Autour du dialogue des Athéniens et des Méliens dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide : la question de l’impérialisme athénien

Notes

  1. Cet article, avec des modifications, est issu de La guerre du Péloponnèse. Thucydide d’Athènes, Ellipses, « Les Textes fondateurs », Paris, 2002, réédité sous le titre Thucydide l’Athénien. Le Poème de la force, Éditions Clémentine, « Studia Humanitatis », 2013.
  2. Voir Thucydide, III, 91, 1 - 3.
  3. C’est ainsi que Nestle traduit anankê : l’évolution politique des cités grecques est comprise comme liée à un inéluctable enchaînement de causes et d’effets.
  4. Cf. la Défense de Palamède de Gorgias où les mobiles de l’action se réduisent à l’intérêt, le désir de gloire et la crainte.
  5. Voir Platon, Alcibiade, 113 d.
  6. Voir Thucydide, I, 76, 2.
  7. Voir ibid., III, 82, 2.
  8. Voir F. Châtelet, La Naissance de l’histoire, Éditions de minuit, 1962 ; J. de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien, Les Belles Lettres, 1947 ; L. Strauss, « Thucydide : la signification de l’histoire politique » in La Renaissance du rationalisme politique classique, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1993.
  9. C’est la teneur même du dialogue qui semble improbable et non l’événement lui-même. En effet, certains détails – comme, par exemple, le fait que les ambassadeurs athéniens ne sont pas reçus devant l’assemblée du peuple, mais uniquement devant les oligarques, en conseil restreint, ou encore, la trahison qui livre la cité –, indiquent la possible réalité historique de l’ambassade athénienne.
  10. Voir J. de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien, op. cit., p. 221 - 223 et 231 - 240.
  11. Voir Thucydide, I, 76, 2 - 3.
  12. Voir ibid., II, 63, 2 et III, 37, 2.
  13. Voir Denys d’Halicarnasse, Thucydide, VII, 39, 3.
  14. Voir Thucydide, V, 91, 1.
  15. Cf. ibid., III, 44, 5 ; IV, 108, 4.
  16. Voir ibid., V, 111, 5. Sur ce passage voir P. Waltz, « Notes critiques sur Thucydide » in REG, LVIII, 1945, p. 100.
  17. Ibid., V, 116, trad. ici et ailleurs, J. – P. Reversat.
  18. Voir Th. Gomperz, Les Penseurs de la Grèce, Lausanne, 1905, p. 27.
  19. Voir W. Nestle, « Thukydides und die Sophistik » in Neue Jahrbücher, 33, 1914 et « Politik und Moral in Altertum » in ibid., 41, 1918. Voir infra.
  20. Voir S. Weil, La Source grecque, Gallimard, Paris, 1953, p. 38 - 39 : « L’Iliade est une chose miraculeuse. L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force, c’est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels, quoique l’âme la porte diversement selon les degrés de vertu. Nul dans l’Iliade n’y est soustrait, de même que nul n’y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n’est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l’esprit de la seule épopée véritable que possède l’Occident. »
  21. A. Jeannière, Les Présocratiques, Seuil, « Écrivains de toujours », 1996, p. 29 et 32.
  22. D. Hollier, Collège de so­ciologie1937-1939, Gallimard, « Folio Essais », 1995, p. 173.
  23. G. Dumézil, Flamen-Brahman, 1935.
  24. J. Hatzfeld, Alcibiade. Étude sur l’histoire d’Athènes à la fin du Ve siècle, P.U.F., 1940, p. 127.
  25. Voir Thucydide, II, 64, 3.
  26. Cf. ibid., IV, 65, 4.
  27. Voir G. Méautis, « Le dialogue des Athéniens et des Méliens », REG, XLVIII, 1935, p. 256 : « Il est très caractéristique de la pensée de Thucydide que ce grand réaliste n’ait pas dit : les plus forts font “ce qu’ils veulent”, mais bien, seulement, “ce qu’ils peuvent”. Il savait trop bien que les êtres, comme les États, quelle que soit leur puissance, sont contenus dans certaines limites qu’ils ne sauraient dépasser. »
  28. Thucydide, V, 89,
  29. Ibid., V, 105.
  30. Voir L. Strauss, « Thucydide : la signification de l’histoire politique », in La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 149.
  31. Voir ibid., p. 149-151.
  32. Voir Xénophon, Mémorables, I, 2, 45
  33. Platon, République, I, 338 c, trad. P. Pachet.
  34. Voir H. Frisch, The Constitution of the Athenians. A philological-historical analysis of Pseudo-Xenophon’s treatise De republica Ateniensum, Copenhague, 1942.
  35. Pseudo-Xénophon, La Constitution d’Athènes, I, 2, trad. Cl. Leduc. Cf. Antiphon l’Orateur, Sur la révolution, frg. III, 1 : « Généralement, quand on désire changer de constitution c’est pour échapper au châtiment des crimes que l’on a commis, ou parce que l’on veut se venger du tort subi, et ne pas subir des représailles. Or ce n’était pas mon cas. Mais, disent mes accusateurs, je composais pour autrui des plaidoyers et j’en tirais profit. Eh bien, c’eût été impossible sous l’oligarchie, tandis qu’en démocratie je représente une puissance : versé dans l’art de la parole, je ne devais m’attendre, sous l’oligarchie, à aucun prestige, alors que j’en pouvais espérer un grand, en démocratie. Pourquoi donc aurais-je désiré une constitution oligarchique ? Ne suis-je pas capable de faire ce calcul ? Seul parmi les Athéniens, serais-je inapte à reconnaître mon intérêt ? »
  36. Voir Thucydide, I, 41, 1.
  37. Ibid., I, 43.
  38. Voir supra.
  39. Thucydide, II, 76 – 77.
  40. Voir G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes, P. U. F., « Que sais-je ? », 1985 ; W. K. C. Guthrie, Les Sophistes, Payot, 1976 ; M. I. Untersteiner, I Sofisti, Lampugnani Nigri, Milan, 1967. Voir également l’introduction et les commentaires de Louis Gernet aux Discours d’Antiphon, Belles Lettres, « Budé », 1965.
  41. Voir Antiphon le Sophiste, Sur la vérité, frg. I, 4, trad. L. Gernet.
  42. Voir supra.
  43. Thucydide, III, 39, 1.
  44. Voir ibid., III, 38, 1.
  45. C’est-à-dire la loi générale, l’ordre, ce qui est conforme à la règle imposée par la cité, aux lois écrites connues de tous.
  46. Voir Thucydide, III, 39, 5.
  47. Voir Platon, Gorgias, 483 d – e : « Mais, je crois, la nature elle-même fait apparaître, au contraire, ceci : en bonne justice le meilleur doit l’emporter sur qui vaut moins, et le plus capable sur le moins capable. Elle démontre partout qu’il en est ainsi : aussi bien chez les animaux que, pour les hommes, dans leurs cités entières et leurs familles. Là est la marque de la justice, quand le puissant commande au faible et possède plus que lui. Selon quel droit, en effet, Xerxès a-t-il porté la guerre en Grèce ou son père chez les Scythes ? Et que de milliers d’autres exemples l’on pourrait citer ! Mais, je crois, ces gens-là agissent selon la nature vraie du droit et, oui, par Zeus, selon une loi, en vérité, qui est celle de la nature – contraire pourtant, peut-être, à celle que, nous autres, nous instituons. » Voir également République, I, 338 e - 339 a, trad. P. Pachet : « Eh bien c’est cela que je dis, homme excellent : que dans toutes les cités c’est la même chose qui est le juste : ce qui est l’intérêt du pouvoir établi. Or c’est lui qui est le plus fort, si bien que, pour celui qui raisonne correctement, il en découle que partout la même chose est ce qui est juste, à savoir l’intérêt du plus fort. »
  48. Thucydide, III, 39, 1 – 3.
  49. Ibid., III, 40, 4.
  50. Voir ibid., III, 11, 2.
  51. Ibid., III, 44, 2.
  52. Ibid., III, 50.
  53. Voir ibid., III, 81, 4.
  54. Ibid., III, 82, 8.

Au début de l’été 416, Alcibiade cingle pour Argos avec vingt trières et se fait livrer trois cents Argiens soupçonnés d’être favorable aux Spartiates. Les Athéniens, maîtres de la mer, placent les prisonniers en résidence dans les îles voisines, partie intégrante de leur empire.

Mélos est une colonie lacédémonienne. Restée neutre malgré ses sympathies oligarchiques, elle refuse aussi d’être intégrée à la Confédération de Délos. Or, pour les Athéniens, l’île appartient naturellement à leur sphère d’influence. Il faut l’amener à composition, comme l’avait déjà tenté Nicias, en 4262. La faiblesse même des Méliens impose cette logique. Une si petite île, indépendante, au cœur de la mer Égée, frappant monnaie et commerçant, est un dangereux exemple. Théra, elle, avec une intelligente prudence, avait cédé, en 426, devant la flotte de Nicias.

Dans l’exercice de leur kratos, les Athéniens agissent selon une nécessité de nature3 qui pousse à dominer les autres chaque fois qu’on est le plus fort. Il faut se placer dans une praxis, une réalité qui découle de la situation du moment et du rapport des forces : l’idée de justice n’est pas quelque chose d’absolu. Chez Thucydide, rares sont les orateurs qui en appellent au droit, à la justice, ou à la morale en général : dans la diplomatie et dans les discours en vue d’une alliance, seules les notions d’intérêt, de crainte peuvent peser sur une décision finale4. Pour Alcibiade, s’adressant à Socrate5, les délibérations des Athéniens et du reste des Grecs n’ont pas souvent pour objet de savoir quel est le parti le plus juste ou le plus injuste. Les questions de cet ordre sont claires. Les Athéniens examinent quel est le parti le plus avantageux pour leur ac­tion. Car, le juste ne se confond pas avec l’avantageux. Au contraire, bien des gens ont trouvé leur profit dans l’injustice, et d’autres n’ont pas trouvé d’avantages à accomplir des actes justes. Aucune idée de justice n’a détourné une cité de chercher à s’agrandir6, cela a existé et existera tant que la nature humaine sera la même7.

Ces principes sous-tendent La Guerre du Péloponnèse et sont conduits, lors de l’affaire de Mélos à leur point idéal, à la manière d’une thèse métapolitique et profondément pessimiste. Ce dialogue, le seul de tout le récit, est œuvre de Thucydide par excellence, comme un dialogue de Platon est œuvre platonicienne, le particulier conduisant à l’universel8. La violence, nécessairement dans le temps de l’histoire, prend alors une forme intelligible. À travers l’affaire de Mélos, l’impérialisme est la question du terrible dialogue. C’est l’idée thucydidéenne même du politique.

Les Athéniens anonymes de ce débat improbable9 – comme l’est le discours des Athéniens à Sparte composé sans doute lui aussi après 40410 – définissent, avec lucidité, sans cruauté aucune, mais peut-être avec une étrange volupté, les raisons et les causes objectives de leurs désirs d’étendre leur domination. Par rapport au discours de Sparte11, l’évolution est significative. Il ne s’agit plus de dire, comme c’était le cas, que les Athéniens méritent des louanges, parce que, tout en suivant la nature humaine qui fait dominer autrui, ils se sont montrés plus justes que ne le nécessitait la puissance dont ils disposaient. Les Méliens, quant à eux, m »ettent en lumière, à la manière d’un Pseudo-Xénophon, la réalité même de l’esclavage que signifie pour les “alliés” le kratos du dèmos athénien : la crainte est le principe de la domination. L’empire a bien le caractère d’une tyrannie12. Regrettant de ne plus pouvoir parler le langage de la justice mais celui de l’utilité, les Méliens disent cependant l’intérêt du fort à ne pas négliger l’avis du faible. Ils proposent même, inutilement, leur amitié. Mais, guidés par leur esprit politique, les Athéniens, à Mélos, se placent, avec réalisme, dans le devenir. La nécessité l’emportera toujours sur l’idée de justice. En présence de la force, la persuasion est inutile. Aussi, les Athéniens somment les Méliens de se soumettre : ils sont les plus faibles. La soumission des Méliens est nécessaire à l’archè des Athéniens car leur amitié semblerait aux yeux des peuples de l’empire une preuve de faiblesse, leur haine, au contraire, en est une de puissance. L’idée d’une fin possible de leur domination laisse les Athéniens sans inquiétude : ils sont disposés à courir ce risque-là. Les peuples habitués à la domination, comme c’est aussi le cas des Lacédémoniens, ne sont pas redoutables pour leurs adversaires vaincus – et du reste ce n’est pas aux Lacédémoniens que les Athéniens ont affaire. Ce qui revient à dire, pour Denys d’Halicarnasse, qu’entre tyrans, on ne se hait pas13. Sont à craindre, au contraire, les peuples soumis qui, à l’issue d’une révolte brutale, s’emparent du pouvoir et prennent l’avantage sur leurs anciens maîtres14. Là, en effet, est le véritable danger pour les impérialistes ou, plus exactement, ceux qui veulent l’archè (hoi archein boulomenoi). Les Athéniens sont donc à Mélos pour le bien de leur empire.

Par la mise en scène de ce réalisme, voilà une condamnation de l’incertitude, de la déraison et de l’espérance qui conduisent à la ruine15. Pourtant les Athéniens ont prévenu les Méliens : c’est au sujet du sort de leur cité qu’ils délibèrent et qu’il leur est donné de la précipiter vers une décision qui pourra être heureuse ou malheureuse16. Le désastre final est raconté avec une simplicité d’autant plus pathétique qu’elle est mise en relation avec l’attitude des Lacédémoniens à Argos. L’espérance des Méliens en une aide lacédémonienne est bien une faute politique :

« L’hiver suivant, les Lacédémoniens entamèrent une campagne contre Argos, mais, comme les sacrifices offerts à la frontière ne se montraient pas favorables, ils firent demi-tour. Cette tentative avortée amena les Argiens à avoir des soupçons à l’égard de gens de la cité. Ils en arrêtèrent certains, mais les autres parvinrent à leur filer entre les doigts. Vers la même époque, les Méliens attaquèrent de nouveau un autre point de l’enceinte athénienne qui était mal gardé, et le prirent. À la suite de quoi arriva d’Athènes un autre corps expéditionnaire pour empêcher que la chose ne se reproduisît : il était commandé par Philocratès, fils de Déméas. Le siège désormais reprit avec une vigueur accrue et, une trahison aidant, les Méliens se rendirent aux Athéniens sans conditions. Ces derniers exécutèrent tous les hommes dans la force de l’âge et réduisirent en esclavage les enfants et les femmes. Dès lors, ils s’établirent dans le pays et y envoyèrent par la suite cinq cents colons. »17

Jacqueline de Romilly parle, avec inquiétude, certes, de la force exaltante, de la dynamique de la force. Gomperz et Nestle pensent que ce réalisme, si crûment exprimé par les Athéniens, traduit les sentiments de Thucydide lui-même18. Il serait proche de Thrasymaque et préfigurerait, par son apologie de l’idée de puissance, l’énigmatique Calliclès19. Pour les Athéniens de Thucydide, la force, excluant totalement l’idée même de justice, dans son acception large, est la norme dans les relations politiques. Dans ces conditions, Simone Weil a peut-être tort lorsqu’elle évoque, à propos de l’Iliade, l’idée d’une soumission de l’âme humaine à la force, c’est-à-dire, dit-elle, à la matière20. Abel Jeannière en revanche, dans sa très belle lecture philosophique de l’Iliade, en prolégomènes à ses Présocratiques, rappelle que « le fond même du réel est une force d’opposition. Au fond de la pensée grecque, il y a une préparation à Héraclite. L’opposition est radicale, elle est le fond de l’être ; elle n’est pas purement phénoménale, une apparence. » À la suite de Nietzsche, pour Jeannière, « le déploiement de la force éclot en grandeur d’âme »21.

Chez Thucydide, comme chez Homère, où la mort aristocratique est liée à la renommée, au kléos, il n’est pas question d’une simple manifestation primaire de la force. Le rapport à la force est, comme dans l’Iliade, souveraine dialectique.

Pour garder le pouvoir, il faut le développer. Il s’impose aussi comme étant indivisible et ne se parta­geant pas. Mais, le pouvoir est « l’attribut d’êtres qui le payent de leur per­sonne : pas de pouvoir sans que sur son détenteur la corne d’un taureau ne projette son ombre. Son sacre n’est que l’annonce ou l’a­morce de son sacri­fice »22. L’audace des Athéniens vantée par Périclès et dont parlaient les Corinthiens à la fameuse assemblée de Sparte, avant le dé­but du conflit, cette incapacité à rester en repos et à laisser les autres tran­quilles, font apparaître la notion d’un pouvoir défini, à la fois, comme pouvoir de tuer et pouvoir d’être tué. La souveraineté des Athéniens, et c’est une des grandes leçons de Thucydide, devient état d’une « victime en sursis permanent d’exécu­tion »23, une coexistence à son être-pour-la-mort. Le pou­voir est chose redoutable pour son détenteur, comme pour celui qui le subit.

Celui qui, provisoirement, dispose du kratos, est, dans l’univers de la praxis et de l’action, soumis à la même nécessité que le faible. Ils sont victimes tous deux de cette force de nature dont il est question ici. Ce ne sont pas les Athéniens qui ont posé ce principe ou qui ont été les premiers à appliquer ce qu’il signifie : il existait avant eux et existera pour toujours après eux. C’est seulement leur tour de l’appliquer, en sachant qu’aussi bien les Méliens ou d’autres, placés à la tête d’une même puissance auraient fait de même. La prise de Mélos n’est pas seulement un « défi adressé à Sparte »24. Elle est épreuve de force et touche à l’abstraction la plus haute. Les Athéniens sont devenus incapables de modérer leur désir à l’empire, selon une nécessité de nature qu’ils acceptent – là est la véritable et seule liberté. Les Athéniens de Mélos savent que les empires sont mortels. Toute chose, disait Périclès, est vouée au déclin25. Selon le tempérament de la cité à la chouette, ces Athéniens, au regard clair, courent le risque, avec passion et audace, pour leur renommée. Les plus forts font, non ce qu’ils veulent, mais ce qui est de l’ordre du possible26, du réalisable (dunata)27.

« Ce qu’il faut c’est négocier le possible avec réalisme de part et d’autre, sans perdre de vue, vous comme nous, que dans la logique humaine, le droit tranche, si les forces s’équilibrent, sinon le fort décide du possible et le faible s’en accommode. »28

Leur choix, à Mélos, a pour but, logiquement, de les maintenir un peu plus longtemps dans l’éphémère de l’histoire. Leur action, qui vise à éviter l’immédiate condamnation à la décadence, serait, politiquement, juste – dans le sens que nous continuons maintenant à explorer.

« Les Athéniens : “Nous ne pensons pas qu’il y ait eu chez nous de manquements aux égards dus à la divinité. Dans nos actions, comme dans les décisions qui les entraînent, il n’y a rien qui ne soit conforme à l’idée que l’homme se fait du divin et aux exigences qu’il lui prêtent à son endroit. Commander à celui qu’on peut vaincre est une nécessité naturelle et universelle qui existe apparemment dans le monde du divin et à l’évidence dans celui de l’humain. Ce n’est pas nous qui avons établi cette loi, ni qui avons été les premiers à l’appliquer, elle existait avant nous, elle demeurera éternellement après nous. Nous en faisons usage, parce que nous savons que vous et les autres, si vous parveniez au même degré de puissance que nous, vous agiriez de la même façon. Relativement à la divinité, nous ne craignons naturellement pas d’être mis en état d’infériorité. Relativement à l’idée que vous entretenez des Lacédémoniens, cette certitude confiante qu’ils viendront à votre secours à cause de leur sentiment de l’honneur, bravo pour votre naïveté, mais quelle pitié pour votre folie. Les Lacédémoniens pratiquent généralement la vertu à leur endroit et dans leurs affaires intérieures. À l’endroit des autres, il y aurait beaucoup à dire sur leurs pratiques. En bref, ce qui apparaît le plus manifeste dans ce que nous savons d’eux, c’est la confusion qu’ils font entre le beau et l’agréable, le juste et l’utile. Cette façon de voir les choses ne plaide pas en faveur de votre salut”. »29

Au début de la guerre du Péloponnèse, cela est connu, le discours des Corcyréens commence par le terme dikaion. Or, il n’est pas question de justice, mais de l’intérêt des Athéniens à accepter leur alliance. Celui des Corinthiens – encore l’opposition entre la nécessité et la justice –, commence par le mot anankaion et développe, pourtant, des considérations sur la justice et l’injustice30. Les Athéniens annoncent aux Méliens qu’ils n’auront pas recours à des arguments de droit. Ils souhaitent que les Méliens en fassent de même. Il n’est possible de parler de justice qu’entre égaux dans l’ordre de la force.

Écoutons Léo Strauss :

« La subtile et décisive différence entre Thucydide et Périclès confirme notre inclination à penser que Thucydide considérait Sparte supérieure à Athènes d’un point de vue politique. En termes plus généraux, Thucydide soutenait le point de vue selon lequel la vertu politique ou la santé politique est identique à l’esprit de modération ou de respect de la loi divine. Thucydide ne croyait certainement pas que les dieux réparaient l’injustice. Il ne croyait pas en un pouvoir de la justice. Le premier discours qu’il conserve dans son livre commence par le mot justice ; le dis­cours qui suit immédiatement et contredit le premier commence par le mot nécessité. Thucydide est impressionné par le conflit de la justice et de la nécessité, conflit dans lequel la nécessité ap­paraît la plus forte. […] Thucydide ne dit pas que la nécessité gouverne purement et simplement la relation entre les ci­tés. Par exemple, il ne dit pas que la guerre du Péloponnèse était simplement nécessaire. Il existe des alternatives. Il y a la possibilité d’un choix entre une conduite sensée et une conduite folle, entre une conduite modérée et une conduite immodérée : il y a possibilité, à l’intérieur de cer­taines limites, d’un choix entre une conduite juste et une conduite injuste. Cependant, la vertu qui peut et doit contrôler la vie politique, telle que l’envisage Thucydide, n’est pas tant la justice que la modération. La modération est quelque chose de plus que le calcul à long terme. C’est, pour uti­liser le langage d’Aristote, une vertu morale. Dans la plupart des cas, la modération est le produit de la peur des dieux ou de la loi divine. Mais elle peut être le produit de la vraie sagesse. En fait, la justification ultime de la modération est exclusivement la vraie sagesse. Car en déniant le pou­voir des dieux, Thucydide ne nie pas le pouvoir de la nature ou plus précisément les limites impo­sées à l’homme par sa nature. Il y a donc des sanctions naturelles aux conduites immodérées. […] Les conduites radicales finissent par des désastres. La chose juste est le moyen terme. »31

La dikè est la justice émanée de la divinité, une justice respectée par les hommes tant qu’ils veulent une société bien ordonnée ; il s’agit de ce qui est dans l’ordre des choses, de ce qui est conforme aux convenances, aux normes, au droit tel qu’il a été institué, aux devoirs envers les dieux et les hommes. Le dikaios politès est ainsi le citoyen “véritable”, le citoyen en harmonie avec le nomos de la cité-État. Cette justice-là n’est plus, au moment des troubles et des convulsions politiques ou des défections. Mais, on pense surtout à l’acception du mot dikaios chez les sophistes et, d’une manière générale, chez les auteurs qui appartiennent aux générations de Périclès, Cléon et d’Alcibiade. Dans les Mémorables de Xénophon32, Alcibiade, justement, face à Périclès, fait de la loi l’expression de la force de la multitude. Thrasymaque, au début de la République, affirme que « ce qui est juste, ce n’est rien d’autre que ce qui est l’intérêt du plus fort »33. Pour Calliclès, dans la sphère de la physis, à la différence de celle du politique où la loi serait faite pour les faibles, la marque du juste est la domination du puissant sur le faible. Le Pseudo-Xénophon, quant à lui, condamne le régime des Athéniens où l’intérêt des méchants l’emporte sur celui des honnêtes gens : la justice est alors logiquement identifiée au droit du plus fort. Le début de son pamphlet, que Frisch34 date entre 421 et 418, est particulièrement révélateur d’une conception identique à celle que les deux sophistes érigent en système philosophique et participe de celle que Thucydide construit, objectivement, à la lumière des faits :

« Ce que je tiens à affirmer dès le début, c’est qu’il paraît juste qu’à Athènes les pauvres et le peuple l’emportent sur les nobles et les riches, car c’est le peuple qui fait naviguer les vaisseaux de guerre et qui donne à la cité sa puissance, car ce sont les pilotes, les chefs de nage, les maîtres d’équipage en second, les vigies de la proue, les constructeurs de navire qui font la puissance de la cité, beaucoup plus que les hoplites, les nobles et les honnêtes gens. Donc, puisqu’il en est ainsi, il paraît juste que tout le monde participe aux magistratures, par tirage au sort et élection et que la parole soit accordée à tout citoyen qui la demande. »35

Il ne s’agit donc pas, ici, d’une question de morale telle qu’elle est comprise par nos contemporains. La justice et l’injustice se définissent, ici, par les conventions et les engagements réciproques par lesquels on se lie à l’autre. La justice est donc affaire de réciprocité et de respect d’une règle, ou comme c’est le cas dans les rapports entre puissances, d’un traité. Les Corinthiens rappellent aux Athéniens leurs considérations de droit, leurs dikaiômata : selon les usages admis parmi les cités grecques, ils sont pleinement dans leur droit36. Les Corinthiens sont restés neutres lorsque les Athéniens réprimaient les révoltes de leurs alliés. La justice commande donc aux Athéniens de ne pas intervenir dans le conflit qui oppose les Corinthiens à leur colonie, de ne pas assister les Corcyréens dans leurs méfaits, leurs injustices. Un non-respect de la convention serait la véritable injustice : les Athéniens ne sauraient établir la loi d’accueillir ceux qui se rebellent. Ne pas commettre l’injustice envers ses égaux est une plus grande garantie de puissance. En agissant ainsi les Athéniens feraient leur devoir tout en servant au mieux leurs intérêts :

« Puisque nous voilà dans la posture qui vous avait fait déclarer, à Lacédémone, que les sanctions à prendre contre ses alliés étaient un privilège exclusif, nous vous demandons aujourd’hui de vous en tenir à ce principe. Notre vote vous avait rendu un fier service, ne nous faîtes pas de tort avec le vôtre, rendez-nous la pareille en ayant en vue que nous sommes dans une circonstance où c’est essentiellement celui qui nous rend service qu’on tient sans conteste pour un ami, mais pour un ennemi celui qui nous fait obstacle. Ces Corcyréens qui sont ici, ne les acceptez pas comme alliés contre notre avis, ne protégez pas des coupables. Nous écouter, ce sera agir comme il convient et décider au mieux de vos intérêts. »37

Mais, malgré le pacte, la guerre avec les gens du Péloponnèse semble devoir se produire. Les Athéniens, selon leurs intérêts, ne veulent pas abandonner Corcyre et sa flotte aux Corinthiens. Ils concluent, après en avoir débattu, une alliance défensive, une épimachia avec les Corcyréens, comportant secours réciproque en cas d’attaque contre Corcyre, Athènes et leurs alliés. En effet, l’île présente une situation favorable sur le trajet côtier vers l’Italie et la Sicile. Ce sera la bataille de Sybota38.

La justice, respect d’une norme établie par les hommes, animaux politiques, n’est possible finalement que dans les relations entre puissances de même force. Elle ne se fonde pas sur une “loi de nature” ou sur une quelconque volonté divine surveillant et punissant l’hybris des mortels. La loi ne peut se concevoir hors de l’espace politique. Dans ce sens, il n’y a pas de loi de nature. Les physeôs anankaia s’opposent au nomos, la loi dont les hommes sont convenus. Elle est comprise comme liée à l’effort de l’être qui veut préserver sa vie, fût-ce au détriment d’autres êtres, qu’il y ait ou non convention ou traité avec ces derniers. Elle est alors déchaînement et fureur politique, guerre civile ou guerre entre Grecs.

• On pense, tout d’abord, à un passage tiré d’un discours que des ambassadeurs athéniens prononcent à Sparte. On y dénote une parfaite lucidité à l’égard de ce principe du plus fort qui régit les rapports entre cités.

« Vous-mêmes, par exemple, Lacédémoniens, l’hégémonie que vous exercez sur les cités du Péloponnèse se fait à travers des régimes que vous avez établis à votre avantage ; mais si, depuis l’origine, vous aviez continué à l’exercer directement et que vous y ayez éveillé des haines, comme nous, nous savons parfaitement que vous n’auriez pas été moins à charge pour vos alliés et pas moins contraints de gouverner d’une main de fer, sous peine de vous mettre en danger. Notre manière de faire n’a rien que de banal et de conforme aux usages humains, accepter un empire qui s’offrait, ne pas le laisser aller en cédant à des motifs de démission les plus puissants qui soient, le sentiment de l’honneur, la crainte, l’intérêt. Ce n’est pas nous qui avons inventé cela. Que le plus faible soit contraint par le plus fort est une règle de toujours ; nous ne pensons pas démériter en l’appliquant, et cela ne vous choquait pas. Et puis, vos intérêts prenant le dessus, voilà que vous arguez de principes de justice dont la mise en avant n’a encore empêché personne, quand l’occasion se présentait, d’acquérir par la force, de chercher à avoir plus. Dignes d’éloge sont ceux qui, tout en se laissant aller au penchant naturel de l’homme à dominer les autres, se montrent plus respectueux du droit que leur puissance du moment ne leur en fait l’obligation. Nous sommes persuadés que, si d’autres, un jour, prenaient notre place, on verrait vite si nous manquons de mesure, et pourtant cette mesure nous a valu, en fin de compte, des critiques plutôt que des éloges.

Que nous soyons mis en échec dans les procès avec nos alliés qui sont régis par des conventions, que les décisions judiciaires rendues chez nous le soient à partir des lois en vigueur pour tous, on nous accuse quand même d’aimer la chicane. Aucun de nos alliés ne se demandent pourquoi on ne fait pas le même reproche à ceux qui détiennent un pouvoir ailleurs et montrent moins de mesure à l’égard de leurs sujets. Ceux-là, pouvant faire parler la violence, n’ont que faire des procès. Mais l’habitude qu’ont nos alliés d’être sur un pied d’égalité avec nous fait que, lorsque, à cause d’une décision autoritaire imposée par l’intérêt de l’empire, ils en viennent à penser être bien moins traités qu’ils n’auraient dû, ils ne nous sont pas reconnaissants de leur avoir conservé l’essentiel, mais font plus d’histoires pour cette perte, que si, d’emblée, nous eussions mis de côté la loi et commis un abus de pouvoir manifeste. Dans ce cas-là, ils n’auraient certainement pas osé alléguer que le plus faible ne se soumet pas nécessairement au plus fort. Tant il est vrai que les hommes s’irritent plus de subir l’injustice que la violence : la première apparaît comme une entorse à l’égalité des droits, la seconde comme une nécessité découlant de la loi du plus fort. »39

En arrière-plan, Antiphon le sophiste, qu’il faut, peut-être, après Guthrie et Romeyer Dherbey, distinguer40 d’Antiphon de Rhamnonte, l’orateur, oppose les prescriptions de la loi – elles sont d’institution, convention ou accident –, à celles de la nature qui sont de l’ordre de la nécessité. Le monde de la loi est, pour le sophiste, celui de la dissimulation et de la ruse hypocrite. La justice consiste à ne pas transgresser les règles établies de la cité dont on est citoyen. Un individu respectera la justice si, aux yeux de tous, il fait grand cas des lois. Mais, à l’insu de tous, il obéit à la nature. En effet, il ne faut pas, à l’encontre du possible, transgresser, violenter les nécessités de la nature, car le dommage qui en résulte ne vient pas de l’opinion, mais a lieu en réalité : « ce qui est de la nature, c’est le vivre et le mourir ; l’un résulte […] de ce qui est utile, l’autre de ce qui est nuisible. Mais l’utile tel qu’il est fixé par les lois est une chaîne pour la nature ; l’utile selon la nature est libre : donc en droite raison […] »41.

• On pense, ensuite, à l’affaire de Mytilène.

Pour Cléon, construisant une philosophie de la vengeance42, les Mytiléniens sont coupables d’un «crime exceptionnel»43 ou, selon la glose de J. – B. Gail, d’une « injustice tellement grave, qu’on peut les regarder comme seuls injustes ». Les actions des Mytiléniens sont des adikiai, des crimes, des attentats à la puissance des Athéniens. Gail n’hésite pas à traduire par injustices : « Je m’étonne [Cléon parle] qu’il y ait quelqu’un qui ose contredire sur un pareil sujet, et qui prétende démontrer que les injustices des Mytiléniens nous sont inutiles, et que nos revers sont des malheurs réels pour nos alliés »44. Il faut donc, infliger aux Mytiléniens le châtiment que mérite leur crime, prendre des mesures justes (dikaia) et utiles en même temps, contre une cité qui se proposait de s’affranchir du kratos des Athéniens, menaçant, de ce fait, toute la cohésion de l’archè. L’être humain, selon le vieux débat athénien qui oppose la physis au nomos45, révère la fermeté46. On pense à l’énigmatique Calliclès et à sa prise de position sur le droit du plus fort selon la nature : le juste par excellence est ce qu’impose la force victorieuse47.

La solution de Cléon, en harmonie avec un impérialisme et une démocratie extrêmes, est différente de la modération, de la sôphrosunè de Périclès, d’une démocratie modérée dans laquelle les Athéniens obéissent aux lois, surtout à celles qui offrent une protection aux opprimés, à celles qui ne sont pas écrites et qui apportent une honte indiscutée à ceux qui les enfreignent.

Mais, la férocité du stratège ne pourrait être qu’apparence. Cléon, « le plus violent de tous les citoyens », raisonne de sang-froid, et, politiquement, logiquement, justifie le châtiment. Il s’adresse à l’intelligence des Athéniens et non à leur instinct. Pour lui, nul délai à une riposte devenue nécessaire, car le danger est grand. Il faut donc, pour conserver l’empire, frapper Mytilène, par intérêt et sans souci des normes.

« Pour tenter de corriger ce vice, je m’en vais vous montrer que les Mytiléniens, pour être une seule cité, n’en ont pas moins commis contre vous un crime très grave. Pour ma part, si des gens font défection, parce qu’ils ne peuvent pas supporter votre domination, ou parce qu’ils y ont été contraints par l’ennemi, je leur pardonne. Mais, quand on observe semblable conduite chez des insulaires, à l’abri de leurs murailles, qui ont seulement à craindre nos ennemis du côté de la mer, où une flotte bien fournie ne les laisse pas sans défense, des gens gouvernés par leurs propres lois et que nous traitons avec un égard particulier, on doit se demander s’il n’y a pas là complot et insurrection – la défection suppose qu’il y ait oppression –, si ce n’est pas une tentative pour rejoindre nos pires ennemis et nous détruire. Cet acte est infiniment plus grave que si, gagnant en puissance, ils nous avaient ouvertement déclaré la guerre. Ni les malheurs d’autrui ne leur ont servi de leçon – et pourtant que de gens avons-nous mis hors d’état de nuire pour avoir tenté de nous faire défection –, ni leur bonheur présent ne les a fait hésiter devant les risques de l’aventure. Au contraire, pleins de confiance pour l’avenir, nourris d’espérances qui dépassaient leurs moyens sans égaler leurs prétentions, ils ont déclenché une guerre, parce qu’ils avaient dans l’idée que la force était préférable au droit : en effet, quand ils ont cru l’emporter, ils nous ont attaqués sans que nous leur eussions fait de tort. »48

« En bref, voilà ce que je dis : en suivant mon avis vous mènerez contre les Mytiléniens une action légitime et utile à la fois. En en décidant autrement, vous ne gagnerez pas leur reconnaissance, mais, à coup sûr, c’est vous-mêmes que vous sanctionnerez. Car, en admettant qu’ils avaient le droit de faire défection, vous admettriez du même coup que vous usurpez l’empire. En revanche, si, à vos yeux, la politique que vous menez, correcte ou non, est une bonne politique, alors laissez les convenances, raisonnez utile, et châtiez les Mytiléniens ; sinon, renoncez à l’empire et, frileusement, jouez aux hommes de cœur. »49

La politique de Cléon, le démagogue, indépendamment de ses manières grossières et de ses outrances oratoires, est cohérente, en harmonie avec ce qu’impliquent l’empire et son principe d’expansion. Les propos du stratège (III, 37, 2) sur la domination des Athéniens devenue tyrannie, ne sont pas éloignés de ceux tenus par Périclès, au début du conflit (II, 63, 2). Pour Périclès, la démocratie-tyrannie passe pour injuste, mais y renoncer signifierait la perte de la cité. Cléon ne serait peut-être pas le vil flatteur, le corrupteur du peuple ou le « démagogue », dans l’acception contemporaine du terme, dont l’histoire, par l’intermédiaire de Thucydide, a gardé le souvenir. L’affaire de Mytilène en donne justement la preuve indirecte : loin d’aller dans le sens de l’opinion d’une masse devenue tyran et qui s’est mise à réfléchir aux graves conséquences d’une décision aussi féroce, Cléon s’oppose violemment à l’Assemblée, la prenant même à partie. Constatant que les Athéniens, dans leurs relations quotidiennes vivent sans appréhension, il leur reproche de vouloir agir de manière semblable à l’extérieur avec leurs alliés. Or, la seule garantie pour une alliance est l’équilibre de la crainte 50. La crainte est bien le fondement de l’empire. Les Athéniens, dit-il, sont en quête d’un monde qui n’a aucun rapport avec le leur. Il leur manque le jugement nécessaire pour apprécier la réalité qui les entoure. Ils sont les jouets des beaux parleurs. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut entendre sa fameuse attaque, au début de son intervention, contre la démocratie incapable d’exercer l’empire sur d’autres peuples. Il n’est pas question, dans son esprit, d’évoquer les tares d’une politeia, mais d’attaquer un univers politique où triomphent les maîtres de la parole et des discours terrassants.

Enfin, il est aussi utile de souligner que les arguments de Diodote sont loin d’être moraux. L’orateur ne veut pas parler sous l’empire d’une passion (orgè), colère et esprit de vengeance, pitié ou clémence. La mort ou la grâce des Mytiléniens ne sont pas, en effet, l’objet véritable du débat. Il faut délibérer (bouleuesthai) pour un choix politique qui doit relever de la raison : la sagesse commande de chercher ce qu’il y a de mieux à faire pour les Athéniens. Si Cléon s’appuie sur la justice, Diodote, lui, dans sa réplique, fonde son opinion sur l’intérêt des Athéniens. Mais les orateurs, même si leurs points de vue s’opposent radicalement au prime abord, se placent tous deux dans le domaine du politique. L’humanité apparente de Diodote cacherait alors un être politique froid et inflexible dont la gnômè – véritable arme de guerre –, est fondée sur la connaissance de la nature humaine et non sur un fait actuel qu’il veut dépasser. On peut, dit-il, en imaginant les Mytiléniens pleinement coupables, ne pas réclamer leur mort, si elle est inutile à la cité. Si, au contraire, ils méritent quelque indulgence, ce n’est pas une raison de les absoudre, si on y voit avantage pour la cité51. Pour Diodote, s’il ne faut toujours pas perdre l’empire – telle était la question essentielle posée par Cléon –, la décision, prise en pleine connaissance de cause, est réfléchie : il s’agit plus de l’avenir que du présent immédiat. C’est en ce sens que le choix de Diodote est plus juste.

On sait la suite. La trière commandée par Pachès marche avec lenteur. Une seconde trière, chargée du contrordre, arrive à temps pour empêcher le massacre. Mais la clémence des Athéniens laisse songeur.

« Mais les autres Mytiléniens que Pachès avait envoyés comme étant ceux qui portaient la responsabilité la plus lourde dans la défection, suivant l’avis de Cléon, les Athéniens les firent exécuter ; ils étaient un peu plus de mille. Ils firent abattre aussi les murailles de Mytilène et confisquèrent sa flotte. Ensuite, plutôt que d’imposer un tribut aux gens de Lesbos, ils en divisèrent le territoire en trois mille lots : trois cents en furent exclus pour être consacrés aux dieux, le reste revint à des citoyens tirés au sort et envoyés là comme clérouques. Mais les Lesbiens, qui s’étaient engagés à leur verser, par lot et par an, une taxe de deux mines, continuèrent à travailler eux-mêmes leur terre. Les Athéniens s’emparèrent aussi de tous les établissements que les Mytiléniens possédaient sur le continent et les firent désormais passer sous leur contrôle. Tel fut l’affaire de Lesbos. »52

• On pense, enfin, à la stasis de Corcyre, toujours au livre III.

Avec soixante trières, Eurymédon est à Corcyre53. La mort se manifeste sous toutes les formes. Les Corcyréens exécutent tous ceux pris pour des ennemis : ils ont voulu attenter à la démocratie. Toutes les horreurs sont commises et mêmes surpassées. Le père assassine son fils, on arrache sa victime aux sanctuaires, on la frappe sous les yeux mêmes des Immortels. Quelques uns périssent, murés dans le temple de Dionysos : tant est horrible la stasis. Elle le paraît encore davantage, parce que l’île est la première à offrir le spectacle de toutes les démesures, de toutes les fureurs. Bientôt la Grèce entière, empoisonnée de malheurs et de crimes, est divisée en deux factions. Celle du parti populaire invoque les Athéniens, celle du petit nombre, les Lacédémoniens. Les acteurs de la sédition, quand il s’agit de se venger, vont loin dans le mépris des lois. Ils accumulent les crimes sans se laisser arrêter par le souci de la justice et du bien public et sans autre règle que leur caprice. Dans la plupart des cités, les citoyens, séparés en deux camps, s’observent avec défiance. Pour assurer leur réconciliation, ils n’y a pas d’arguments assez forts, pas de serments assez horribles. Tous ont fini par se convaincre qu’il n’y a aucun règlement durable à espérer. Les méchants triomphent et imposent de nouveaux codes, une dikaiôsis pour justifier leurs actes, pour les colorer du nom de justice.

« La cause de tout cela était l’appétit de pouvoir qu’excite la recherche du profit et celle des honneurs : ces deux mobiles étaient à l’origine de rivalités où se déchaînaient les passions. »54

L’œuvre de Thucydide est présente, « trésor pour toujours ».

Notes

  1. Cet article, avec des modifications, est issu de La guerre du Péloponnèse. Thucydide d’Athènes, Ellipses, « Les Textes fondateurs », Paris, 2002, réédité sous le titre Thucydide l’Athénien. Le Poème de la force, Éditions Clémentine, « Studia Humanitatis », 2013.
  2. Voir Thucydide, III, 91, 1 - 3.
  3. C’est ainsi que Nestle traduit anankê : l’évolution politique des cités grecques est comprise comme liée à un inéluctable enchaînement de causes et d’effets.
  4. Cf. la Défense de Palamède de Gorgias où les mobiles de l’action se réduisent à l’intérêt, le désir de gloire et la crainte.
  5. Voir Platon, Alcibiade, 113 d.
  6. Voir Thucydide, I, 76, 2.
  7. Voir ibid., III, 82, 2.
  8. Voir F. Châtelet, La Naissance de l’histoire, Éditions de minuit, 1962 ; J. de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien, Les Belles Lettres, 1947 ; L. Strauss, « Thucydide : la signification de l’histoire politique » in La Renaissance du rationalisme politique classique, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1993.
  9. C’est la teneur même du dialogue qui semble improbable et non l’événement lui-même. En effet, certains détails – comme, par exemple, le fait que les ambassadeurs athéniens ne sont pas reçus devant l’assemblée du peuple, mais uniquement devant les oligarques, en conseil restreint, ou encore, la trahison qui livre la cité –, indiquent la possible réalité historique de l’ambassade athénienne.
  10. Voir J. de Romilly, Thucydide et l’impérialisme athénien, op. cit., p. 221 - 223 et 231 - 240.
  11. Voir Thucydide, I, 76, 2 - 3.
  12. Voir ibid., II, 63, 2 et III, 37, 2.
  13. Voir Denys d’Halicarnasse, Thucydide, VII, 39, 3.
  14. Voir Thucydide, V, 91, 1.
  15. Cf. ibid., III, 44, 5 ; IV, 108, 4.
  16. Voir ibid., V, 111, 5. Sur ce passage voir P. Waltz, « Notes critiques sur Thucydide » in REG, LVIII, 1945, p. 100.
  17. Ibid., V, 116, trad. ici et ailleurs, J. – P. Reversat.
  18. Voir Th. Gomperz, Les Penseurs de la Grèce, Lausanne, 1905, p. 27.
  19. Voir W. Nestle, « Thukydides und die Sophistik » in Neue Jahrbücher, 33, 1914 et « Politik und Moral in Altertum » in ibid., 41, 1918. Voir infra.
  20. Voir S. Weil, La Source grecque, Gallimard, Paris, 1953, p. 38 - 39 : « L’Iliade est une chose miraculeuse. L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force, c’est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels, quoique l’âme la porte diversement selon les degrés de vertu. Nul dans l’Iliade n’y est soustrait, de même que nul n’y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n’est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l’esprit de la seule épopée véritable que possède l’Occident. »
  21. A. Jeannière, Les Présocratiques, Seuil, « Écrivains de toujours », 1996, p. 29 et 32.
  22. D. Hollier, Collège de so­ciologie1937-1939, Gallimard, « Folio Essais », 1995, p. 173.
  23. G. Dumézil, Flamen-Brahman, 1935.
  24. J. Hatzfeld, Alcibiade. Étude sur l’histoire d’Athènes à la fin du Ve siècle, P.U.F., 1940, p. 127.
  25. Voir Thucydide, II, 64, 3.
  26. Cf. ibid., IV, 65, 4.
  27. Voir G. Méautis, « Le dialogue des Athéniens et des Méliens », REG, XLVIII, 1935, p. 256 : « Il est très caractéristique de la pensée de Thucydide que ce grand réaliste n’ait pas dit : les plus forts font “ce qu’ils veulent”, mais bien, seulement, “ce qu’ils peuvent”. Il savait trop bien que les êtres, comme les États, quelle que soit leur puissance, sont contenus dans certaines limites qu’ils ne sauraient dépasser. »
  28. Thucydide, V, 89,
  29. Ibid., V, 105.
  30. Voir L. Strauss, « Thucydide : la signification de l’histoire politique », in La Renaissance du rationalisme politique classique, op. cit., p. 149.
  31. Voir ibid., p. 149-151.
  32. Voir Xénophon, Mémorables, I, 2, 45
  33. Platon, République, I, 338 c, trad. P. Pachet.
  34. Voir H. Frisch, The Constitution of the Athenians. A philological-historical analysis of Pseudo-Xenophon’s treatise De republica Ateniensum, Copenhague, 1942.
  35. Pseudo-Xénophon, La Constitution d’Athènes, I, 2, trad. Cl. Leduc. Cf. Antiphon l’Orateur, Sur la révolution, frg. III, 1 : « Généralement, quand on désire changer de constitution c’est pour échapper au châtiment des crimes que l’on a commis, ou parce que l’on veut se venger du tort subi, et ne pas subir des représailles. Or ce n’était pas mon cas. Mais, disent mes accusateurs, je composais pour autrui des plaidoyers et j’en tirais profit. Eh bien, c’eût été impossible sous l’oligarchie, tandis qu’en démocratie je représente une puissance : versé dans l’art de la parole, je ne devais m’attendre, sous l’oligarchie, à aucun prestige, alors que j’en pouvais espérer un grand, en démocratie. Pourquoi donc aurais-je désiré une constitution oligarchique ? Ne suis-je pas capable de faire ce calcul ? Seul parmi les Athéniens, serais-je inapte à reconnaître mon intérêt ? »
  36. Voir Thucydide, I, 41, 1.
  37. Ibid., I, 43.
  38. Voir supra.
  39. Thucydide, II, 76 – 77.
  40. Voir G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes, P. U. F., « Que sais-je ? », 1985 ; W. K. C. Guthrie, Les Sophistes, Payot, 1976 ; M. I. Untersteiner, I Sofisti, Lampugnani Nigri, Milan, 1967. Voir également l’introduction et les commentaires de Louis Gernet aux Discours d’Antiphon, Belles Lettres, « Budé », 1965.
  41. Voir Antiphon le Sophiste, Sur la vérité, frg. I, 4, trad. L. Gernet.
  42. Voir supra.
  43. Thucydide, III, 39, 1.
  44. Voir ibid., III, 38, 1.
  45. C’est-à-dire la loi générale, l’ordre, ce qui est conforme à la règle imposée par la cité, aux lois écrites connues de tous.
  46. Voir Thucydide, III, 39, 5.
  47. Voir Platon, Gorgias, 483 d – e : « Mais, je crois, la nature elle-même fait apparaître, au contraire, ceci : en bonne justice le meilleur doit l’emporter sur qui vaut moins, et le plus capable sur le moins capable. Elle démontre partout qu’il en est ainsi : aussi bien chez les animaux que, pour les hommes, dans leurs cités entières et leurs familles. Là est la marque de la justice, quand le puissant commande au faible et possède plus que lui. Selon quel droit, en effet, Xerxès a-t-il porté la guerre en Grèce ou son père chez les Scythes ? Et que de milliers d’autres exemples l’on pourrait citer ! Mais, je crois, ces gens-là agissent selon la nature vraie du droit et, oui, par Zeus, selon une loi, en vérité, qui est celle de la nature – contraire pourtant, peut-être, à celle que, nous autres, nous instituons. » Voir également République, I, 338 e - 339 a, trad. P. Pachet : « Eh bien c’est cela que je dis, homme excellent : que dans toutes les cités c’est la même chose qui est le juste : ce qui est l’intérêt du pouvoir établi. Or c’est lui qui est le plus fort, si bien que, pour celui qui raisonne correctement, il en découle que partout la même chose est ce qui est juste, à savoir l’intérêt du plus fort. »
  48. Thucydide, III, 39, 1 – 3.
  49. Ibid., III, 40, 4.
  50. Voir ibid., III, 11, 2.
  51. Ibid., III, 44, 2.
  52. Ibid., III, 50.
  53. Voir ibid., III, 81, 4.
  54. Ibid., III, 82, 8.
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