Extrait de : Sophocle, Aïas/Ajax, édition bilingue commentée par P. Demont, Paris, Les Belles-Lettres (coll. Commentario), 2022.
(avec l’aimable autorisation des éditions des Belles-Lettres)
Voir aussi :
La Vie des classiques : Entretien sophocléen avec Paul Demont
Τίς ἄρα νέατος ἐς πότε λή- Str. 1.
ξει πολυπλάγκτων ἐτέων ἀριθµός,
τὰν ἄπαυστον αἰὲν ἐµοὶ
δορυσσοήτων µόχθων ἄταν ἐπάγων
ἀν τὰν εὐρώδη Τροΐαν,
δύστανον ὄνειδος Ἑλλάνων ;
Ὄϕελε πρότερον αἰθέρα δῦ- Ant. 1.
ναι µέγαν ἢ τὸν πολύκοινον Ἅιδαν
κεῖνος ἁνὴρ, ὃς στυγερῶν
ἔδειξεν ὅπλων Ἕλλασιν κοινὸν Ἄρη.
Ὢ πόνοι πρόγονοι πόνων·
κεῖνος γὰρ ἔπερσεν ἀνθρώπους.
Ἐκεῖνος οὐ στεϕάνων οὔτε βαθειᾶν Str. 2.
κυλίκων νεῖµεν ἐµοὶ τέρψιν ὁµιλεῖν
οὔτε γλυκὺν αὐλῶν ὄτοϐον, δύσμορος,
οὔτ᾿ ἐννυχίαν τέρψιν ἰαύειν·
ἐρώτων δ᾿ ἐρώτων ἀπέπαυσεν ὤ-
µοι. Κεῖµαι δ᾿ ἀµεριµνος οὕ-
τως, ἀεὶ πυκιναῖς δρόσοις
τεγγόµενος κόµας,
λυγρᾶς µνήµατα Τροίας.
Καὶ πρὶν µὲν ἐννυχίου δείµατος ἦν µοι
προϐολὰ καὶ βελέων θούριος Αἴας·
νῦν δ᾿ οὖτος ἀνεῖται στυγερῷ δαίµονι.
Τίς µοι, τίς ἔτ᾿ οὖν τέρψις ἐπέσται ;
Γενοίµαν ἵν᾿ ὑλᾶεν ἔπεστι πόν-
του πρόϐληµ᾿ ἁλίκλυστον, ἄ-
κραν ὑπὸ πλάκα Σουνίου.
τὰς ἱερὰς ὅπως
προσείποιµεν Ἀθάνας.
[Strophe 1]
Quel sera donc le dernier compte des années d’errance ?
Et quand se terminera-t-il ?
Il m’apporte sans cesse le malheur sans trève
Des lances brandies, ô souffrances
Dans la vaste terre de Troie,
Triste outrage pour les Grecs !
[Antistrophe 1]
Il aurait plutôt dû s’enfoncer au firmament du ciel
Ou dans l’Haïdès ouvert à tous,
Cet homme qui montra aux Grecs la fureur collective
Des armes odieuses.
Ô souffrances enfantant des souffrances !
Car c’est lui qui a ravagé l’humanité.
[Strophe 2]
C’est lui qui m’a refusé le plaisir des couronnes,
Et le partage des coupes profondes,
Et le doux chant des hautbois, le misérable,
Et la jouissance du sommeil nocturne.
Et il a mis fin aux amours, hélas, aux amours, pour moi !
Voyez mon état : personne ne fait attention à moi,
Jour après jour mes cheveux sont trempés par la dense rosée
Que l’horrible Troie me laisse en souvenir.
[Antistrophe 2]
Auparavant j’avais un rempart contre les frayeurs nocturnes,
Contre les traits ennemis : Aïas l’impétueux.
Mais maintenant le voici voué à un affreux destin.
Quel plaisir alors pour moi, quel plaisir encore me restera-t-il ?
Puissé-je être là où un promontoire boisé
Battu par les flots se dresse sur la mer
Devant la plaine de Sounion,
Pour adresser mon salut à Athènes la sainte.
Le dernier chant et la dernière danse du chœur, sont exécutés devant le cadavre d’Aïas, son fils qui le touche en un geste de supplication et dépose ses offrandes, et Tecmesse éplorée. Le chœur ne se livre à aucun commentaire sur la situation immédiate, et n’a pas un mot pour Teucros. Du point de vue dramaturgique, Sophocle introduit donc ce dernier temps de douleur, avant la confrontation finale, avec un certain recul ; du point de vue thématique aussi, il prend du recul et met l’accent sur un aspect central de la pièce, la place de la fureur guerrière dans l’humanité.
Conformément à leur èthos, les marins se lamentent d’abord principalement sur eux-mêmes. « Quel sera donc le dernier compte des années d’errance ? Et quand se terminera-t-il ? » (avec une double interrogation rhétorique τίς et ἐς πότε, fréquente en grec, qui complique un peu la compréhension en mot à mot, ἀριθμός étant pris dans deux sens légèrement différents). Le malheur à Troie (le v. 1190 présente des difficultés métriques) est d’abord qualifié avec une accumulation d’adjectifs composés typiques de la lyrique chorale : πολυπλάγκτων (v. 1186 : ce « aux errances infinies » s’applique par hypallage au chœur plus qu’aux années), ἄπαυστον (v. 1187 : l’adjectif « sans trève » qualifie l’extrême du désastre, l’ἄτη), δορυσσοήτων (v. 1188 : l’adjectif « avec les lances brandies », peut-être créé par Sophocle — c’est sa seule attestation —, ajoute les souffrances de la guerre, ce qui permet l’amplification qui suit).
Mais ils élargissent ensuite leur déploration à tous les malheurs des « Grecs » (Ἑλλάνων, dernier mot de la première strophe, v. 1191). Puis ils remontent dans le temps et élargissent progressivement le champ, pour déplorer l’invention de la guerre en Grèce (Ἕλλασιν, v. 1195) pour le malheur, en général, des « hommes » (ἀνθρώπους, dernier mot de la première antistrophe, en écho à Ἑλλάνων, v. 1197). Les hommes, donc, y compris les spectateurs et les lecteurs. Et le responsable du malheur des hommes, c’est un homme. Le chœur condamne, sur le mode du regret (ὄφελε, avec un imparfait homérique sans augment : « Il aurait dû… », v. 1192), « cet homme » (κεῖνος ἁνήρ, κεῖνος, ἐκεῖνος, v. 1194, 1198, 1199) qui « montra Arès » (comme souvent, le dieu Arès est employé par métonymie pour la fureur guerrière) aux Grecs.
Le thème du premier inventeur (de l’agriculture, de la domestication des animaux, du calcul, de la médecine, etc.) est fréquent dans la littérature grecque classique. Le Titan Prométhée en est le prototype divin (Eschyle, Prométhée, v. 442-551, avec aussi le verbe « montrer à »). Il est caractéristique de l’évolution du Ve siècle avant J.-C. à Athènes que l’invention, peu à peu, soit attribuée à un homme et non plus à un dieu : l’histoire de la découverte de la médecine selon Hippocrate est exemplaire à cet égard (Ancienne médecine 3). C’est le cas ici aussi, d’une façon que la métonymie rend très frappante : l’homme invente Arès ! Une autre malédiction tragique à l’égard de l’inventeur d’une invention mauvaise (c’est le sens de δύσμορος ici, v. 1202) est attestée, à propos de Phèdre et de la femme qui inventa… l’adultère (Euripide, Hippolyte, v. 407-409).
Le plus souvent, le thème est positif et célèbre l’ingéniosité de l’homme, mais Sophocle est particulièrement sensible à la contradiction inhérente à cette ingéniosité. Il faut rappeler le fameux stasimon de l’Antigone de Sophocle sur l’homme, en 442 avant J.-C. (v. 332-375), qui, avant de faire le catalogue des si utiles inventions humaines, commence ainsi :
Πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀν-
θρώπου δεινότερον πέλει
Il est bien des merveilles en ce monde,
Il n’en est pas de plus grande que l’homme (Trad. P. Mazon).
Même dans ce stasimon il y a place pour la négativité. Ses premiers vers sont plus ambivalents que ne le suggère la traduction de Paul Mazon. Ils reprennent quasiment en le citant un chant du chœur des Choéphores d’Eschyle sur les « fléaux que nourrit la Terre ». On pourrait les traduire, en jouant sur le sens actuel de l’adjectif « formidable » et le sens qu’il avait à l’époque classique (« qui fait peur ») : « Nombreux sont les êtres formidables, mais rien n’est plus formidable que l’homme » (Demont 1991, p. 16 n. 1). Le chœur insiste dans la conclusion de son chant avec force sur la réversibilité de l’inventivité humaine, capable du pire comme du meilleur. Ici, nous avons le pire, stigmatisé avec un sentiment d’horreur. Le pire dont l’homme est capable, dans l’Aïas, ce sont les armes (parfois incluses ailleurs dans les inventions humaines) et c’est la guerre. Notons qu’une version plus modérée de l’invention de la guerre semble avoir été élaborée par la sophistique : le mythe proposé par Protagoras dans le Protagoras de Platon considère la découverte de « l’art de la guerre » comme une partie de la découverte de « l’art politique », ce qui vient limiter les excès de la violence entre les hommes (322b).
Le second couple strophique revient à la première personne du singulier, au malheur propre des marins d’Aïas et à la plaine de Troie (Τροίας, v. 1210), dont l’inventeur de la guerre est le responsable. Cela permet au chœur, dans la seconde antistrophe, d’exprimer, avec de nouvelles questions rhétoriques (v. 1215), son angoisse d’être privé du recours qu’était Aïas, pour conclure, avec une sorte de clin d’œil au public athénien, sur la protection que pourrait leur offrir Athènes. Le chœur déploie l’opposition habituelle entre le malheur de la guerre et le bonheur de la paix. Du côté de la paix, les beuveries du soir, avec le vin, les couronnes et les joueuses de flûte (ou plutôt de double hautbois, l’instrument à anche si utilisé en Grèce ancienne, qui accompagne le chœur de la tragédie aussi) et les plaisirs d’amour : la répétition nostalgique de ἐρώτων au v. 1205 fait contraste avec le v. 1196 et son polyptote sur 10, qui lui correspondent métriquement dans la strophe. Une scholie signale qu’un tel éloge de la paix est approprié au « caractère propre » de Sophocle, parfois si « doux », notamment dans ses chants, qu’on l’appela « l’abeille », capable de faire son miel de qualités mêlées, voire opposées. Au lieu de ces joies de la nuit, ce sont les épreuves sans fin, c’est l’humidité du campement troyen.
Le chœur revient donc à Aïas, qualifié de θούριος, « l’impétueux », comme au v. 212, et comme le sont habituellement Arès et la fureur guerrière (ici, aux v. 613-614). Le héros est ici, dans une certaine mesure, superposé à l’inventeur de la guerre, mais avec vocation de protéger, selon la bonne pente de l’art de la guerre. Or, Aïas « voué » (ἀνεῖται, de ἀνίημι, « consacrer à une divinité ») à une affreuse divinité, à un affreux destin (δαίμονι peut avoir les deux sens, v. 1214), voué à représenter le malheur, n’est plus. Le seul plaisir accessible au chœur est un souhait : revoir le cap Sounion (notons qu’une partie de la famille athénienne des « Salaminiens » est rattachée à ce cap), que les marins doivent doubler pour arriver dans leur île, Salamine, à côté d’Athènes. « Athènes la sainte », dernier mot de l’antistrophe, fait cette fois écho avec, dans la strophe, « l’horrible Troie ». Les Salaminiens du mythe et ceux de l’époque de Sophocle (aussi bien les citoyens de Salamine que les membres du genos des Salaminiens) sont finalement unis dans le salut à Athènes.
Implicitement, l’Aïas honoré par les spectateurs à Salamine et à Athènes (avec son fils) se superpose ainsi à l’Aïas tragique que la fin de la pièce va réhabiliter.