Notes
1. Voir en particulier sa thèse Le traitement des prisonniers de guerre dans la Grèce antique, des origines à la conquête romaine, Paris, 1968, ainsi que son ouvrage intitulé Guerre et guerriers dans la Grèce antique, Fribourg, 1985.
2. Cf. Y. Garlan, La guerre dans l’Antiquité, Paris, 1972, et ses Recherches de poliorcétique grecque, Paris, 1974.
3. Cf. W. K. Pritchett, The Greek State at War, 4 vol., Berkeley, 1971-1985, et Studies inAncient Greek Topography, 5 vol., Berkeley, 1965-1985.
4. Cf. J. K. Anderson, Military Theory and Practice in the Age of Xénophon, University of California Press, Berkeley, 1970.
5. Cf. V. D. Hanson, Le modèle occidental de la guerre, Paris, 1990, pour la traduction française (Pise, 1983, pour l’édition en langue anglaise).
6. Il faut évidemment rappeler qu’à côté des œuvres de « grande histoire » existaient nombre de chroniques locales, de récits de fondation de ville, toutes sortes d’ « archéologies » dont, nous dit Platon, les Spartiates raffolaient.
7. Cf. Thucydide, V, 23, 4.
8. Sans doute le cas d’Athènes n’est-il pas le cas général et fausse-t-il quelque peu notre vision des choses, comme me le rappelle Olivier Picard, que je remercie. Mais même entre petites cités les incidents de frontière ne devaient pas être rares.
9. Cf. Εἰρήνη. Eine sprachgeschichtlich Untersuchung (Berichte iiber die Verhandlungen der Sachsischen Gesellschaft der Wissenschaften zu Leipzig, LXVII1/3), Leipzig, Teubner, 1916, p. 8.
10. Cf. Heraclite, fr. B 53 DK.
11. Cf. Thucydide, IV, 63, 2-3.
12. Cf. Thucydide, IV, 92, 4.
13. Cf. Platon, Lois 626a.
14. Cf. Xénophon, Helléniques VI, 3, 15. Déjà Hérodote rappelait par la bouche de Crésus que « personne n’est assez fou pour préférer la guerre à la paix » et le théâtre d’Aristophane témoigne en permanence de cette aspiration à la paix. Mais l’argumentation en faveur d’une paix générale (κοινὴ εἰρήνη) gagne de plus en plus d’esprits après la défaite de 404 et le culte d’Eirènè s’officialise peu à peu : au début du IVe siècle un autel lui est construit sur l’agora.
15. Voir, par exemple, Hérodote, Enquête II, 120.
16. Tel est le sous-titre que donna Simone Weil à l’essai sur l’Iliade publié dans les Cahiers du Sud à Marseille (décembre 1940 /janvier 1941).
17. Voir par exemple André Bernand, Guerre et violence dans la Grèce antique, Hachette (Hachette Littératures), Paris, 1999. L’auteur ouvre son étude sur une citation de Nietzsche tirée du Crépuscule des idoles. Nietzsche y clame son refus « d’admirer le calme dans la grandeur, la noble simplicité » des Grecs — haute naïveté, niaiserie allemande, juge-t-il. « L’énorme tension intérieure se déchargeait en haines terribles et implacables au dehors : les villes se déchiraient réciproquement... On avait besoin d’être fort ; le danger était toujours proche, il guettait partout. » André Glucksmann, pour sa part, se plaît à voir dans l’Iliade, premier poème de la littérature occidentale, la préfiguration du goulag — ce qui laisse à penser qu’il n’a pas beaucoup lu l’épopée...
18. Cf. Iliade XV, 126 : « Tête folle ! insensé ! c’en est donc fait de toi... »
19. Cf. Pausanias, V, 7, 10.
20. On se reportera sur cette évolution à l’étude de D. Arnould, Guerre et paix dans la poésie grecque archaïque, New York, 1981.
21. Ce texte célèbre qui souligne la sauvagerie du combat hoplitique fut le point de départ de l’enquête de V. D. Hanson, op. cit. (n. 5). Sur cette question controversée, on peut consulter la contribution de P. Brûlé, « Sur la mortalité de guerre en Grèce classique : l’exemple d’Athènes de 490 à 322 », in Armées et sociétés de la Grèce classique, Paris, 1999, p. 51 -68, ainsi que l’article de P. Krentz, « Casualties in Hoplite Battles », Greek, Roman and Byzantine Studies 26/1, p. 13-20.
22. Voir sur ces questions J. Taillardat, « La trière athénienne et la guerre sur mer aux Ve et IVe siècles », in Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, J.-P. Vernant éd., Paris, 1968, p. 183-205 ; en particulier, sur la tactique navale — περίπλους et διέκπλους —, p. 201 à 204.
23. Voir en particulier Histoire et raison, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 123-127. L’auteur a par ailleurs suivi au fil de plusieurs articles les rôles respectifs de l’intelligence et du courage à la guerre ; voir outre l’article cité infra n. 41, ses « Réflexions sur le courage chez Thucydide et chez Platon », Revue des Études grecques 93, 1980, p. 307-323.
24. Cf. 1,80,3 ; 142 ; II, 85,2 ; VII, 21, 3 ; 56, 3...
25. Cf. II, 4,2 où l’obscurité et la boue paralysent les Thébains dans leur poursuite des Platéens. Sur mer, l’importance de l’εὐρυχωρία est régulièrement soulignée (voir encore les conseils de Gylippe au livre VII, 49, 2).
26. Le premier combat naval entre Corcyréens et Corinthiens oppose, du côté de Corinthe, 75 navires et 3000 hoplites aux 80 navires de Corcyre et le second oppose aux 110 navires de Corcyre 90 navires de Corinthe et 50 de ses alliés ; dix navires athéniens se tiennent en réserve à Sybota et Thucydide précise : « il y avait sur les ponts beaucoup d’hoplites, beaucoup de soldats armés d’arcs ou de javelots : on usait d’un dispositif à l’ancienne mode où manquait encore l’expérience [...]. »
27. Cf. II, 3, 4 et 4, 6 ; III, 98, 1 ; 112, 6 ; VII, 44, 8 etc. Et Démosthénès, à Sphactérie, soutient qu’ « une troupe moins nombreuse mais connaissant le pays a l’avantage sur une troupe plus nombreuse qui ne le connaît pas » (IV, 29, 4).
28. Cf. III, 97, où sont bien notés le manque de troupes légères années de javelot, en Étolie, et l’infériorité des Athéniens dans ce combat tout en poursuites et replis. Voir aussi la présentation des divers contingents engagés à Mantinée en V, 64-69.
29. Cf. VII, 27 sur le coût des peltastes thraces recrutés par Athènes.
30. Cf. par exemple III, 51, 3 ou IV, 100, où la machine et son fonctionnement sont décrits avec soin.
31. Au livre IV, si riche en affrontements guerriers, Thucydide précise aussi bien la manière dont les troupes de Démosthénès, privées d’outils, fortifient Pylos (IV, 2) que l’évolution des techniques de combat de Sparte (IV, 55, 2) : « Ils rompirent avec leurs habitudes en équipant quatre cents cavaliers ainsi que des archers. »
32. Cf. IV, 29-30.
33. Voir sur ce point F. Heinimann, « Eine vorplatonische Théorie der τέχνη », Museum Helveticum 18, 1961, p. 105-130, ainsi que l’article publié en collaboration par S. Saïd et moi-même : « Art de la guerre et expérience chez Thucydide », Classica et Mediaevalia XXXVI, 1985, p. 65-85.
34. Cf. J. de Romilly, op. cit. (n. 23), p. 107 à 179.
35. Cf. par exemple : plan lacédémonien à Pylos, IV, 8 ; plan de Démosthénès, IV, 9 ; plan de Démosthénès à Sphactérie, IV, 32, etc.
36. Voir, par exemple, les discours de Phormion avant les batailles de Patras et Naupacte : à lui revient tout le mérite d’avoir dressé un plan de bataille tenant compte de tous les éléments et de donner le signal de l’attaque au moment critique (II, 84, 5) ; de même pour Démosthénès à Pylos, IV, 10 ; ou Brasidas à Amphipolis en V, 9, etc.
37. Thucydide souligne d’emblée le fait que les Athéniens s’engagent en Sicile sans rien ne connaître « ni de la grandeur de l’île, ni du nombre de ses habitants, grecs et barbares « (VI, 1), toutes ignorances qui laissent pressentir le désastre. Il retrace alors les étapes de la colonisation (VI, 1 à 5) et conclut : « C’est contre une île de cette importance que les Athéniens brûlaient de faire campagne. »
38. Sur cette diversification, voir l’étude de F. Lissarague, L’autre guerrier : archers, peltastes, cavaliers dans l’imagerie attique, Paris-Rome, 1990.
39. Cf. Platon, Protagoras 322b.
40. Les déboires de Timothée, les di fficultés rencontrées par Conon, Charidème et autres chefs de guerre, auxquels font allusion les discours de Démosthène et d’Isocrate en témoignent.
41. Sur ce texte, on consultera avec profit l’article de J. Jouanna, « Les causes de la défaite des barbares chez Eschyle, Hérodote et Hippocrate », Ktèma 6, 1981, p. 1 à 15, et celui de J. de Romilly sur « La sophiè et la guerre dans l’œuvre d’Hérodote », publié à Athènes en 1983 dans les Mélanges offerts au professeur C. Vourvêris, ARETHS MNHMH, Athènes, 1983, p. 31-39, et repris dans ses Rencontres avec la Grèce, Paris, 1995, p. 155-172.
42. Voir par exemple le discours des Athéniens à Sparte 1,76, 2 : « [...] il a toujours été chose établie que le plus faible soit tenu en respect par le plus puissant », ou celui d’Hermocrate aux Siciliens IV, 60 : « Telle est la nature de l’homme que toujours il domine lorsqu’on cède et se garde lorsqu’on attaque. »
43. Notons, en contrepoint, le contraste entre le sort réservé à Mytilène, cité de Lesbos qui fit sécession en 428 et celui que connurent, pendant la deuxième partie de la guerre, Mélos, Skioné et Toroné. D’abord condamnée sans appel, Mytilène bénéficie d’un revirement de l’assemblée athénienne au cours duquel Diodote parvient à faire triompher le point de vue de l’utilité politique sur le point de vue étroitement juridique soutenu par Cléon. Ce principe est oublié dans la seconde partie de la guerre, plus impitoyable.
44. Voir encore ces mots de Créon dans l’Antigone de Sophocle : « Sais-je pas que c’est ce pays qui assure ma propre vie ? »
45. Cette relecture des historiens de la Grèce classique suggère aussi qu’il est peut-être temps d’en finir avec l’opposition entre structure et histoire qui fut au centre des débats entre historiens et sociologues dans la seconde moitié du xxc siècle ; la dynamique générale des forces sociales ne suffit pas à expliquer les événements : en certains moments décisifs le destin collectif est à la merci des qualités et des défauts d’un individu ; le social peut être déterminé par le biographique dans la mesure où les différentes structures interagissent par le biais des projets des individus : Salamine était impossible sans Thémistocle et la campagne d’Athènes contre la Sicile exigeait un Alcibiade. Voir, sur ces questions, la contribution de Marshall Sahlins — anthropologue d’outre-atlantique auteur de Apologies to Thucydides, Chicago, 2004 — sur « Le retour de l’événement », in La découverte du vrai Sauvage et autres essais, Paris, 2007, p. 59-126.
46. Voir, par exemple, au livre III des Helléniques comment le Spartiate Dercylidas succédant à Thibron à la tête des troupes, améliore rapidement la situation de Sparte.
47. Les discours d’Isocrate sont sur ce point des plus révélateurs et fournissent un contrepoint éclairant à l’œuvre de Xénophon.
Après les livres de Pierre Ducrey1, les études d’Yvon Garlan2, les travaux de Kendrick Pritchett3, de J.K Anderson4 ou de V.D. Hanson5 — et l’on se borne ici aux contributions récentes les plus marquantes — il peut sembler téméraire d’accepter de parler de la guerre dans la Grèce classique quand on n’a pas le privilège d’être, comme l’archéologue, l’épigraphiste ou le numismate, armé de documents nouveaux ; et j’ai parfois eu, en préparant cette communication, le sentiment inconfortable d’enfoncer des portes ouvertes...
L’une des premières questions qui peut venir à l’esprit est la suivante : pourquoi les historiens de la Grèce classique sont-ils principalement, sinon exclusivement, des historiens des conflits armés6 — guerres médiques chez Hérodote, guerre du Péloponnèse chez Thucydide ou chez son continuateur Xénophon, qui retraça dans les Helléniques l’histoire des conflits où s’opposèrent les cités grecques jusqu’à l’intervention de Philippe ?
Sans doute parce que la guerre est omniprésente dans le monde grec classique où l’on vit « traitant puis guerroyant « (Thucydide, 1, 18). D’un bout à l’autre de l’histoire des Grecs, le fracas des armes se fait entendre ; la paix n’est qu’une trêve entre deux conflits. Les textes des traités l’indiquent, qui ne mentionnent généralement pas d’état de paix — εἰρήνη —, mais parlent de σπονδαί — un état de trêve consacré par des libations et un échange de serments — ou de ξύμβασις, l’accord, l’entente. Les durées de trêve prévues par ces σπονδαί sont généralement de dix à trente ans, par extraordinaire de cinquante ans7, mais on précise alors que les serments doivent être renouvelés chaque année. Yvon Garlan a calculé qu’entre 490 et 338 — des guerres médiques à Chéronée — Athènes a guerroyé plus de deux ans sur trois en moyenne et n’a pas réussi à jouir de la paix dix ans de suite8. En fait la paix, dont chacun s’accorde à chanter les louanges d’Homère à la fin de l’époque classique, n’est que « l’interruption contractuelle de la guerre », selon le mot souvent cité de Bruno Keil9.
On comprend alors qu’Héraclite ait fait de Πόλεμος, la guerre, « le père de toutes choses »10. Thucydide et Platon lui font écho en notant à plusieurs reprises cette omniprésence de l’état de guerre. Quand, au livre IV des Histoires, Hermocrate de Syracuse, pressentant les ambitions conquérantes d’Athènes, exhorte les Siciliens à s’unir contre le danger qui les guette, il s’exprime en ces termes : « Concluons entre nous, s’il se peut, un accord définitif, ou, à tout le moins, faisons une trêve aussi longue que possible de manière à remettre à plus tard nos différends particuliers [...]. « Et il ajoute : « il nous arrivera, j’imagine, de nous faire la guerre à l’occasion et de nous entendre à nouveau entre nous grâce à des pourparlers communs. »11 Et le Béotien Pagondas, dans le même livre note sans illusion que « toujours avec des voisins la liberté se ramène à la faculté de leur tenir tête. »12 Telle est bien encore la conviction du Spartiate Mégillos dans les Lois de Platon : « Lorsque la plupart des gens parlent de paix, ce n’est là qu’un mot ; en réalité, de par la nature, chaque cité ne cesse d’être engagée contre toutes les autres dans une guerre sans déclaration. »13 Et ce constat désabusé est formulé à un moment où les aspirations à la paix se font de plus en plus insistantes, comme on voit par exemple au livre VI des Helléniques de Xénophon dans le discours que Callistratos tient à Sparte en 371 : « De tout temps des guerres ont éclaté et toutes ont pris fin, nous le savons tous ; et, pour en venir à nous, il viendra un temps — sinon maintenant, du moins plus tard — où nous désirerons la paix. Pourquoi donc faudrait-il attendre ce moment où l’abondance des maux nous fera renoncer à la lutte, plutôt que, avant que rien d’irréparable ne survienne, nous hâter de conclure la paix (εἰρήνην ποιήσασθαι) ? »14
Ainsi la guerre a fourni le principe d’unité des « Histoires « comme elle avait inspiré Homère qui, pour les Anciens, est l’historien de la guerre de Troie15. L’épopée fut donc le modèle des récits historiques postérieurs et une brève digression sur la guerre dans l’Iliade et le lyrisme archaïque permettra, nous l’espérons, d’y voir plus clair.
Chez Homère, la guerre est le lieu privilégié de l’évaluation éthique, le lieu de manifestation de la valeur du guerrier — l’ἀρετή — au service de sa communauté. Songeons aux propos qu’échangent Glaucos et Sarpédon au moment de conduire les Lyciens dans la mêlée (Iliade, XII, 310 sqq.) :
« “Glaucos, pourquoi nous donne-t-on tant de privilèges en Lycie, places d’honneur, morceaux de choix et coupes pleines ? Pourquoi nous contemplent-ils tous là-bas comme des dieux ? Pourquoi possédons-nous sur les rives du Xanthe un immense domaine aussi riche en vergers qu’en terres à blé ? Tout cela nous impose aujourd’hui le devoir de nous tenir, comme de juste, au premier rang des Lyciens pour répondre à l’appel de la bataille ardente. Lors, chacun des Lyciens à la forte cuirasse ainsi pourra dire : ils ne sont pas sans gloire les rois qui commandent dans notre Lycie, mangeant de gras moutons, buvant les meilleurs vins. On voit qu’ils ont aussi la force et le courage comme il sied à des braves, car c’est au premier rang des Lyciens qu’ils combattent [...].
« “Puisqu’en fait et quoi qu’on fasse les déesses du trépas sont là, embusquées, innombrables, et qu’aucun mortel ne peut les fuir, ni leur échapper, allons voir si nous donnerons la gloire à un autre ou plutôt gagnons-la, nous, aux dépens d’autrui.” Il dit et Glaucos n’a garde de se dérober ni de dire non. Ils foncent, droit devant eux, conduisant la grande armée lycienne. »
Tel est le sens des exploits du héros chez Homère : manifester sa valeur au service des siens.
Notons cependant que ce « poème de la force »16 qu’est l’Iliade n’a rien d’un poème belliciste, quoi que certains aient suggéré17. C’est dans l’Iliade qu’Arès, ce « fléau des humains », ce dieu « assoiffé de sang » est vilipendé par Zeus :
« Tu m’es le plus odieux de tous les immortels. Ton plaisir c’est toujours la querelle, la guerre et les combats » (Iliade V, 890-891).
Et l’on constate que ce dieu haïssable, qui symbolise la guerre — « les travaux d’Arès » — dans son aspect le plus sauvage et sanguinaire, s’il est immortel, n’est pas invulnérable. Dans l’Iliade même il est traité sans aucun égard par Athéna.
Au chant V (v. 29-35) et au chant XV (v. 123-142), elle blâme sans ménagements18 l’impétueux Ares et l’empêche d’intervenir. Et quand, au chant XXI, les deux dieux s’affrontent directement, la victoire d’Athéna est éclatante :
« [...] De sa forte main elle saisit une pierre qui se trouve là, dans la plaine, noire, rugueuse, énorme, que les gens d’autrefois ont un jour placée là pour borner quelque champ. Elle en frappe l’ardent Arès au cou et lui rompt les membres. Il tombe et, sur le sol, il couvre sept arpents. Ses cheveux sont souillés de poussière ; ses armes vibrent sur lui. Pallas Athéné éclate de rire, et, triomphante, elle lui dit ces mots ailés : “Pauvre sot ! Tu n’as donc pas compris encore à quel point je puis me flatter d’être plus forte que toi, pour que tu ailles de la sorte mesurer ta fureur à la mienne ?” [...] »
Et Pausanias nous raconte que, lors des premiers jeux olympiques, Arès se fit battre à l’épreuve de boxe par Apollon19. Ajoutons qu’alors que les hymnes à la Paix — Eirènè — se font de plus en plus nombreux en Grèce du VIe au IVe siècle, on ne connaît pas d’hymne à Arès.
Quand les formes de combat évoluent et que l’on passe du duel héroïque à l’assaut des phalanges hoplitiques, la guerre reste le lieu de l’évaluation éthique : l’hoplite est prêt à mourir pour assurer le salut des siens, de sa cité.
Mais Callinos, Tyrtée, Solon s’adressent comme représentants de toute la cité à un groupe de citoyens qui, à ce titre, participent également à la guerre et la guerre est dès lors analysée comme un phénomène politique. Le courage n’est plus seulement un exploit : c’est le service de la cité20. Les mots λαός, δῆμος, πόλις apparaissent alors fréquemment : « c’est un bien commun pour la cité et le peuple entier (ξυνὸν δ’ἐσθλὸν πόληί τε παντί τε δήμῳ) qu’un guerrier qui, bien campé, tient bon au premier rang, avec acharnement », s’exclame Tyrtée dans le fragment 9D ; et le fragment 6D, qui exhorte l’hoplite à mourir « en combattant pour sa patrie (περὶ ᾗ πατρίδι μαρνάμενον) », précise dans les vers suivants ce que recouvre la notion de patrie pour le poète — πόλις, ἀγροί, πατήρ, μήτηρ, παῖδες, ἄλοχος : la cité est devenue une réalité politique et sociale, l’idée de « communauté » est désormais institutionnelle et tangible. Et, à la mort du citoyen-guerrier toute la cité le pleure et se porte garant de la gloire éternelle de son genos. Ce fait est particulièrement frappant dans l’embatèrion de Tyrtée (fr. 15B) : « Allez, enfants de Sparte, féconde en braves fils de nos concitoyens (κῶροι πατέρων πολιατᾶν), de votre bras gauche portez le bouclier en avant, poussez hardiment la lance et n’épargnez pas votre vie : ce n’est pas la coutume à Sparte (οὐ γὰρ πάτριον τᾷ Σπάρτᾳ). » Le lien entre individu et cité est ici fortement souligné : les ancêtres du guerrier sont citoyens, l’hoplite se bat pour la gloire de sa cité, si bien que la recherche de la gloire prend une valeur politique et la guerre consacre désormais l’union des citoyens.
Le contexte général ainsi brièvement retracé et le lien entre guerre et politique étant posé, on peut déceler, d’Hérodote à Thucydide et Xenophon, une évolution dans la conception de la guerre. Les trois historiens témoignent de la technicité croissante des méthodes de combat et de la valeur bientôt reconnue à l’intelligence pour le succès des armes.
Au début du livre VII de l’Enquête d’Hérodote, le Perse Mardonios décrit, non sans ironie, l’affrontement des phalanges hoplitiques :
« Lorsqu’ils se sont déclaré la guerre les uns aux autres, ils cherchent la place la plus belle, la plus unie, et quand ils l’ont trouvée, c’est là qu’ils descendent pour combattre ; si bien que les vainqueurs ne se retirent qu’avec de grandes pertes ; quant aux vaincus, je n’en parle même pas, ils sont anéantis. Parlant la même langue, ils devraient mettre fin à leurs différends en usant de hérauts ou de messagers et par tout autre moyen que les armes » (VIl, 9)21.
Ces propos sont mis dans la bouche de Mardonios, prêt à tous les mensonges ou à des exagérations extrêmes pour convaincre Xerxès d’attaquer la Grèce, si bien que certains historiens de nos jours lui accordent peu de créance. Mais si l’on admet que ce type d’affrontement représente le modèle abstrait du combat hoplitique — et le nombre des morts que recense Thucydide pour ces combats atteste l’importance du carnage, ainsi que la mention des trêves aussitôt conclues entre les belligérants pour reprendre leurs morts — il faut néanmoins rappeler que dès Hérodote l’accent est mis sur le rôle de la sophiè dans la guerre. Cette caractéristique grecque explique, autant que la liberté du citoyen et le souci des dieux de punir les actes d’hubris, la victoire des Grecs sur les Barbares. Démarate l’indique à Xerxès : les Grecs sont libres dans le respect de la loi et ils font preuve de sophiè.
Deux éléments ont sans doute contribué à cette évolution :
— d’abord le rôle croissant de la marine dans la guerre à la suite de la politique de Thémistocle22. Or « la marine est comme toute chose affaire de métier et n’admet pas un entraînement venant à l’occasion, comme un à-côté [...]. Vous-mêmes en vous y entraînant dès l’époque des guerres médiques, vous ne l’avez pas encore épuisée [...] », rappelle Périclès chez Thucydide (I, 142, 5-9). Après la victoire navale de Salamine, Hérodote, contrairement à son habitude, renonce à énumérer les soldats les plus valeureux (ἄριστοι) mais il qualifie Thémistocle de σοφώτατος et mentionne la couronne d’olivier que le stratège athénien reçut comme prix « pour son talent et son habileté » (σοφίης καὶ δεξιότητος) face à des Barbares agissant « sans jugement » ;
— ensuite, l’évolution des modes de combat des fantassins, qui est déjà manifeste lors de la bataille de Platées. La décision de repli provisoire qu’ont prise les Grecs ne peut être comprise par le Spartiate Amompharetos : il refuse absolument de faire retraite, se saisit d’un énorme bloc de pierre et affirme voter avec ce jeton de vote qu’il tiendra sa position avec ses hommes (Hérodote, IX, 53-55).
Avec Thucydide le rôle de l’intelligence du chef est sans cesse souligné par le récit, comme l’a bien montré Jacqueline de Romilly23. C’est que Thucydide, que l’on présente généralement comme le premier historien politique, est aussi un historien militaire précis. Non content d’insister sur la technicité des manœuvres sur mer24, il enregistre le cadre géographique des affrontements25, les effectifs engagés dans la bataille26, le rôle de la connaissance du terrain27 et celui des divers corps de troupes28, la présence de mercenaires quand il est fait appel à eux29, l’utilisation de machines de siège30. L’expérience personnelle sous-tend ces affirmations, comme le révèlent l’absence d’emphase dans le ton et une extrême précision dans l’analyse du déroulement du combat. Rien de flou chez Thucydide. Le souci du σάφες σκοπεῖν est ici encore premier31. La guerre n’apparaît plus comme une succession de coups de mains ou d’actes valeureux isolés mais comme le triomphe d’un plan concerté qui tient compte des ressources en hommes, du moment (καιρός), du lieu, et du refus du désordre (θόρυβος), prélude à la défaite. Tout un savoir s’élabore, que le stratège doit maîtriser et qui grandit avec l’expérience : Thucydide montre par exemple Démosthénès tirant à Pylos les leçons de son échec en Étolie32. Τέχνη, ἐπιστήμη, ἐμπειρία sont pratiquement synonymes chez Thucydide, comme chez son contemporain Hippocrate33. C’est cette conception de l’action militaire qui préside à la structure du récit de bataille si bien analysée par J. de Romilly dans Histoire et Raison34. Le plan35 est présenté en des termes qui fournissent la trame de la narration qui va suivre et les discours que prononcent les chefs avant l’engagement ont généralement pour rôle de compléter cette analyse : plus qu’une exhortation au courage ils présentent une analyse des conditions du combat et l’annonce de la tactique qui en découle36. Sans doute Xénophon et Polybe donnent-ils encore plus de détails techniques sur l’organisation des armées et les tactiques suivies dans les affrontements ; mais nul ne réussit comme Thucydide à rendre aussi sensible l’épure intellectuelle qui préside à l’engagement et à souligner le rôle que jouent savoir et expérience dans le succès des opérations militaires37.
Avec Xénophon on assiste à la diversification des corps de troupes — cavaliers, fantassins, archers, peltastes38 —, au développement de la poliorcétique et au rôle croissant des machines de siège. C’est bientôt l’époque où Enée le Tacticien rédige son traité Sur la défense des villes. Enfin et surtout le rôle des mercenaires, souvent directement recrutés par le stratège va se généralisant : on est en marche vers les armées de métier.
De ce fait c’est l’ensemble des rapports entre guerre ετ politique qui évolue. Les hellénistes n’ont pas attendu Clausewitz pour découvrir que la πολεμικὴ τέχνη est partie intégrante de la πολιτικὴ τέχνη. Protagoras, si l’on en croit Platon, l’avait proclamé dès le Ve siècle av. J.-C.39. Ce fait était d’autant plus manifeste au Ve siècle que c’est alors l’assemblée des citoyens qui décide de la guerre ; ce sont les citoyens qui partent en campagne, et chef de guerre et chef politique se confondent en une seule et même personne — Thémistocle, Périclès, Nicias, Cléon, Alcibiade... Ce qui est vrai à l’époque de la guerre du Péloponnèse cesse de l’être ensuite : une dichotomie s’instaure entre chef de guerre et chef politique et l’on fait de plus en plus appel à des troupes de mercenaires. L’œuvre de Xénophon montre tout à la fois ce rôle croissant du chef militaire qui recrute et commande une armée de mercenaires, qui vit sur le terrain et dont les liens se distendent avec la cité qu’il est censé servir40. Telle est l’évolution contre laquelle Démosthène et Isocrate, chacun à leur manière, s’élèvent sans grand succès.
Que retenir aujourd’hui de ces témoignages ?
— Sans doute d’abord le pouvoir stimulant de la liberté, que souligne à plusieurs reprises Hérodote, notamment dans le dialogue entre Xerxès et Démarate (VII, 104)41 mais aussi dans l’hommage rendu à Athènes, la cité qui libéra la Grèce (VII, 139 et déjà V, 78). Et c’est cette même idée que l’on retrouve orchestrée dans l’Oraison funèbre que Thucydide met dans la bouche de Périclès (II, 39-40).
— La mise en évidence de la tendance qui pousse toute puissance à accroître son pouvoir, à « vouloir plus » (πλέον ἔχειν). C’est là l’erreur des Perses dénoncée par Hérodote et la divinité qui châtie les actes d’hubris a voulu leur échec. Chez Thucydide, l’universalité de ce « désir de plus » — la πλεονεξία — est systématiquement soulignée ainsi que ses dangers42. L’histoire laïcisée de Thucydide adopte un point de vue politique pour rendre compte de cet enchaînement de la croissance et de la ruine. Du discours de Périclès analysant les conditions dans lesquelles se présente la guerre et prônant pour Athènes une guerre défensive « sans entreprise de conquête » (I, 144, 1) à celui d’Alcibiade soutenant en 415 que pour maintenir l’empire il faut l’accroître (VI, 18, 3-4 et 6), l’évolution est nette43.
— Enfin la conscience du lien étroit qui existe entre individu et société est une constante de la pensée grecque — que les sociétés individualistes d’aujourd’hui ont trop tendance à oublier. Thucydide, par la bouche de Périclès, ne manque pas de le rappeler (II, 60, 2-3) : « [...] un État sert mieux l’intérêt des particuliers en étant d’aplomb dans son ensemble, que prospère en chaque citoyen individuellement mais chancelant collectivement. Car un homme peut voir sa situation prendre un cours favorable : si sa patrie va à la ruine, il n’en est pas moins entraîné dans sa perte [...]. »44 La cité est donc fondée à demander à ses citoyens des sacrifices (II, 43, 1-4 ou II, 60, 2-4).
Autre aspect de ce lien, Thucydide et Xénophon décrivent comment les passions et mobiles intéressés des chefs, politiques ou militaires, infectent la vie publique. C’est chez Thucydide la conclusion du chapitre 65 du livre II — le jugement de l’historien sur Périclès et ses successeurs, jugement que corroborent les analyses du livre VIII45.
Xénophon souligne à son tour la différence de qualité des chefs qui se succèdent à la tête des troupes ou des États et les conséquences qui en découlent sur le succès de leurs entreprises46. Et l’on découvre aussi chez lui comment la dissolution des démocraties et des valeurs qu’elles devraient incarner — sans doute sous l’effet de ce βίαιος διδάσκαλος qu’est la guerre — conduit les peuples à rechercher la protection d’un « homme providentiel », Agésilas, Jason de Phères, voire même Philippe de Macédoine47.
La plupart des faits que j’ai mentionnés ou des textes que j’ai cités sont bien connus. J’espère simplement que le regroupement et la mise en perspective de ces éléments auront contribué à rendre plus sensibles certains traits de la guerre dans la Grèce des cités et à justifier la relecture, en ces premières décennies du XXIe siècle, des œuvres de l’Antiquité classique.