niveau le plus proche de la mer, les thalamites dont les rames sont les plus courtes. On remarque deux thranites dont les genoux sont relevés, les autres ayant tous les jambes allongées. L’artiste a, sans doute, voulu indiquer dans un raccourci temporel audacieux les deux étapes de la technique de glissement.

Ainsi, les sources écrites : Thucydide, Aristophane ou Plutarque par exemple.

En 429, lors de la bataille de Patrai (Thucydide, II, 84, 3-4), Phormion, pourtant en infériorité numérique, domine les Lacédémoniens. Il les contraint, selon son intention, à combattre au large, au milieu du détroit. Il utilise au mieux le champ libre dont il dispose pour exécuter le périplous et enfermer l’ad­versaire dont les unités ont formé un cercle avec, dehors, la proue, et la poupe au-dedans. Selon les prévisions du stratège athé­nien, l’ennemi ne peut pas garder longtemps l’ordre observé, pressé qu’il est par les mou­vements concentriques des Athéniens organisés sur une seule file. Le vent, comme il l’avait prévu, se met bientôt à souffler du golfe, à l’aurore. Phormion profite de l’inexpé­rience des Lacédémoniens qui ne savent pas manœuvrer par mer agitée. Mesurant, par son sens de la gnômè, les conséquences logiques de sa position, il saisit le moment précis (kairos) : l’engagement doit coïncider avec le moment favorable escompté. Les calculs de Phormion, fondés sur des probabilités, sont justes. Sous l’action combinée du vent et de la flotte des Athéniens, les croiseurs spartiates, enfermés dans un espace réduit sont vite dans l’incapacité de manœuvrer. La bataille de Patrai, comme Salamine, est une victoire de l’intelligence fondée sur la maîtrise d’une technè.

Peu après, au large de Naupacte, l’escadre de Phormion affronte encore les Péloponnésiens (Thucydide, II, 91-92). Les données tactiques sont différentes. Onze navires athéniens ont échappé au « mouvement de conversion » de l’aile droite péloponnésienne – les autres ont été pris de vitesse et n’ont pu échapper à cette étreinte. Vingt navires de l’aile droite péloponnésienne donnent la chasse à onze unités ennemies qui fuient vers le large. Une trière athénienne restée en arrière ne peut se réfugier à Naupacte. Largement détaché, un navire de Leucade la poursuit. C’est alors que, « gagnant de vitesse », la trière fait le tour d’un navire marchand qui mouille au large, et « vient frapper en son milieu » le Spartiate, et le coule. L’Athénien a su exécuter un virage serré autour du bâtiment marchand, sans perdre de vitesse, et surprendre son poursuivant qui ne peut éviter l’éperonnage. Les Péloponnésiens « ne s’attendaient pas à ce coup peu ordinaire ». Ils sont saisis de frayeur, au moment où, « en désordre », confiant en leur avantage, ils pourchassent l’ennemi. Certains navires abaissent les rames et arrêtent leur marche pour attendre le gros de la flotte : la manœuvre est malencontreuse, « étant donné le peu de recul pour une attaque réciproque ». D’autres, faute d’avoir connaissance des lieux, vont s’échouer sur des hauts-fonds. Les Athéniens s’élancent contre l’ennemi.

Les subtiles manœuvres de la trière de l’escadre de Phormion exécutées par un équipage particulièrement entraîné – on pense aux manœuvres d’Iphicrate racontées, plus tard, par Xénophon dans les Helléniques (VI, 2, 27-30) –, la rapidité même du virage, reposent sur l’usage de la technique du glissement.

La suite du passage de Thucydide est également intéressante. Il y est question du coussin (hupèresion). Après les événements qui viennent d’être évoqués – la bataille de Patrai et de Naupacte –, Thucydide raconte que Brasidas, le Spartiate, décide, au début de l’hiver, sur les indications des Mégariens, une tentative contre le Pirée, qui n’est pas gardé ni fermé – conséquence de la maîtrise exercée par les Athéniens dans l’ordre maritime. Chaque rameur spartiate doit emporter sa rame (kôpè), son coussin et sa courroie (tropos ou tropôtèr) – une estrope qui sert à attacher la rame au tolet du bordage ­–, et se rendre, en traversant les terres, de Corinthe jusqu’au rivage du côté athénien. Parvenus à Mégare, les hommes iraient à Nisée, l’arsenal de Mégare, pour tirer à l’eau les quarante navires qui s’y trouvent, et faire voile contre le Pirée (Thucydide, II, 93, 1-2).

Manifestement, les Spartiates ont adopté la technique des Athéniens.

Chez Aristophane (Cavaliers, 785), Dèmos, un vieil homme, est durement assis sur les pierres de la Pnyx. Un Athénien, marchand d’andouilles, lui apporte un coussin qu’il a cousu lui-même : « Allons, lève-toi, assois-toi sur ce siège moelleux, afin de ne pas user ce qui t’a servi à Salamine ».

On pense aussi à Dionysos qui, dans les Grenouilles, rame sur la barque de Charon. Il s’écrie qu’il commence à avoir mal au derrière (221), puis, plus loin, qu’il a des ampoules, et que, depuis longtemps, son derrière est en sueur (236). Ce passage est particulièrement intéressant, car la simple barque de Charon sur laquelle rame Dionysos est un prétexte pour le poète comique de mettre en scène l’instruction d’un rameur novice pour faire rire des spectateurs qui eux avaient souvent ramé sur les trières, et plus adroitement que Dionysos. Et c’est justement dans cette étrange initiation que l’on trouve le moment le plus significatif pour notre propos. Dionysos, qui ne connaît pas la mer et qui n’était pas à Salamine, s’est assis près de la rame, a porté ses deux mains en avant et étendu ses bras. Charon qui commande la vogue, faisant office de chef des rameurs (kéleustès), s’écrie alors : « Allons, sois sérieux, prends un point d’appui et rame vigoureusement ».

Plutarque, dans la Vie de Thémistocle (4, 4), comme on l’a vu plus haut, indique les critiques de Platon à l’égard du stratège qui des solides hoplites athéniens fit des matelots et des gens de mer – il s’agit, semble-t-il, d’un passage des Lois (IV, 706 c) dans lequel Thémistocle n’apparaît d’ailleurs pas. Selon le biographe, le stratège athénien s’attira également le reproche d’avoir « ôté aux citoyens la lance et le bouclier et réduit le peuple athénien au coussin [hupèresion] et à la rame [kôpè] ». Amyot et Flacelière traduisent le « eis hupèresion kai kôpèn » de Plutarque en éludant le sens particulier et technique de hupèresion.

Pour Platon, la seconde guerre médique a été souillée par les victoires navales de l’Artémision et de Salamine (Lois, IV, 707 c)…

La baie de Salamine, fermée par l’île glorieuse d’Ajax, est bien un lieu mythique : la polis respectueuse de la loi a pris le pas sur « Ninive l’insensée ».

Maurice Barrès, dans Le Voyage de Sparte, lors de sa première visite à l’Acropole, se tourne d’instinct vers Salamine et vers Marathon « pour remercier les soldats, les tueurs, qui permirent à la pensée grecque, à la perfection, d’exister. “Non seulement leur pays conserve leurs noms gravés sur des colonnes, mais, jusque dans les régions les plus lointaines, à défaut d’épitaphes, la renommée élève à leur mémoire un monument immatériel.” Ainsi parla, jadis, Périclès ».

En effet, les Athéniens de Thucydide, dans l’oraison funèbre prononcée par Périclès, ont forcé, par leur audace (tolma), la terre et la mer à s’ouvrir à leur passage, signalant avec éclat, les vengeances et les prouesses, les maux et les biens (kakôn te kai agathôn) qu’ils ont accomplis. Ils ont érigé, fondé ensemble, d’immortels monuments (mnèmeia aidia) – traces intangibles. Des thaumasthèsometha, des exploits inoubliables, dignes d’un thaumazein, d’un étonnement. La terre et la mer sont des adversaires vaincus. C’est avec raison que ces guerriers ont préféré la mort à l’esclavage. C’est avec raison que les vivants, animés par de si grands exemples, reçoivent d’eux la noblesse de leur sacrifice.

Les paroles de Périclès correspondent aux profondes aspirations des Athéniens, à leur orgueil depuis Salamine.

Voici le passage en question :

« Soyons concis dans notre conclusion, notre cité, dans sa totalité, est l’école de la Grèce, et pour moi, pris isolément, chacun des hommes issus de nos rangs exposerait sans peine son corps à une infinité d’épreuves avec une intelligence et une grâce hors du commun. N’entendez dans mes propos ni exagération ni vaine louange, ce ne sont pas des paroles de circonstance mais la réalité des faits. La puissance même de notre cité suffit à le montrer, puissance que nos vertus nous ont acquise. Elle seule, entre toutes les cités du temps présent, se révèle à l’épreuve, supérieure à sa renommée ; elle seule n’éveille aucune haine chez l’ennemi vaincu, comme s’il supportait de lui être soumis, ni aucun blâme de ses citoyens contre l’indignité de leur maître. Ayant érigé avec des signes éclatants une puissance que nul assurément ne peut contester, nous forcerons l’admiration du temps présent et des âges à venir et cela sans avoir besoin de la louange d’un nouvel Homère ni d’un poème, divertissement fugace, fruit d’une imagination qui ne saurait résister à la réalité des faits. Oui, nous avons forcé toute mer et toute terre à ouvrir la voie à notre audace, et partout nous avons laissé des monuments éternels du bien et du mal que nous avons faits. Telle est la cité dont, en toute justice, ces guerriers n’ont pas voulu être dépossédés et pour laquelle ils ont combattu en héros jusqu’à en mourir, et, pour sa défense, tous ceux qui leur survivent doivent être prêts à tout sacrifier. » (Thucydide, II, 41, trad. A. Sokolowski)9.

On pense à la traduction intelligente proposée par Jean-Baptiste Gail : « La terre et la mer forcées de s’ouvrir à notre audace, sont devenues le double théâtre où nous avons pour jamais signalé de la manière la plus éclatante et nos bienfaits et nos vengeances »10.

Cette interprétation est au cœur de la question de l’impérialisme issu de Salamine. Il faut lire à ce sujet l’introduction de Luciano Canfora au Dialogo dei Melii e degli Ateniesi, en particulier le passage « Tucidide e la “bestia bionda” ». Citant ce passage de l’oraison funèbre de Périclès dans La Généalogie de la morale, Nietzsche indique sa solution dans un passage de la Première dissertation « Bon et mé­chant » « Bon et mauvais ». Pour le philosophe, au fond de toutes ces races aristocratiques, il y a le fauve, la « superbe bête blonde avide de proie et de victoire ». Parfois « ce fond caché a be­soin de se libérer, il faut que le fauve sorte, qu’il retourne à son pays sauvage » et « dans ce be­soin tous se valent : aristocrates romains, arabes, germaniques ou japonais, héros homé­riques ou vikings scandinaves ». Ce sont les races aristocratiques qui ont laissé partout le concept de « barbare ». À l’apogée de leur culture, elles en sont encore conscientes et en sont même fières, par exemple « quand Périclès dit aux Athéniens dans sa célèbre orai­son funèbre : “Notre audace s’est ouvert des chemins vers toutes les terres et toutes les mers, s’érigeant partout des monuments impérissables en bien et en mal”. Cette “audace” des races nobles, audace folle, absurde et soudaine dans ses manifestations, ce qu’ont d’im­prévisible, voire d’invraisemblable leurs entreprises – Périclès souligne tout particulière­ment la rathumia des Athéniens – l’indifférence et le mépris où ils tenaient la sécurité, le corps, la vie, le bien-être, leur effroyable sérénité et la profondeur de leur plaisir dans la des­truction, dans toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté – tout cela se réduisait, pour ceux qui en étaient les victimes, à l’image du “barbare”, du “méchant ennemi”, par exemple du “Goth”, du “Vandale” »…

On songe à Hannah Arendt :

« […] le sens profond de l’acte et de la parole ne dépend pas de la victoire ou de la défaite, ni d’aucune issue éventuelle, d’aucune conséquence bonne ou mauvaise. […] l’action ne peut se juger que d’après le critère de la grandeur puisqu’il lui appartient de franchir les bornes communément admises pour atteindre l’extraordinaire où plus rien ne s’applique de ce qui est vrai dans la vie quotidienne parce que tout ce qui existe est unique et sui generis. Thucydide – ou Périclès –, savait parfaitement qu’il avait rompu avec les normes de la conduite quotidienne en déclarant que la gloire d’Athènes était d’avoir laissé “partout un immortel souvenir [mnèmeia aidia] de ses actes bons et de ses actes mauvais”. L’art de la politique enseigne aux hommes à produire ce qui est grand et radieux – ta megala kai lampra –, comme le dit Démocrite ; tant que la polis est là pour inspirer aux hommes l’audace de l’extraordinaire, tout est en sûreté ; si elle périt, tout est perdu. » 11

Voir aussi 

Notes : 

1. Cet article a été publié in Dialogues d’histoire ancienne, Jeux et enjeux de la mise en forme de l’histoire. Recherches sur le genre historique en Grèce et à Rome, M.-R. Guelfucci (dir.), D.H.A. (Supplément 4.1), Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2010, p. 77-86. Il est ici présenté revu et augmenté.

2. Alexandre a reçu d’Aristote l’Iliade comme un traité de tactique et de stratégie. À propos du « discours homérique de la guerre », voir O. Battistini et P. Charvet, Alexandre le Grand Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, « Bouquins », 2004 ; « Alexandre le grand » à paraître in Dictionnaire de la guerre et de la paix sous la direction de Pierre Hassner et Benoît Durieux, PUF, « Quadrige Dico ».

3. La domination des Athéniens s’est instituée en cinquante ans, méthodi­quement, entre les guerres médiques et la guerre du Péloponnèse. C’est l’histoire d’une confédération – la Ligue de Délos –, riche de puissance sym­bolique, conséquence d’une énergie politique, de la force d’un logos, d’un choix stratégique. C’est l’histoire, depuis Salamine, de la compréhension et de l’appro­priation singulière d’un espace. C’est l’histoire d’une vi­sion du monde, d’une géo­politique autre, révélée par le rythme binaire du face à face avec les Lacédémoniens, antagonismes et complicités essen­tiels, opposi­tion et harmonie terre/mer. Approcher cette em­prise athénienne sur les choses implique d’oublier la scène ter­restre et le point de vue continental, de tenter de lire, selon leurs termes politiques et leurs concep­tions guerrières, la thalassocratie des Athéniens, leur nomos. Un ordre de la mer. Voir C. Schmitt, Le Nomos de la terre, PUF, « Quadrige », 2012. Voir également Thucydide, II, 62. Pour Périclès, qui prononce un an après le début de la guerre la fameuse oraison funèbre, la maîtrise de la mer implique la possibilité de repousser les horizons, d’aller au-delà des limites : « Vous croyez ne commander qu’à vos alliés ; mais je vous montre, moi, que, des deux éléments offerts à notre activité, la terre et la mer, vous êtes vraiment maîtres de l’un dans sa totalité : non seulement sur toute l’étendue que vous en contrôlez actuellement, mais sur une plus grande, si vous voulez ; et il n’est personne qui, si vous mettez à la mer les forces navales dont vous disposez, puisse vous barrer le passage, ni le Roi ni aucun autre peuple à l’heure actuelle. »

4. Voir C. Schmitt, Terre et mer, Éditions du Labyrinthe, Paris, 1985, p. 52 : « Chaque fois qu’une nouvelle percée de forces historiques, qu’une explo­sion d’énergies nouvelles fait entrer de nouveaux pays et de nou­velles mers dans le champ visuel de la conscience humaine, les espaces de l’existence his­torique se déplacent également. De nouveaux critères apparaissent alors, de nouvelles dimensions de l’activité politico-historique, de nouvelles sciences, de nouveaux ordres, des peuples qui naissent ou renaissent à la vie. Ce redé­ploiement peut être si profond et si subit qu’il modifie non seule­ment les di­mensions et les échelles, l’horizon extérieur de l’homme, mais également la structure même de la notion d’espace. Et c’est là que l’on peut parler de “révolution spatiale”. Or, toute transformation historique importante implique le plus souvent une nouvelle perception de l’es­pace. » Voir, plus loin, p. 63, la riche étymologie du substantif grec nomos explorée par Carl Schmitt. Pour Benveniste (Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris, 1948, p. 79), le sens originel est « attribuer, répartir selon l’usage ou la convenance, faire une attribu­tion régulière ». P. Chantraine, dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, (Klincksieck, 1980), insiste sur la notion de convenance et de règle (on pense à ce qui est conforme à la règle, l’usage, les lois écrites, et au fameux débat Créon/Antigone), et précise les développements divers comme « profiter, habiter » ; et les sens d’ « avoir pour sa part, habi­ter, diriger » sont attestés par lui en fonction de l’ambiguïté de l’étymon. Sont indiqués enfin deux sens spécialisés : « faire paître » et, au moyen, à propos du feu ou d’un ulcère : « se nour­rir, dévorer. »

5. Voir J. de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien, Les Belles Lettres, 1947.

6. Voir O. Battistini, Thucydide l’Athénien, Le Poème de la force, Clémentine, « Studia humanitatis », 2013. Les Athéniens, par les remparts et les « Longs-Murs », ont fait le choix de la mer. Ils ont, de ce fait, une vi­sion de l’espace autre. Athènes la libre, coupée de l’ar­rière-pays par les fortifications et unie à la mer par les « Longs-Murs », en une manière d’île imprenable tant que la maîtrise de la mer est assurée, est souve­raine dans un nou­vel uni­vers spatial qu’elle invente, qu’elle institue, qu’elle im­pose. Thémistocle a été le premier à imaginer qu’il fallait s’attacher à la mer, et im­médiate­ment il a œuvré à « préparer l’empire ». Le choix de Thémistocle a permis Salamine et condamné le plan des Péloponnésiens qui vou­laient résister aux Perses en se retranchant derrière l’isthme de Corinthe, sans flotte pour dé­fendre la côte. Il a été essen­tiel pour toute l’histoire de la Grèce et de l’Occident. Salamine a été une vic­toire « catastrophique » dans le sens grec et l’acception mathématique du terme, selon les théories de René Thom. Les subtiles trières athé­niennes, véritables instruments d’empire, croiseront au large et menaceront les intérêts vitaux de l’ad­versaire, par leur seule pré­sence en mer ouverte : pression si­len­cieuse d’au­tant plus redou­table qu’elle est presque in­visible. Elles pourront se projeter vers tous les ter­rains d’opération et porter les coups les plus inat­tendus. L’espace terrestre sera dé­sor­mais perçu par les Athéniens depuis la mer, se­lon une logique tactique et stratégique qui organisera un “empire” en mou­ve­ment et en constant devenir par des moyens privilé­giés, abstraitement et de ma­nière tangible : bases continentales ou insulaires, routes ma­ritimes et manœuvres éblouissantes. Après Salamine, l’art du combat naval, par la mobilité et la vitesse, par les capacités tech­niques des trières et l’expérience d’équipages et d’un com­mandement performants, est un do­maine où les Athéniens sont passés maîtres. Comme cela est visible lors des dernières négocia­tions, avant le déclenchement des hostilités : la flotte fait leur force.

7. Les Lacédémoniens crai­gnent déjà leurs alliés pour leur audace (tolma) et leurs initia­tives contre l’ennemi com­mun, pour l’importance de leurs forces mari­times, qua­lifiées par Thucydide de « forces nou­velles ».

8. Voir V. D. Hanson, Carnage et culture, Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Flammarion, 2002.

9. Voir O. Battistini et A. Sokolowski, Thucydide l’Athénien, La Guerre, un maître de violence, à paraître, Éditions Clémentine, « Studia Humanitatis ».

10. Voir O. Battistini, L’Histoire grecque de Thucydide, Jean-Baptiste Gail, 1807, Éditions Clémentine, « Studia Humanitatis », 2013.

11. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, « Agora », 1994, p. 266 – 267.

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