1. Acte III scène 3
Cette scène est le signe de la croissance démesurée de Tartuffe. Elle était prévue pour qu’Elmire intercède auprès de Tartuffe afin de le détourner d’épouser Mariane. Or Tartuffe va en profiter pour tenter de séduire Elmire. C’est ici une initiative absolue de Tartuffe, car il n’était jusqu’ici que l’objet de la passion d’Orgon. Maintenant, Orgon n’est plus maître de sa créature.
L’ensemble de la scène repose sur un parasitage de conversation car Elmire veut parler de Mariane, et Tartuffe veut déclarer son amour à Elmire. Donc la discussion est sans cesse déviée. Le fil conducteur en est l’affaire de Mariane (vers 897 : « J’ai voulu vous parler… ») qui scande la scène (vers 922 : « Mais parlons un peu de notre affaire ») et à la fin (vers 1016 « Mais je veux en revanche une chose de vous »). Au milieu, s’interposent les déclarations de Tartuffe. Donc le mouvement est le suivant :
- Introduction 879-896 : la santé d’Elmire.
- Vers 897-920 : les approches physiques de Tartuffe.
- Vers 920-960 : la déclaration.
- Vers 961-1020 : la justification de Tartuffe et le débat avec Elmire.
Qui l’emporte dans cette scène ? C’est Elmire, pour deux raisons : elle menace Tartuffe de parler à Orgon (mais cette menace tombera à l’eau à cause de Damis qui écoute et va aussitôt dénoncer Tartuffe à son père) et elle joue de sa séduction : c’est ce qui permettra la grande scène avec Orgon sous la table.
Vers 897-920
Les vœux de santé (on se souvient que Dorine avait parlé de la maladie d’Elmire à Orgon) rappellent la thème de la chair, mais l’on voit ici combien Tartuffe est préoccupé par le corps d’Elmire. Et les mots cèdent la place aux gestes : la main, le genou, la dentelle de son décolleté… Le spectateur va donc voir un personnage qui même à un comportement grossier et sensuel une déclaration raffinée où Tartuffe parle à la fois en dévot et en honnête homme. Elmire feint de ne pas comprendre. Elle veut maintenir de force sur le visage de Tartuffe le masque de la dévotion, ce qui dans cette situation, exaspère Tartuffe.
Toute cette première partie repose donc sur un faux-dialogue, chacun disant quelque chose qui ne correspond pas à ce qu’il pense, un faux-dialogue qui donne dans le burlesque quand aux mots équivoques du langage amoureux se mêlent les mots concrets du vocabulaire de la toilette et des vêtements (l’étoffe, le point de l’ouvrage…) destinés à favoriser un geste osé.
Vers 921 à 930
Le jeu continue, Tartuffe essaie toujours de faire comprendre à Elmire qu’il est amoureux, et Elmire, de justifier ce qu’il dit par la dévotion qu’il montre : le « je vois autre part les merveilleux attraits de la félicité qui fait tous mes souhaits » désigne Elmire qui feint de croire qu’il parle du Ciel (« Vous n’aimez rien des choses de la terre »). Même jeu dans les vers suivants où la déclaration de Tartuffe (« Mon sein n’enferme pas un cœur… ») est vite redressée par Elmire (« Je crois qu’au Ciel tendent vos soupirs »), c’est-à-dire, si Tartuffe ressent de l’amour, c’est pour le Ciel !
Étude particulière de la tirade 933-960
C’est effectivement une victoire de la part d’Elmire que d’amener Tartuffe à n’exprimer son désir que par des mots. Ainsi Tartuffe développe, dans une langue choisie et relevée, une sophistique amoureuse dont il nous faudra examiner l’habileté comme les vices : il s’agit pour lui de justifier le passage (nié par Elmire) du plan religieux au plan profane.
Cette tirade se déroule en trois temps : la justification, la réponse à l’objection possible, et enfin la déclaration.
1. La justification
Deux mouvements se conjuguent : le passage du général au particulier, et le mouvement entre la terre et le Ciel.
Les deux premiers vers affirment qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le Ciel et la terre — cf. la rime éternelles/temporelles. Ils ont l’allure d’une maxime, que vont justifier les deux vers suivants : il y a un rapport entre Créateur et créature (cela est conforme à la théologie baroque chrétienne qui est teintée de platonisme et qui établit une continuité entre la beauté terrestre et la beauté divine).
Les deux premiers vers se donnent comme une réponse à la réplique d’Elmire qui au contraire avait nié la communication entre les deux plans. Noter dans la réponse de Tartuffe le « n‘étouffe pas en nous… » : la tournure négative est pour Tartuffe une litote (en fait cet amour des beautés éternelles n’étouffe rien du tout !). La généralisation (« en nous, nos sens ») lui permet de parler de lui en même temps, et son appétit se voit dans la récurrence de sons pleins comme ce « ou » qui revient à cinq reprises. Il faut aussi noter la première occurrence du vocabulaire galant avec le mot « charmés » (Nos sens peuvent être charmés). La justification des deux premiers vers à l’allure de maxime, c’est qu’on adore le Créateur dans la perfection de ses ouvrages. Et la généralisation qui lui permettait de parler de lui s’applique aussi sous la forme de l’indétermination quand il parle d’Elmire, prise sous l’expression générale « beautés temporelles, ouvrages parfaits ».
Les quatre vers qui suivent assurent le passage entre ces ouvrages parfaits et Elmire par l’intermédiaire du vers 937 « Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles »
Du terme « ouvrages parfaits » Tartuffe passe à ces ouvrages parfaits que sont les femmes, c’est-à-dire « vos pareilles », le « vos » introduisant une première présence d’Elmire. L’expression « ses attraits réfléchis » a une allure platonicienne (la beauté terrestre reflet de la beauté divine) ; ainsi la femme est à l’image du Ciel ! Puis le « Mais » introduit une différence « Il étale en vous… » Elmire est particularisée par rapport aux autres femmes, d’autant que sa présence est toujours à la césure du vers (« il étale en vous //… Il a sur votre face //) Et noter aussi le superlatif « ses plus rares merveilles », et le verbe fort dans l’expression « les cœurs transportés ». Il y a là tout un vocabulaire de l’étonnement amoureux : « charme, surpris, transportés ».
L’ensemble de ces huit vers forme deux quatrains aux rimes identiques aabb, avec cette alternance harmonieuse è/é (le reflet Ciel/terre).
Les quatre vers suivants introduisent Tartuffe, qui se distingue de cette foule des « cœurs transportés » : « Et je n’ai pu vous voir… » : le rapport je/vous est ici établi, et le verbe « voir » ne fait que prolonger les « yeux surpris » du vers précédent, amenant donc une application à Tartuffe de tout ce qui était dit de façon générale plus haut. L’apostrophe « parfaite créature » reprend aussi de façon particularisante les « ouvrages parfaits » ; et le terme de « créature » annonce « l’auteur de la nature » qui est à la rime.
« Sans admirer en vous… » (place encore à la césure de « vous ») : l’expression reprend tous les verbes forts dits plus haut (charmés, surprendre…etc.). Et l’enchaînement se fait sur un « et » qui réunit « admirer » à « d’une ardente amour sentir mon cœur atteint. »
Ainsi l’admiration est reliée à l’amour : c’est peut-être là qu’est la liaison vicieuse. Mais avant d’y réfléchir, expliquons le dernier vers : « Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint » : c’est toujours la même doctrine selon laquelle cette parfaite créature (cf. le superlatif) ne peut que refléter l’image de son créateur (Dieu fit l’homme à son image).
Dans tous ces vers Tartuffe maintient le lien terre/Ciel : il conserve son masque religieux. Et de fait la théologie chrétienne de la création comme la philosophie platonicienne de l’analogie légitiment le passage amour terrestre/amour divin. Car le Divin se manifeste dans le sensible (c’était un des points de litige entre les Jésuites et les Jansénistes). Mais Tartuffe pervertit la tradition mystique, car, au lieu qu’Elmire soit le point de départ d’une élévation vers le Ciel, l’amour du divin est l’alibi qui lui permet de justifier « son ardente amour » (« ardente » a tout son sens), qui est donc le point d’arrivée. Tartuffe passe en quelque sorte par le Ciel pour revenir à Elmire. Il aurait dû passer par Elmire pour aboutir au Ciel. Et cette exaltation devant Elmire se traduit par une suite d’enjambements sur quatre vers.
2. L’objection 945 -952
Après avoir prononcé le mot compromettant mais indispensable, Tartuffe amorce une stratégie de repli, peut-être due au regard interloqué d’Elmire. Il se présente comme quelqu’un qui a été en proie au doute, livré à la tentation de Satan (« noir esprit »). Mais cette objection est plus pour la forme, comme un mouvement de recul pour excuser son audace, car il dit deux vers plus bas que « cette passion peut n’être pas coupable ». Donc il évacue ainsi Satan et le mal ! mais pour le moment il mime l’homme déchiré, victime de la « surprise adroite » du « noir esprit » (remarquer d’abord la reprise du verbe « surprendre » (comme une excuse) et cette façon de parler où il fait du style avec des symétries sonores : surprise adroite /noir esprit). Même chose dans le vers d’après « Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut » (mais remarquez le rapprochement cœur/yeux dans une phrase qui prétend fuir la tentation !) Et dans le vers d’après « vous croyant un obstacle à faire mon salut » le verbe « croire » montre qu’il se trompait en croyant être victime de Satan.
« Mais enfin je connus… » montre qu’il a vite balayé l’objection, et qu’en fait il n’a pas été torturé du tout, et la nouvelle apostrophe « ô beauté toute aimable » reprend la « parfaite créature apostrophée plus haut. Et il faut noter dans la suite de la phrase « que cette passion peut n’être point coupable » le verbe « pouvoir », qui comme le verbe « ajuster » dans le vers d’après (que je puis l’ajuster avecque la pudeur ») montrent un savoir-faire, une casuistique qui ôte à la chose son caractère de péché (mais remarquer le vers court, artificiellement allongé par la préposition « avecque », reflet donc de ces mêmes artifices de la casuistique).
En même temps, l’amour est devenu « passion », sachant qu’on pourra l’accommoder avec la pudeur. Mais c’est là une affirmation que Tartuffe ne prouve pas pour le moment. Donc le problème mystique de savoir si l’amour terrestre est une voie vers Dieu se dégrade encore ici en question de morale sexuelle. Et Tartuffe a mimé le scrupule pour arriver à mener Elmire à « s’abandonner » comme lui (comme si elle devait imiter Tartuffe en cela !).
IL faut dans toute cette tirade que le comédien ne quitte pas Elmire des yeux et guette ses réactions, tempérant quelquefois ses audaces par quelques bémols — cf. le « je le confesse, ce m’est une audace bien grande… » : c’est la réaction d’Elmire qui a dû lui faire prononcer ce vers.
3. La déclaration
A partir de là, la déclaration devient toute profane (plus de métaphysique, plus de religion). Cependant le vocabulaire reste emprunté à la religion (« je le confesse… offrande du cœur, infirmité, quiétude, peine, béatitude)(L’infirmité est l’état de la nature déchue, la quiétude est un type d’attitude de prière à Dieu ; quant à la peine et à la béatitude, ces mots désignent ce qui nous attend, l’Enfer ou le Paradis, et Tartuffe n’hésite pas à faire d’Elmire la divinité qui dispense le bonheur ou le malheur. Non que Tartuffe montre par l’emploi de ce vocabulaire qu’il appartient au milieu dévot ; il se coule plutôt dans la tradition précieuse et galante qui fait de la femme une déesse, pour laquelle le cœur sacrifie, sur l’autel de l’amour. La langue ici se fait donc précieuse. Remarquer la gradation : espoir / bien / quiétude, et les antithèses symétriques « peine-béatitude // heureux-malheureux // tout-rien.
Mais c’est par là que Tartuffe se contredit, une fois encore, car Elmire n’est plus la médiatrice qui permet d’accéder au Divin, mais c’est la divinité même qui prononce des arrêts sur le sort des mortels. La contradiction est d’ordre intellectuel, mais elle est aussi comique si l’on s’avise que ce personnage joue les amoureux éthérés alors qu’il vient de montrer son tempérament sanguin en se précipitant sur Elmire.
Conclusion
Nous sommes dans un moment décisif de la pièce : Tartuffe ne se contente plus d’accepter ce qu’on lui donne, mais veut prendre ce qu’on ne lui donne pas. Mais cette scène montre le second échec de Tartuffe, car il a choisi un masque qui est à l’opposé de son appétit pour pouvoir satisfaire cet appétit. Orgon n’y voit que du feu, mais pour les autres personnages, ce masque n’est pas crédible : Dorine voir qu’il est goinfre, donc ne peut pas croire qu’il soit dévot, et c’est la même chose pour Elmire qui voit combien le masque de la dévotion est inadapté pour cet être visiblement si charnel et si sensuel.
La tragédie de Tartuffe, c’est qu’il est double : il veut à la fois consommer et pour consommer, paraître ce qu’il n’est pas, posséder Elmire, et paraître dévot. Il ne peut en réalité accommoder les deux choses, le Ciel et la Terre. Il n’a pu exprimer son désir en gardant le masque : il n’a pas les moyens de son hypocrisie. Par conséquent, pour arriver à ses fins, il va complètement faire tomber son masque. C’est ce qu’il fait dans la tirade suivante : « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme… »
2. Acte IV scène 1, vers 1203-1248
Après l’acte III, ce n’est plus un dévot qui parle, mais un scélérat qui a de plus en plus de mal à jouer la comédie du dévot. Dans la première scène de l’acte IV, Cléante essaie de peser sur Tartuffe pour lui demander de réconcilier Damis er son père. Tartuffe lui répondra mais en finissant par la dérobade « Certain devoir pieux m’attend… ».
La physionomie de la scène montre effectivement l’embarras de Tartuffe. Ce n’est plus lui qui monopolise la parole. Le volume des répliques est en faveur de Cléante. Désormais Tartuffe ne peut plus qu’opposer une mauvaise casuistique aux arguments de Cléante.
Dans sa première tirade Cléante, très conciliant, lui avait dit qu’il était chrétien, même s’il était accusé à tort, de pardonner l’offense. Puis dans le passage que nous expliquons, il y a une alternance de tirades où Tartuffe essaie de répondre aux arguments de Cléante qui frappe de plus en plus juste. On essaiera de voir par quelles acrobaties Tartuffe tente de conserver son masque de dévot, et en quoi la scène est essentielle dans le débat d’idées où s’est engagé Molière.
Composition
- Une première partie constituée d’une demande (« remettez le fils en grâce…) et d’une réponse (impossible, l’intérêt du Ciel l’interdit)
- Une seconde partie, faite d’une seconde demande (Ne parlons plus du Ciel, mais des offenses que vous avez reçues, et auxquelles vous pouvez pardonner, pour faire une bonne action), et une réponse (le Ciel… Tartuffe se répète…)
- Une troisième partie, avec une troisième demande (Alors renoncez au don de sa fortune que vous a fait Orgon), et une réponse (non, je m’en servirai à bon escient !)
Première partie
« Sacrifiez à Dieu toute votre colère » (« sacrifiez = offrez en sacrifice)
« Et remettez le fils en grâce avec le père » Cléante ici fait deux demandes louables : renoncer à la colère (ce qui rappelle les propos d’Orgon quand il racontait comment Tartuffe s’accusait d’avoir tué une puce « avec trop de colère » donc il lui demande un comportement digne du dévot qu’il prétend être). Et la seconde demande, c’est de réconcilier tous les membres de la famille. Mais la réponse de Tartuffe oppose son propre cœur à l’intérêt du Ciel : les quatre premiers vers sont censés montrer qu’il pardonne aux offenses, mais d’emblée, le « hélas ! quant à moi je le voudrais » montre l’irréalité de cette demande et il oppose sa bonne volonté à l’intérêt du Ciel cf. tous les procédés qu’il emploie pour dire jusqu’où peut aller cette bonne volonté (mais dont il a tout de suite exclu la possibilité) cf. les indéfinis « aucune aigreur… je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme », et les mots qui montrent son bon vouloir : « de bon cœur, du meilleur de mon âme ». Mais ce qu’il faut remarquer c’est comment, immédiatement Tartuffe se place dans la position d’offensé (alors qu’il a été pris sur le fait !!) Il considère comme une vérité ce qui d’une part est faux et d’autre part n’a été émis par Cléante que comme une supposition (« Supposons que Damis n’en ait pas bien usé… »).
Ainsi dans cette première réplique, Tartuffe oppose une volonté ostensiblement affichée à une impossibilité qui ne dépend pas de lui. Dans la seconde partie de sa tirade, il veut montrer précisément en quoi « l’intérêt du Ciel n’y pourrait consentir », or il est normal dit-il d’obéir au Ciel plutôt que de vouloir satisfaire sa volonté propre, d’où le vers :
« Et s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir »
La question est celle de la coexistence dans un même lieu (céans, la scène) de Damis et de Tartuffe : on peut remarquer la continuité des enjeux posés dès l’exposition : il s’agit de savoir qui va quitter la scène, qui va devenir maître des lieux. Il y avait un parasite intrus, et Tartuffe veut renverser le schéma : il veut devenir le maître et faire de tous les autres des intrus. Mais surtout on peut déjà prévoir la faiblesse de l’argument : même s’il réussit à montrer qu’il ne peut plus « avoir commerce » avec Damis, il ne prouvera pas pourquoi ce serait à lui plus qu’à Damis de sortir ; d’une incompatibilité, il fait découler comme une évidence que c’est à Damis de partir. Et Cléante aura beau jeu de le lui montrer(cf. vers 1259 sq. « Et s’il faut que le Ciel… etc. »).
Mais revenons à l’argument de l’incompatibilité :
Après son action, qui n’eut jamais d’égale
Le commerce entre nous porterait au scandale
Tartuffe se garde bien de caractériser la nature de « l’action » de Damis (cf. aussi la brièveté du premier hémistiche très court, on est obligé de faire la diérèse ac-t-ion) (comme si Tartuffe voulait l’escamoter, mais en vain, puisque la diérèse fait encore plus apparaître cette action !), et au contraire dans une relative incidente (« qui n’eut jamais d’égale ») il prononce une calomnie contre Damis. Et il faut rapprocher ce superlatif aux tournures hyperboliques qu’il vient d’employer pour lui-même. La raison qu’il donne de son attitude est donc le « scandale », il emploie ce mot pour répondre à Cléante qui lui avait dit que tout le monde était « scandalisé » de cet exil de Damis (« Il n’est ni petit ni grand qui ne s’en scandalise » v. 1198). Donc à ce scandale, Tartuffe oppose un autre scandale. Mais avant d’en examiner la nature, remarquons que Tartuffe est en pleine contradiction : il parlait du Ciel, or son argument est le scandale dans le monde : il refuserait de réconcilier le fils avec le père au nom du scandale dont il serait la victime, dans le monde ! ce que confirme le vers suivant : « Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croirait » : comment un homme qui déclare n’agir qu’au nom du Ciel peut-il être sensible aux regards du monde ? Et c’est pourtant ce qu’il dit ! Non seulement son argument n’implique pas que ce soit lui qui reste, mais de plus cet argument ne tient pas en lui-même :
A pure politique on me l’imputerait
Et l’on dirait partout…
Ce serait donc la « vox populi » dont il devrait tenir compte, on se demande pourquoi, puisque à ses yeux le plus important était que sa conscience fût en règle avec le Ciel.
Mais revenons à l’argument proprement dit : se réconcilier avec Damis serait reconnaître ses torts :
Et l’on dirait partout que me sentant coupable
Je feins pour qui m’accuse un zèle charitable
C’est ici que Tartuffe montre son désarroi : il en est réduit à décrire exactement ce qu’il a fait devant Orgon vis-à-vis de Damis (III, 6) : voulant qu’Orgon lui pardonne, il a justement « feint » pour Damis un « zèle charitable » : la réalité c’est que « se sentant coupable » il a vraiment feint devant Orgon de pardonner charitablement à Damis ! Mais une chose est d’avoir Orgon en face de lui, et une autre Cléante, et le rôle qu’il avait joué devant Orgon, il va le dénoncer en face de Cléante. Autrement dit, quand il sait que celui qui l’écoute ne voit pas qu’il joue, il pardonne, et quand il sait qu’on le voit, il dénonce ce rôle, ce qui produit non la vérité, mais un surcroît d’hypocrisie (l’hypocrite disant « on va m’accuser d’hypocrisie » !! : « et l’on dirait que je feins… »). Ce serait donc pour lui le signe de sa culpabilité : qui pour lui ne serait due qu’à cette fausse charité envers Damis (alors que la vraie raison de s culpabilité, c’est que Damis l’accuse à juste titre !).
Remarquer la structure logique avec deux complétives et un entassement de pseudo-arguments : il imagine tout un discours retors du « monde » sur ce comportement qui serait comme dit Cléante celui d’un « vrai chrétien » !. Impossible d’être ce « vrai chrétien » répond Tartuffe, on m’accuserait de jouer la comédie.
Deuxième partie
Tartuffe n‘a pas vraiment persuadé Cléante et il a bien raison de dire que Tartuffe se paye « d’excuses colorées » et de raisons « trop tirées » (= «e xcuses spécieuses, et raisons forcées »). Et le raisonneur Cléante montre pour une fois son indignation cf. le redoublement des mots dans la tirade : « laissez-lui… laissez-lui, non… non, quoi… quoi », cf. aussi le nombre de questions rhétoriques.
Et il lui répond point par point :
Sur la question de « l’intérêt du Ciel » (1207), Tartuffe n’a pas à s’en charger. Il n’a pas à punir un coupable, le Ciel s’en chargera. En revanche un chrétien ne doit « songer qu’au pardon qu’il prescrit des offenses » Cléante dit qu’un vrai chrétien est obligé (« prescrit » de pardonner, et il relève la contradiction des propos de Tartuffe qui invoquent le Ciel mais parlent du monde :
Et ne regardez point aux jugements humains
Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains
Ces deux vers soulignent par les antithèses l’étendue de la contradiction du comportement de Tartuffe, et les deux vers d’après développent la faiblesse de cet argument de Tartuffe, en soi contradictoire :
Quoi ? Le faible intérêt de ce qu’on pourra croire
D’une bonne action empêchera la gloire ?
Non seulement Tartuffe tient compte du monde plus que du Ciel, mais il attache plus d’importance au « faible intérêt » du « qu’en dira-t-on » à la « gloire d’une bonne action ».
Cette objection de Cléante est imparable, et montre l’indignation du vrai chrétien. D’ailleurs, il passe de la seconde personne à « on » puis à « nous » (« faisons toujours…ne nous brouillons l’esprit… ») , impliquant une morale commune à laquelle Tartuffe en tant que chrétien devrait se rallier. C’est ici Cléante le vrai chrétien.
La réplique de Tartuffe est brève, il n’a pas d’argument réel, il ne peut que se répéter, cf. « je vous ai déjà dit… ». Mais il oppose deux volontés du Ciel, pardonner à ceux qui nous offensent, et
« mais après le scandale et l’affront d’aujourd’hui
Le Ciel n’ordonne pas que je vive avec lui »
Cette défense du Ciel a un effet comique : c’est non pas l’interdiction d’un péché, mais simplement l’interdiction que Tartuffe vive avec Damis. Le ciel a bon dos ! Tartuffe ne sait pas quoi dire !
Troisième partie
L’attaque et alors frontale : « Et vous ordonne-t-il… ». La réplique reprend le dernier vers de Tartuffe et montre, en même temps que l’indignation de Cléante (soulignée par la tournure interrogative) la faiblesse de l’argument de Tartuffe car ne pas vouloir « vivre avec lui » est une chose, mais, dit Cléante, écouter « les caprices » d’un père et accepter le don de sa fortune, est-ce aussi un ordre du Ciel ? D’autant qu’il s’agit d’un don « où le droit vous oblige à ne prétendre rien » (noter le verbe « obliger ») : vous acceptez un don, mais c’est en réalité un vol (les enjambements montrent aussi l’indignation de Cléante), et le droit est implicitement dans l’ordre du Ciel.
La réponse de Tartuffe : il reprend alors l’ancien masque du dévot désintéressé par les biens de ce monde : les quatre premiers vers sont donc une dénégation. Mais remarquez le futur (« n’auront pas la pensée… ») : il se considère comme déjà en possession du magot !
Il reprend aussi le langage de l’évangile :
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas
De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas
(le rythme très équilibré et régulier fait penser à une leçon récitée). Après cette pétition de principe (qui devrait entraîner le refus du don), il doit donner un argument pour justifier qu’il ne veut pas rendre le don d’Orgon : « Et si je me résous à … » ce qui veut dire que la décision, même si elle est représentée comme un pis-aller -verbe résoudre- est déjà prise !
« à recevoir cette donation qu’il a voulu me faire » cette phrase répond aux objections de Cléante : ce n’est pas un caprice, Orgon l’a voulu ; et ce n’est pas contraire au droit puisque c’est une donation. Enfin l’argument : s’il garde cet argent, c’est « qu’il craint/ Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ». Tartuffe n’a plus d’arguments, et il reprend ce qu’il a déjà dit opposant « les méchantes mains et le criminel usage dans le monde au Ciel et à la charité pour les pauvres.
Conclusion
Cette scène montre la déroute de Tartuffe, son masque explose, il ne peut plus être double, il doit choisir.
3. Acte IV scène 5, vers 1479 - 1520
Cette scène est une répétition de la scène 3 de l’acte III entre Tartuffe et Elmire. S’il y a comique de répétition évident, les différences cependant sont grandes : ici le personnage caché n’est plus Damis, mais Orgon lui-même et non plus dans un réduit mais sous la table, et de plus à l’inverse de Damis, il tarde à se manifester< ; enfin c’est Elmire qui fait des avances, auxquelles Tartuffe d’abord résiste car il est méfiant. Et les avances qu’à son tour finit par faire sont d’autant plus comiques qu’Orgon est sous la table.
Donc un comique de situation, et même un comique de farce où l’on retrouve les composantes de la farce : la femme rouée, le mari trompé comme l’amant d’ailleurs.
La scène a deux grands moments : d’abord Tartufe est méfiant (jusqu’au vers 1435) ensuite il veut des preuves. Nous étudierons le second moment de cette scène.
C’est une scène éminemment théâtrale, parce qu’elle reproduit d’abord la situation au théâtre (le récepteur additionnel, le public, est ici présent sur scène : Orgon est dans la même situation que le public.) Ensuite parce qu’Elmire sait qu’Orgon l’entend, et qu’elle s’adresse à lui, qui est, comme le public, le vrai récepteur du message, et enfin parce qu’Elmire joue la comédie à Tartuffe : on est toujours dans une comédie à l’intérieur de la comédie, mais jusque-là c’était Tartuffe qui la jouait devant les autres, ici c’est le contraire.
L’intérêt du passage est d’y voir évidemment Tartuffe vraiment sincère, tout à son désir, et donc d’observer quel usage il fait de la casuistique (en quoi Molière reprend les attaques de Pascal)mais aussi d’y apprécier la complexité du rôle d’Elmire qui, alors qu’elle jouait son rôle de façon triomphale au début de la scène se trouve de plus en plus coincée par les avances de Tartuffe et l’absence de réaction d’Orgon. Donc elle joue la comédie, mais elle est aussi vraiment embarrassée.
La partie de la scène que nous étudions est en trois mouvements cf. le volume des répliques :
- vers 1479 – 1497 : Tartuffe se démasque
- vers 1497 – 1506 : intermède comique, qui sert de détente
- vers 1507 – 1520 : le consentement apparent d’Elmire
Première partie
La réplique d’Elmire :
« Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ? »
a deux sens : Pour Tartuffe c’est une question réelle qu’elle lui pose (ce qui la retient, dit-elle c’est d’offenser le Ciel) Mais elle s’adresse à Orgon, car elle veut amener Tartuffe à dire devant lui ce qu’il pense du Ciel (et qu’il a déjà un peu dit à Elmire dans la scène 3 de l’acte III). Sa question semble naïve mais il faut remarquer qu’Elmire souligne encore une fois la contradiction du comportement de Tartuffe : il « parle toujours du Ciel » et il le met de côté quand il s’agit d’Elmire. Et cette question est une façon pour elle de se dérober à ses avances. La réponse de Tartuffe est brève :
Si ce n’est que le Ciel qu’à mes vœux on oppose…
Remarquez la forme restrictive qui montre la réelle impiété et le cynisme de Tartuffe, et la langue précieuse du second hémistiche, qui choque par rapport au premier hémistiche. Même impiété dans le vers d’après avec l’antithèse « lever un tel obstacle » (c’est effectivement un si grand péché, qu’il ne devrait jamais y penser) / « est à moi peu de chose », et le « à moi » qui montre l’étendue de sa puissance.
Mais Elmire poursuit encore :
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur
Remarquez le « on » laissé dans le vague (car le « vous » ou le « ils » serait déjà une manière d’inciter Tartuffe à se désolidariser définitivement des vrais chrétiens ou des dévots.) Donc elle oppose une crainte naïve à ce que lui dit Tartuffe (alors que c’est en fait pour le faire réagir).
C’est alors qu’arrive la tirade la plus importante du Tartuffe, et c’est tellement énorme que Molière est obligé, après les trois premiers vers, de rajouter « C’est un scélérat qui parle », pour bien montrer qu’il prend toutes les distances qu’il faut devant les impiétés dites par Tartuffe.
Les deux premiers vers reprennent cette idée que l’essentiel pour lui est le consentement d’Elmire. Pour le reste, il assure qu’il peut lever tous les obstacles — cf. dans les vers précédents le « c’est à moi peu de choses ». Ici avec le « je puis », le « je sais l’art… » il se vante de sa capacité à supprimer les obstacles de la religion (« craintes ridicules » rimant avec « scrupules » : la rime montre son incroyance). Et remarquer la répétition « lever les obstacles, lever les scrupules » : la religion pour lui est un masque, qu’il peut enlever. C’est pour lui un argument destiné à donner bonne conscience à Elmire, et s’inspirant de la technique de la direction d’intention et de l’art de la casuistique, sachant trouver des « accommodements » avec le Ciel pour réaliser ses « contentements » : les deux mots très longs à la rime soulignent le cynisme de Tartuffe.
Les quatre vers suivants (« Selon divers besoins… etc. » définissent une casuistique déjà caricaturée par Pascal, ou plutôt détournée de ses buts : ici il s’agit « d’étendre les liens » de la conscience (les rendre plus lâches) et de permettre la mauvaise action grâce à « la pureté de l’intention » (antithèses entre « mal de l’action » et « pureté de l’intention ») : Ainsi l’intention est destinée à rendre possible le péché. À l’origine, cette casuistique avait une autre fin ; il s’agissait de donner au pécheur le plus de chances de salut possible (dans le cadre de la morale des jésuites). Mais Tartuffe détourne cette fin dans un but de satisfaction personnelle : c’est le moyen qui permet le contentement.
Ici Tartuffe nous dévoile tout : la religion non seulement sert à cacher ses appétits, mais elle devient aussi le moyen d’une justification (celle que demande Elmire pour céder à Tartuffe, ici). Et Tartuffe fait découvrir à Elmire ce « secret » qu’il a découvert pour satisfaire ses appétits : la licence est permise au nom de la pureté de l’intention, « selon divers besoins » expression admirable qui montre d’un coup toute la contradiction du propos : voilà une « morale » qui dépend du « besoin », une morale qui est convoquée quand il s’agit de justifier une mauvaise action. Ces vers sont à réciter comme une leçon apprise, enseignée peut-être dans une bonne intention (pour récupérer les brebis égarées) mais dont Tartuffe s’est aperçu qu’elle lui servait de justification.
On comprend a posteriori les vers 949-50 (« Mais enfin je connus…que cette passion peut n’être pas coupable… ») : elle n’est pas coupable puisqu’elle peut être rectifiée par la pureté de l’intention !
De ces secrets, madame, on saura vous instruire
Ces secrets sont comme une clé magique qui donne toute licence. (le « on saura » renvoie non seulement à Tartuffe mais aussi à d’autres, comme lui… — cf. plus haut « on trouve des accommodements »). Il faut imaginer le jeu de scène, avec une Elmire interloquée devant ces propos de Tartuffe qui voudrait la faire entrer dans cette communauté de scélérats :
Vous n’avez qu’à vous laisser conduire
Voilà donc à quoi mène cette « direction » (« conduire ») de conscience : à satisfaire l’appétit de Tartuffe (avec un thème farcesque sous-jacent : le prêtre qui abuse de celle qui se confesse). Noter la forme « ne…que » et le verbe « vous laisser » : qui sont faits pour qu’Elmire ne se sente pas coupable , elle ne sera responsable de rien !
Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi
Je vous réponds de tout et prends le mal sur moi
Tartuffe est complètement sûr de lui, et il est même fier de montrer le secret de sa réussite à cette femme qui devrait autant que lui être séduite par cette méthode (et c’est là son erreur ! parce qu’il imagine quel les autres sont comme lui !). Cette fierté et cette assurance se voient dans ces hémistiches bien balancés, ces constants parallèles moi/vous, ces hémistiches qui finissent chacun par des mots isomètres (désir/effroi, de tout/sur moi). Ces deux vers sont sans un seul « e » muet : tout sonne, rien n’est dans l’ombre, aucune sonorité pas plus que le désir réel de Tartuffe. Et il veut encore une fois l’assurer qu’elle n’a qu’à se faire la victime consentante pour ne pas craindre les arrêts du Ciel.
Donc en cet endroit, le cynisme et l’hypocrisie de Tartuffe sont en pleine lumière : non seulement afficher des principes auxquels on ne croit pas mais qui servent de masquent aux appétits illicites, mais aussi déformer ces principes pour agir sur les autres et utiliser leur crédulité pour se satisfaire (cette morale de l’intention étant destinée à ôter la peur à ceux qui craindraient de pécher, mais pas à ceux qui n’ont pas peur de pécher, comme Tartuffe).
A ce moment-là, il faut imaginer un jeu de scène : au mot « désir », Tartuffe doit serrer Elmire de très près, et Elmire, qui croyait tout diriger, se trouve prise au piège. Elle tousse pour avertir son mari, ne comprenant pas pourquoi il tarde à se manifester.
On assiste donc à de merveilleux retournements : au départ un metteur en scène : Elmire, un acteur : Orgon, et un personnage qu’il va falloir diriger sans qu’il le sache : Tartuffe.
- Mais Tartuffe se révèle être un directeur sûr de lui pour diriger Elmire, et cela au moment même où il est dirigé par Elmire (schéma farcesque du trompeur trompé) : il croit tromper, il est trompé.
- puis Elmire au départ maître du jeu se retrouve prise au piège
- parce qu’Orgon placé sous la table n’intervient pas, donc celui qui était le plus manipulé (Orgon, manipulé par Elmire et Tartuffe) devient le maître du jeu puisque c’est à lui qu’il appartient de mettre fin au supplice d’Elmire.
Deuxième partie
Une note burlesque pour détendre l’atmosphère ; Tartuffe ne comprend pas le jeu d’Elmire qui tousse et lui offre du « jus de réglisse ». Le burlesque étant la juxtaposition de cette morale cynique avec ce geste et cette matérialité du « jus de réglisse », qui fait apparaître en Tartuffe non pas un Don Juan, mais un séducteur répugnant au petit pied, sans distinction, et grossier dans ses goûts.
Le petit dialogue ensuite est à double entente, puisque s’adressant à Tartuffe, Elmire s’adresse aussi à Orgon pour essayer de le faire réagir et qu’il mette un terme à cette comédie. Et quand Tartuffe s’exclame « Cela est fâcheux », et qu’Elmire répond « plus qu’on ne peut dire » il faut comprendre « oui, c’est fâcheux aussi pour vous parce qu’Orgon va se manifester » mais aussi « oui, c’est fâcheux pour moi parce qu’Orgon ne se manifeste pas encore ».
Troisième partie
Tartuffe revient sur ce qui à son avis peut retenir Elmire de fauter. Le « Enfin » marque le retour de son sujet, interrompu par la toux intempestive (mais qui a peut-être aussi permis à Elmire de se dégager de ses étreintes !).
Et son argument reprend mais de façon encore plus cynique ce qu’il lui a dit en III, 3 vers 990 sq. :
Mais des gens comme nous brûlent d’un feu discret
Avec qui pour toujours on est sûr du secret…
De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur.
Ici donc, après le premier argument (vous ne péchez pas), le second argument est de dire que cette liaison restera « secrète »
Vous êtes assurée ici d’un plein secret
(noter l’ironie du sort : il dit ces paroles au moment où Orgon l’entend : le « ici » veut dire pour lui « avec moi », mais il veut dire aussi dans cette pièce, où précisément Orgon est sous la table !
Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait
Le scandale du monde est ce qui fait l’offense
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence
Tartuffe va encore plus loin que dans la scène de l’acte III, car non seulement il dit que ce sera secret, mais qu’il suffit que ce soit secret pour que ce ne soit pas un crime ! Voilà l’ultime justification de l’hypocrisie (et il y a comme dans la discussion avec Cléante la même confusion sacrilège du regard de Dieu avec le regard d’autrui : le scandale pour Tartuffe n’existe qu’aux yeux du monde)
Et il n’hésite pas à dire des maximes sacrilèges : « le mal n’est jamais que dans l’éclat…, ce n’est pas pécher que pécher en silence » : la première maxime est positive (le mal est dans l’éclat) mais le ma se trouve réduit par la forme restrictive « ne… jamais que » qui l’assimile totalement à un simple reflet lumineux, et la seconde est négative mais le « ce n’est pas pécher » réduit de la même façon le « pécher en silence ».
Ici, Elmire avertit encore Orgon et la tirade qu’elle prononce va mettre en joie le spectateur qui en position de supériorité comprend à chaque fois mieux que Tartuffe ce qu’elle dit. Le pivot de l’équivoque étant le pronom « on » qui dans le code amoureux désigne soit le « je » par signe de pudeur, soit le « vous » (par pudeur aussi quand l’amant est pressant), mais qui dans cette possibilité va pouvoir aussi désigner Orgon.
Les quatre premiers vers sont une reddition (« Il faut se résoudre à céder » précisé par « tout vous accorder ». Le « Il faut » exprime une nécessité à laquelle elle a été forcée (par le silence d’Orgon) mais à laquelle elle se rend employant les mots du code précieux (du moins c’est comme cela que Tartuffe le comprend)
Et qu’à moins de cela, je ne dois point prétendre
Qu’on puisse être content et qu’on veuille se rendre
Ici le premier « on » désigne Tartuffe et Orgon : Elmire est prise au piège, elle exprime son embarras (comme si Orgon ne pouvait donc « être content » satisfait que s’il avait sous les yeux un baiser de Tartuffe à Elmire), et le « on » de « on veuille se rendre » désigne aussi les deux personnages : Orgon qui reconnaîtra son erreur, Tartuffe qui ne renoncera pas tant qu’Elmire ne lui aura pas donné des preuves.
Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là
Et c’est bien malgré moi que je franchis cela
Tartuffe met sur le compte de la pudeur et du code précieux ce qu’Elmire dit pour rejeter en réalité la responsabilité de sa conduite sur Orgon qui s’obstine à rester caché.
Et elle revient, mais à l’envers sur ce qu’elle vient de dire en finissant par « il faut bien s’y résoudre » donnant toutes les justifications de sa conduite :
Puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire
Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire
Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants
Le jeu avec le pronom est le même, il renvoie toujours à Orgon et Tartuffe, comme le mot « témoins » (témoignages) qui peut convenir aux deux (témoignage de l’hypocrise de tartuffe, ou témoignage de mon consentement) :
Il faut bien s’y résoudre et contenter les gens
(même chose pour « les gens »). Et encore , le « tant pis pour qui me force à cette violence » désignant pour Orgon Tartuffe, et pour Tartuffe, le désignant lui-même, le dernier vers :
La faute assurément ne doit pas être à moi
Reprenant pour Tartuffe les mots qu’il lui avait dits (je prendrais tout le mal sur moi) et pour Orgon désignant le responsable de la faute qu’elle pourrait commettre avec Tartuffe.
Le couronnement de ces paroles à double entente vient alors de la remarque de Tartuffe : « Oui madame, on s’en charge » (je prends le mal sur moi) qui fait une dernière variation sur le « on » désignant ici le « je » qui parle. Il faut comprendre enfin quand elle dit « Ouvrez la porte », que c’est pour arrêter Tartuffe se penchant pour l’embrasser.
Conclusion
Scène capitale où Tartuffe est pris au piège tout en croyant triompher, où Molière fait le procès accablant de la fausse dévotion ; mais une scène aussi où la farce est à l’horizon. Enfin c’est une scène particulièrement théâtrale parce que c’est une comédie dans la comédie, et parce qu’il y a un retournement constant des rôles.