Nous sommes encore dans l’introduction, et Ronsard explique le choix du ton qu’il va adopter en fonction de la nature de son interlocuteur : il oppose le peu d’ardeur qu’il a à se battre avec un adversaire de faible valeur (« Tu es faible pour moi si je veux escrimer… », au plaisir qu’il aurait à se battre contre De Bèze qu’il a déjà défié dans la Continuation. C’est donc un Ronsard méprisant qui s’exprime ici, et qui méprise son adversaire au point de refuser même re répondre dans le beau style, et out le passage, qui oppose les deux styles a pour but de montrer ce que Ronsard sait faire (pour battre ses adversaires) mais qu’il ne veut pas faire parce que le combat n’en vaut pas la peine. Il y a donc dans ce texte un enjeu stylistique, qui en dernier ressort repose sur l’opposition entre l’esthétique de la Réforme et l’esthétique « baroque » qui sera celle de la contre-réforme.
Plan
Deux parties nettement articulées autour d’un « Mais » (v. 59) repris par un « Toutefois », et on peut donc résumer succinctement l’argumentation : « Je me battrais avec De Bèze/ Mais je ne veux pas me battre contre toi / toutefois je vais té répondre brièvement et sans fard »
De même que la Réponse apparaît souvent comme une réflexion sur les discours antérieurs, de même ici l’introduction est le lieu où Ronsard précise le genre d’écriture qu’il choisira.
Première partie
Elle est en réalité une suite des dix vers précédents dont elle constitue comme une nouvelle version sur le même sujet : le combat futur avec De Bèze, déjà exprimé par une série de verbes d’actions, est ici illustré au moyen de deux comparaisons mythologiques. Mais entre les deux passages, comme souvent dans la Réponse, Ronsard fait un retour sur lui-même en tant que poète : n’oublions pas que c’est l’accusation qui l’a le plus blessé, et que l’ensemble de la Réponse n’est écrit que pour prouver sa nature de poète. Ce texte intéresse donc la critique dans la mesure où Ronsard expose explicitement le rapport qu’il entretient avec l’écriture :
J’ai de quoi me défendre et de quoi l’irriter
Au combat si sa plume il veut exerciter
Ce désir qu’il a depuis longtemps de se mesurer avec De Bèze, le seul adversaire qu’il juge à sa taille (et dont les pamphlets proclament la supériorité, si De Bèze décide l’affrontement) s’accompagne de la certitude d’être aussi bon pour la défensive que pour l’offensive, et les comparaisons vont justement le montrer un peu plus bas.
Je sais que peut la langue et latine et grégeoise
Je suis maître joueur de la Muse française…
Autrement dit, il est expert dans les trois langues, et d’autant plus expert pour la langue française qu’il a su l’enrichir de tous les apports culturels de l’humanisme (précisément la connaissance de l’antiquité)
Vienne quand il voudra il me verra sans peur
Dur comme un fer tranchant qui s’affirme au labeur
Vif ardent et gaillard sans trembler sous l’audace
D’un vanteur qui par autre au combat me menace
Ronsard répond aux pamphlets qui avaient assuré que De Bèze quand « il aura le vouloir et le loisir de te répondre, t’apprendra à mieux parler ou te taire » (premières lignes d’un épître en tête des trois pamphlets). Puisque De Bèze ne se présente pas, c’est un « vantard » qui se bat par personne interposée, par peur d’être vaincu. Et il lui oppose sa propre détermination : il est « sans peur, » il cherche le combat « sans trembler » : un vrai courage et non « l’audace » d’un « vanteur » (l’audace suppose quelque folie, et un manque de respect). De plus la plume du poète dure « comme un fer tranchant » - une véritable arme - « s’affirme au labeur » : plus il s’escrime, plus elle peut blesser, et les trois adjectifs qui suivent montrent la vitalité de ce poète dont on moquait le vieillissement précoce : « vif, ardent et gaillard ». Cette vigueur se voit aux sonorités du passage : le « v » de la victoire, de la vigueur se répercute à tous les vers : « vienne voudra, verra, vif, vanteur », et est soutenu par la sourde labiale « f » correspondante : « fer, s’affirme, vif » tandis que l’occlusive labiale, sourde ou sonore (toujours la même articulation) assène sa force : « labeur, trembler, par, combat ».
Viennent ensuite les comparaisons qui sont une démonstration du « grand style » de Ronsard. Mais elles sont intéressantes quand on voit à qui Ronsard s’identifie quand il les imagine : dans la première il montre un taon en train de tarauder un taureau furieux. Peut-être y a-t-il là une réminiscence mythologique (Io, la génisse piquée par le taon envoyé par Héra). En tout cas on peut y voir aussi sa connaissance de la nature : la description du taureau piqué par le taon est très réaliste. Il sera, dit-il « le taon qui le fera moucher » (« moucher » est purement dialectal ; il veut dire « s’affoler sous la piqûre du taon). Ronsard rejoint les Anciens dans une même connaissance de la nature, et cette association d’un souvenir mythologique et d’une description réaliste est la preuve pour le poète qu’il n’y a pas d’antagonisme entre l’Antiquité et le monde où il vit. (à l’inverse de ce que croient les protestants) ;
C’est lui seul que je veux aux champs escarmoucher
La comparaison instaure un espace « bucolique » (« aux champs ») qui s’oppose à cet espace « public » où prêche De Bèze ; mais la suite prend de l’ampleur et nous sommes presque dans un registre épique
Furieux, incensé, comme par la prairie
On voit un grand taureau agité de furie
Qui court et par rocher, par bois et par étang
Quand le taon importun lui tourmente le flanc…
Phrase ample, dans laquelle la comparaison est déterminée par une relative, où figurent trois compléments de lieu (rocher, bois étang), et montre un contraste entre une bête furieuse, affolée, qui ne trouve aucun espace où s’abriter de cet insecte, petit, mais terriblement agressif. Ainsi la comparaison donne à voir en quel protagoniste Ronsard s’imagine, par rapport à De Bèze : pour lui De Bèze est ce taureau, ce monstre de paroles qui s’agite sur la place publique. Pourtant cette masse énorme, le taon saura l’affoler et lui fera quitter la prairie (ici la place publique)pour le faire courir partout, non plus dans des lieux ouverts (la prairie) mais dans des lieux escarpés (rocher) fermés ou retirés (bois, étang). Il est étonnant que le poète, qui vient de dire de lui qu’il est « maître joueur de la Muse » s’imagine dans ce taon qui s’attaque au taureau De Bèze : n’est-ce pas reconnaître, en dépit de sa force (puisqu’il est capable d’affoler le taureau et de lui faire quitter la prairie), la place réelle qu’occupe le taureau : au départ dans la prairie : au milieu du peuple donc ? (bien différent en cela de Ronsard, poète de cour, mais aussi comme il se dépeint dans la Réponse aimant « tout seul » se perdre dans la nature, hantant les lieux solitaires). Mais les vers sont d’une belle facture : noter le rythme différent du troisième vers (2 + 3 // 2 + 3) à cause du coordonnant placé de façon asymétrique (et par rocher // par bois et par étang) pour montrer cette course folle du taureau ; les sonorités aussi bien trouvées : toutes les nasales qui reproduisent ce mal lancinant des piqûres : « quand, le taon, importun, tourmente le flanc – qui rime avec étang ».
La deuxième comparaison est tirée des Euménides d’Eschyle. Le point commun avec la première est la présence de la furie : triompher de l’adversaire, c’est le rendre fou, fou comme le taureau, tourmenté par le taon, ou fou comme Oreste pourchassé par les Furies. Donc un même recours volontaire à l’antique, (et non aux Ecritures saintes) contre les protestants, et même avec la source citée dans la seconde comparaison : « es vieilles tragédies » (et non la Bible)
Qui a point vu trembler es vieilles tragédies
Un Oreste étonné de l’horreur des Furies…
Il faut noter que la raison de cette comparaison, donc le comparé n’est énoncée que six vers plus loin : le plaisir poétique fait écrire à Ronsard un tableau dont il ne donnera qu’ensuite le sens. « Comme on voit…Qui a vu… » : le poète met sous les yeux deux tableaux qui se ressemblent : un personnage en train de fuir, et rendu fou par un être qui le tourmente (taon ou Furies). L’adjectif « Etonné » a un sens fort, comme « horreur » (qui fait précisément hérisser les cheveux) Quant aux Furies, ce sont les divinités du Remords : effectivement Oreste déjà « du meurtre se repent » Idée nouvelle par rapport à la première comparaison : Oreste est un meurtrier (comme le sont les protestants !) et qui plus est un matricide (comme font les protestants avec la France) et Ronsard ce sera celui qui comme les Furies de la tragédie, va activer le repentir – morsure-remords :
Et il fait le tableau de ce criminel affolé et torturé par le remords
Qui devant maint flambeau, maint fouet, et maint serpent
Et maint crin couleuvreux s’enfuit parmi la scène
Portant dessus le front le remords de sa peine
Ainsi quatre objets (quatre compléments de la phrase) terrorisent Oreste : le flambeau, le fouet, le serpent et le crin (les cheveux) des furies qui ont la tête hérissée de serpents : autant d’instruments de supplices qui concrétisent le remords d’Oreste. Cette représentation de De Bèze en un lamentable meurtrier n’est-elle pas une projection fantasmée d’un rêve de Ronsard ? On se souvient dans la Continuation de la scène où le poète rencontre De Bèze à Paris. Ici, rêver d’une fuite « parmi la scène » n’est-ce pas rêver que ce soit dans la « Seine » que se termine cette fuite de De Bèze, le matricide ? Et de cette fuite, ce serait lui, le poète Ronsard qui serait l’artisan, lui qui justement n’a pas réussi à faire reculer De Bèze, ni même à l’arrêter dans son élan ? Le souvenir de cette rencontre en tout cas l’a marqué : il y fait allusion plus bas dans les vers 721 et suivants :
Un jour étant fâché me voulant défâcher,
Passant près le fossé je l’allai voir prêcher…
(il s’agit toujours de De Bèze). Et il faut opposer ce qu’il écrit dans cette comparaison à ce qu’il dit à ce moment-là (vers 731 sq)
Je l’échappai du prêche ainsi que du naufrage
S’échappe le marchand qui du bord du rivage
Regarde sûrement la tempête et les vents…
Donc un bonheur de rescapé ! pour ce poète qui ici rêve au contraire de rendre De Bèze furieux :
Tel, tel je le rendrai par mes vers furieux…
Ne faut-il pas voir ce même désir dans le redoublement intensif de « tel » ? et ne veut-il pas, de façon fantasmatique, exercer sur De Bèze le même pouvoir que De Bèze exerce sur ceux qui l’écoutent, quand il voit
Ce peuple ici de prêches si gourmands…
Et comme furieux par les prêches se rue…(Remontrance v. 575 sq)
Juste retour des choses, s’il s’agit de rendre furieux le taureau De Bèze qui sait rendre « furieux » les autres animaux du troupeau. Donc un rêve de revanche en face d’un adversaire si méprisant qu’il n’a même pas daigné le saluer quand il l’a rencontré, ni même lui adresser la parole (alors qu’ils avaient été si proches camarades d’ »humanités »). Rêve que cet homme qui s’est détourné de lui ait au contraire toujours son image devant ses yeux, comme Oreste avec les Furies ; rêve donc de hanter son imaginaire. (On est loin d’un engagement dans l’histoire des guerres de religion…)
Ces comparaisons nous montrent donc clairement tout ce qu’a impliqué sur le plan personnel la conduite des chefs du parti adverse à son égard.
Deuxième partie
Mais contre toi j’ai perdu le courage…
Le véritable interlocuteur « toi » apparaît : à l’ardeur qu’il vient d’évoquer, sur le plan imaginaire, contre De Bèze, le poète oppose en face d’un adversaire qui ne le vaut pas, son manque d’ardeur, d’abord parce que cet adversaire a « rapetassé » son ouvrage de ses propres vers : le poète et c’est logique n’a pas envie de combattre contre… ses propres vers. (Et d’autre part ce verbe qui apparaît à trois reprises dans le texte (506 et 1091) implique une activité de « rapiècement », qui est la marque d’une mauvaise satire).
Je m’assaudrais moi-même, et ton larcin a fait
Que je suis demeuré content et satisfait »
Donc les qualités de l’adversaire viennent de tout ce qu’il a emprunté au poète qui ne peut qu’en être satisfait ! c’est le signe même de sa supériorité, et ce « vol » (cf. le mot « larcin » qui fait de l’adversaire un voleur) est la preuve de son manque d’invention.
Les vers qui suivent qui s’ouvrent sur un « Toutefois » annoncent cependant le vrai début de la Réponse : si je ne veux pas me battre avec ardeur (et dans le registre de la poésie élevée) je veux du moins dissiper les mensonges me concernant.
Toutefois brèvement il me plaît de répondre…
(il faut souligner l’adverbe « brèvement » qui s’oppose à l’ampleur d’un grand style. Le verbe « il me plaît » (comme il le dira par la suite quand il dit que sa seule règle est de suivre son plaisir) est une marque de son désengagement : il ne parle plus en poète engagé au service d’une cause, mais parce qu’il a décidé personnellement de répliquer, non sans faire le serment de dire la vérité « sans fard ni sans injure » : c’est ce qui explique le ton modéré et naturel de l’ensemble du texte (« fard » implique qu’il n’y aura aucun déguisement de sa pensée, aussi bien sur le plan du contenu, que du style) ; un serment qui nous permet de lire en toute confiance l’autobiographie qui suit.
Et les trois vers qui terminent ce passage sont déjà le signe de ce retrait de Ronsard, qui n’entend désormais faire que ce qui lui plaît, c’est-à-dire ce pour quoi il est fait :
Car d’être injurieux ce n’est pas ma nature
Le mot rejoint le « il me plaît » déjà cité : ce « discours » ne répond pas à une nécessité de commence mais dans son contenu, il émane d’une liberté (Dire ce qui lui plaît) et dans le ton utilisé il témoigne du peu de goût de Ronsard pour la langue de l’injure propre au style pamphlétaire.
Ainsi au lieu de s’en prendre aux Protestants sur le ton de l’invective il se dira désormais dans sa vérité et selon le style qui lui convient : programme tout autre qu’un réquisitoire contre les protestants, qu’il définit d’ailleurs par ce seul goût pour l’invective
Je te laisse ce droit auquel tu as vécu.
(ce droit : celui de manier l’injure)
Conclusion
Un texte intéressant :
- pour comprendre les rapports de Ronsard et de De Bèze
- pour comprendre les choix stylistiques du poète
- pour ce qu’il annonce, qui ne sera pas une littérature de propagande