(Depuis « Et vous »… jusqu’à « ô ciel, je suis perdu ! »)
Hyacinte, Octave, Scapin, Silvestre
Situation
Nous sommes au début de la pièce : Octave apprend que son père est de retour et qu’il veut le marier. Or en son absence, il s’est marié à Hyacinte. Nous sommes dans la seconde partie de la scène, la première étant consacrée à un échange amoureux et à des serments de fidélité entre les deux tourtereaux. Dans la seconde partie, Scapin accepte d’aider les jeunes gens et entreprend de préparer Octave à recevoir son père de pied ferme.
Enjeux
Or ce morceau n’est pas à proprement parler nécessaire à l’intrigue. La scène est purement comique et son intérêt réside dans la construction en abyme qui y est pratiquée : Scapin, en effet, est ici le véritable metteur en scène qui va faire répéter son rôle à Octave, jusqu’à l’arrivée du père. Outre cette construction la scène a un caractère comique dû à l’opposition entre le caractère timide d’Octave qui l’empêche de répéter comme il faut son rôle, et les dons de comédien de Scapin.
La théâtralité de la scène, les problèmes de mise en scène, de jeu qui s’y posent, font ainsi réfléchir sur la façon dont un homme de théâtre envisage le rapport entre le théâtre et la réalité.
Plan
Trois parties bien distinctes : Scapin metteur en scène donne à Octave des conseils pour jouer, puis c’est la répétition, Scapin jouant le rôle du père, enfin, retour au premier niveau, Scapin, de nouveau lui-même, personnage de la pièce mais aussi à nouveau metteur en scène devant l’arrivée du père : ainsi les trois fonctions de Scapin (le personnage, le metteur en scène, le comédien) déterminent le mouvement de la scène.
Premier mouvement (jusqu’à « Ainsi ? »)
Octave est l’élève de Scapin, mais il a de piètres dispositions, c’est un fils plein de timidité devant son père cf. le vocabulaire qu’il emploie (« trembler, que je ne saurais vaincre… ») et il éprouve non seulement une peur réelle mais s’ajoute à cela l’imagination qui anticipe sur l’arrivée du père, donc il est terrorisé. Scapin devant cette psychologie va donc lui apprendre à jouer le « rôle » inverse : « paraître ferme, composer par étude » pour précisément renverser les « rôles » naturels c’est-à-dire les rapports père / enfant dans lesquels le père a une autorité légitime sur le fils : « Il faut pourtant paraître ferme au premier choc, de peur que, sur votre faiblesse, il ne prenne le pied de vous mener comme un enfant. » ( prendre le pied = se donner le pouvoir de ) : essayer donc de jouer un rôle pour renverser les rapports naturels, et c’est le prestige du théâtre que d’arriver par l’illusion à inverser les rapports réels. Effectivement, au lexique de la timidité réelle s’oppose le lexique de la fermeté jouée — cf. un combat à mener : « hardiesse, résolument (= avec courage) » et, en bon metteur en scène, Scapin n’oublie pas la gestuelle — cf. « tête haute, mine résolue, regards assurés ».
Octave, malgré de mauvaises dispositions, se montre un élève appliqué — cf. ses répliques « je ferai du mieux que je pourrai » et il essaye de composer son rôle : « comme cela ? Ainsi ? ». Ainsi la scène se double d’un comique gestuel, le jeune Octave se transformant sous la férule de Scapin, et le comédien devra d’autant plus transformer son maintien qu’il retombera comme une crêpe aux premières paroles de Scapin jouant le rôle du père !
Deuxième mouvement
C’est la « scène » proprement dite, le théâtre dans le théâtre, entre Octave jouant son propre rôle (celui d’un fils dont la psychologie est à l’opposé de la sienne) et Scapin dans le rôle du père (« Imaginez-vous que je suis votre père qui arrive et répondez-moi fermement comme si c’était à lui-même »). Ici, Scapin va démontrer, à la joie des spectateurs, mais en provoquant la terreur d’Octave, l’étendue de ses dons de comédien, le comique consistant dans le fait que Scapin est si bon dans son rôle qu’il terrorise, même dans l’illusion, Octave.
Deux « tirades » séparées par une injonction du metteur en scène Scapin, pour inciter Octave à répliquer (c’est le sens de ce « Allons donc… ») et dans la seconde « tirade » même injonction mais cette fois-ci prononcée par le père lui-même, joué par Scapin : on progresse dans l’illusion.
- Première tirade : Scapin mime la colère du père ; il emploie des qualificatifs hyperboliques dont l’entassement est comique (« pendard, vaurien, infâme, fils indigne… ») : un comique de langage fondé sur la répétition et l’outrance proprement théâtrale. Le ton est celui de l’invective, cf. la modalité interrogative qui attend implicitement une réponse, une dénégation. Scapin n’oublie pas d’évoquer les rapportes traditionnels père/fils (« fruit de mes soins ») et la répétition de certains mots est là pour jouer la colère (« le respect qui l’est dû, le respect que tu me conserves ? ») : ainsi les procédés, les termes utilisés montrent la véhémence de la colère : Scapin est un excellent comédien. Dans la première « tirade » les griefs restent indéterminés (« déportements, lâche tour »). Mais déjà Scapin réussit trop bien : Octave reste pantois : le bon acteur a fait disparaître l’illusion, et c’est quasiment le père réel qu’Octave voit, par la magie du théâtre, en face de lui.
Les jeux de scène sont très importants par conséquent, et n’oublions pas aussi que Silvestre regarde, c’est-à-dire qu’il prend la place du spectateur réel et montre qu’il s’agit d’une pièce au deuxième niveau. Devant le jeu de Scapin, Octave, qui était prêt à parler, a quasiment le souffle coupé. Il est muet ! le « Allons donc » est très important : c’est l’interruption du jeu. Scapin de nouveau parle en son nom propre et cherche à faire rentrer Octave dans son rôle (du deuxième niveau). On peut ainsi expliquer les répétitions de la fin de cette première partie (« le respect… le respect ») comme si Scapin attendait la réplique de l’acteur Octave : la réplique ne venant pas, (comme si l’acteur avait oublié son rôle) Scapin reprend la dernière phrase (« le respect… »).
- Deuxième « tirade » : Le jeu se poursuit : un Scapin père qui cherche à faire parler son fils, et le comédien devra, au fur et à mesure que Scapin parle, simuler un désarroi de plus en plus grand, sinon même la terreur. Le comique est presque gestuel. Dans cette seconde partie, les griefs précis sont énoncés, mais toujours sur le ton injonctif qui appelle une réponse : une question, et des impératifs. Les griefs mettent l’accent sur la désobéissance (« sans le consentement de ton père, insolence, mariage clandestin… »). Et il faut imaginer que Scapin, devant la mine déconfite de son partenaire, multiplie les injonctions : « réponds-moi » (à deux reprises) « voyons tes raisons » Il faut imaginer entre ces injonctions à chaque fois un silence, comme si Scapin attendait la réplique d’Octave, et finalement, Octave restant muet, scapin retourne au réel (premier niveau de la scène) et parle en son propre nom : « Oh… vous demeurez interdit ! » (il faut donner tout son poids à ce mot « interdit » : être étonné au point de ne plus pouvoir parler). Octave donne la raison de son silence « Je m’imagine que c’est mon père… » : le jeu de Scapin a fait marcher l’imagination d’Octave et le touche au point de le paralyser, lui qui déjà, rien qu’en pensée redoutait l’arrivée de son père.
Ainsi la différence entre le spectateur et le comédien est parfaitement énoncée ici : il y a presque en germe le « Paradoxe sur le comédien » de Diderot : celui qui n’est pas homme de théâtre subit passivement et croit tant à l’illusion qu’il en oublie quelle en est une (pas de distance entre le jeu et la réalité) Au contraire, le vrai comédien a une distance par rapport à son rôle comme à celui de son partenaire et c’est précisément cette distance qui lui permet de composer un personnage. Cf. la réplique de Scapin quand Octave lui dit qu’il reste coi parce qu’il s’imagine que c’st son père qu’il entend » : « C’est par cette raison qu’il ne faut pas être un innocent », autrement dit, c’est justement parce que vous savez que c’est une illusion que vous devez bien répondre : le vrai acteur ne se laisse pas prendre à l’illusion et répond non comme il répondrait si c’était vrai, mais comme l’illusion l’exige ; or ici l’imagination, au lieu de lui permettre cette distance joue en sens inverse ! Mais précisément la pratique du jeu fondée sur l’illusion en tant qu’illusion (donc sans y croire) doit selon Scapin être appliquée au réel : il doit apprendre à « jouer » devant son père, et le théâtre devient ainsi un moyen de gagner !
Troisième mouvement
Octave comprend ce que lui dit Scapin et décide de mieux « jouer » ; mais les répliques qui suivent ont le but, comique, d’assurer le contraste entre la résolution d’Octave (cf. les adverbes « répondre fermement, assurément » et son affolement à l’annonce par Silvestre de la venue de son père : Octave se décompose, prend la fuite et va sortir de scène : « Holà, Octave, demeurez, Octave… le voilà enfui ! » dit Scapin qui constate l’incapacité qu’a Octave à jouer un rôle, c’est-à-dire, en faisant du théâtre, à réellement résister à son père !
Conclusion
Cette scène inaugure donc une réflexion sur les pouvoirs du théâtre, capable de développer l’illusion au point d’infléchir les apports réels, Octave incarnant le prototype du bon spectateur, alors qu’il échoue en tant que comédien parce que trop bon spectateur, là où Scapin réussit. La scène porte la marque de Molière car loin de l’avoir construite sur une opposition, banale, entre le courage fictif du fils quand le père n’est que joué, et le dégonflage réel quand il arrive (cf. le personnage de Matamore) Molière construit son dialogue sur un double « dégonflage » réel, le premier devant un spectacle fictif, (devant Scapin jouant le père), et le second devant un événement réel (l’arrivée du père).
La réflexion sur le théâtre se trouve considérablement enrichie puisque, sans même aller jusqu’aux conclusions que nous avons déjà tirées, nous pouvons dire que pour Octave l’illusion comme le réel provoque les mêmes réactions, et donc que le théâtre est aussi vrai que le vrai : triomphe de l’illusion dans une scène qui elle-même redouble l’illusion.