Troie après Homère : La guerre de la mémoire

I- Troie et le récit des origines

Pour vivre ensemble, les hommes ont besoin de se raconter des histoires. La connaissance de soi passe par la narration des événements passés, furent-ils vrais, vraisemblables ou même fictifs. Ces récits permettent à l’homme de donner un sens à son existence : connaître ses qualités et ses faiblesses, chercher la force pour surmonter un traumatisme présent dans les exemples du passé, expliquer et construire les liens avec les autres. D’ailleurs, à l’instar de l’individu, chaque groupe humain construit sa cohésion par des narrations qui lui permettent d’être au monde. On partage nos souvenirs mais aussi nos oublis. On les ajuste les uns par rapport aux autres en construisant une mémoire collective, acceptée et partagée dans une famille, une classe, un peuple. Cette mémoire collective n’a pas de limites figées dans le temps et l’espace : elle est le résultat d’inventions et réinventions continues, de négociations permanentes entre les membres du groupe qui construit son identité narrative tout au long de son existence. 

À travers les aléas du mythe troyen, qui a joué un rôle fondateur dans la civilisation occidentale pendant les trois derniers millénaires, nous pouvons observer comment les hommes et les peuples racontent leurs origines pour vivre les uns avec les autres et les uns contre les autres. Si l’on utilise des mots des philosophes et sociologues du dernier siècle, en parlant des Troyens de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, nous pouvons parler de construction sociale de la réalité, de mémoire collective et de mémoire culturelle, des abus de la mémoire et de l’oubli, des pratiques sociales et surtout poétiques de la mémoire. Au-delà des distinctions entre vrai et faux, mythe et histoire, les récits sur les Troyens nous rappellent le besoin impératif et permanent d’un récit fédérateur sur le passé, dans une société. C’est pourquoi l’histoire – comprise comme l’étude critique, l’arbitrage entre les récits sur des origines imaginées, plus ou moins assumées – est une composante essentielle des humanités. 

I.1. Origines et migrations des peuples – un enjeu actuel des humanités

On entend souvent, pendant les dernières années, que tel ou tel navire de migrants n’a pu entrer dans un port d’Europe. Jadis carrefour et matrice des civilisations, la Méditerranée est devenu un gouffre de la mort, pour les pauvres rescapés du Sud et de l’Est. Pourtant, au comble de sa gloire, Rome se revendiquait de quelques survivants d’Asie, passés par l’Afrique, dans leur recherche d’une nouvelle terre où ils n’avaient rien d’autre à apporter que leurs dieux. Pourquoi les anciens Romains se voyaient-ils comme des descendants des migrants alors que nous, qui nous croyons leurs héritiers, les rejetons ? Une partie de la réponse réside dans la conception moderne de l’État-nation, doté de frontières naturelles à l’intérieur desquelles l’ethnogenèse est supposée avoir eu lieu. Pour celui qui veut savoir si une autre pensée est possible, l’Antiquité classique offre matière à réflexion sur la construction des identités et de leurs mythes.

I.2. Homère et la Guerre de Troie

Si les Romains ont pu voir Troie comme un centre historique et géographique de leur empire, au XIIIe siècle avant J.-C., à l’époque supposée de la Guerre, la Troade et les Détroits étaient un espace de confrontation, à la périphérie des mondes anatolien et achéen. En racontant une cinquantaine de jours de la dixième année de la Guerre de Troie dans l’Iliade, Homère ne décrit ni une ville de l’Âge du Bronze, ni la ville éolienne de l’Âge du Fer. Le monde homérique est fait de réminiscences, de symboles et de réinterprétations qui faisaient sens pour l’auditoire grec du VIIIe siècle avant J.-C. et qui ont servi de source pour la construction de l’imaginaire troyen postérieur.

I.3. Troie redécouverte par les archéologues

La redécouverte de Troie par Heinrich Schliemann, sous le village d’Hıssarlık, reste l’un des moments fondateurs de l’archéologie classique et, plus généralement des sciences de l’Antiquité. Les fouilles menées depuis 150 ans ont mis en évidence neuf niveaux principaux, qui ne laissent aucun doute possible sur l’identification du site avec une ville qui a pu être disputée par les Achéens et qui a dû être l’un des modèles de la ville mythique d’Homère. 

I.4. La plaine de Troie reconstruite par les géoarchéologues

En combinant les données des archéologues avec celles des géosciences, les géomorphologues peuvent expliquer et reconstituer l’évolution paléoenvironnementale de la Troade, pendant plusieurs millénaires. Des carottages sédimentaires, analysés en laboratoire par des méthodes géochimiques et paléontologiques, nous permettent d’identifier les changements naturels à certains points précis du paysage. Interprétées et datées par des analyses de 14C, les couches correspondant à ces changements sont ensuite recherchées dans d’autres carottages, formant des séries sur des cartes qui nous laissent entrevoir l’éloignement progressif de la mer par rapport à la Troie d’Homère et de Strabon. Ce scénario confirme la thèse de Schliemann et sert de base dans la lecture de tous les auteurs anciens et modernes qui ont évoqué le littoral troyen.

I.5. Les voyageurs à la recherche de Troie

Pourquoi Schliemann a-t-il eu à redécouvrir un site qui était bien connu pendant toute l’Antiquité et qui a failli même être la capitale de l’Empire romain (Suétone, Vie du Divin Jules 79, 3) ?  La lecture des voyageurs en Troade montre non seulement comment et pourquoi on a voulu retrouver la mémoire antique, mais aussi que deux textes ont nourri l’oubli de Troie : le premier est l’Énéide. Comme l’ont remarqué tous ceux qui l’ont prise pour guide dans la traversée des Détroits, la Troie homérique de Virgile n’existe pas dans la réalité physique, mais seulement dans les esprits des artistes (tels les dessinateurs des Tables Iliaques). Le second texte est la première partie du livre XIII de la Géographie de Strabon : c’est un traité unique d’homérologie antique, qui montre comment mémoire et oubli de Troie ont été façonnés à l’époque classique, hellénistique et pendant le premier siècle d’occupation romaine. Latinistes lecteurs de Virgile et hellénistes lecteurs de Strabon, tous les voyageurs se sont trompés, jusqu’à ce que Schliemann est retourné à Homère.

II. Strabon et l’oubli de Troie

Au début de notre ère, Strabon, auteur d’Histoires et de dix-sept livres de Géographie, nie l’identification de la Troie homérique avec Ilion. Il suit le raisonnement d’un autre auteur originaire d’Asie Mineure et passionné d’Homère, Démétrios de Scepsis, qui avait vécu au IIe siècle avant J.-C. 

13.1.25 – Ilion n’est pas Troie

 

οἱ δὲ νῦν ᾿Ιλιεῖς φιλοδοξοῦντες καὶ θέλοντες εἶναι ταύτην τὴν παλαιὰν παρεσχήκασι λόγον τοῖς ἐκ τῆς ῾Ομήρου ποιήσεως τεκμαιρομένοις· οὐ γὰρ ἔοικεν αὕτη εἶναι ἡ καθ' ῞Ομηρον. καὶ ἄλλοι δὲ ἱστοροῦσι πλείους μεταβεβληκέναι τόπους τὴν πόλιν, ὕστατα δ' ἐνταῦθα συμμεῖναι κατὰ Κροῖσον μάλιστα. 

 

Ce sont les Iliens actuels qui, par gloriole et parce qu’ils voulaient que leur ville fût la cité antique, ont fourni une argumentation à ceux qui s’appuient sur la poésie homérique. Il n’est guère probable que cette ville soit celle du temps d’Homère. D’ailleurs, certains montrent par leur recherche que la ville changea plusieurs fois d’emplacement et que finalement, elle s’est fixée là où elle est, en gros au temps de Crésus.

Leur erreur nous permet de comprendre comment les Anciens définissaient l’identité d’une cité et comment ils estimaient qu’elle pouvait être transmise ou revendiquée. Entre les lignes de la Géographie, nous décelons la cause de l’oubli : la rivalité entre les cités d’Éolide qui se disputaient l’héritage troyen, de la même manière que les cités d’Ionie réclamaient la paternité d’Homère. Si Rome pouvait s’enorgueillir des dieux et des héros troyens, on apprend de Strabon qu’Alexandria Troas pouvait mettre en avant sa (re)fondation en tant que ville principale de la Troade (XIII, 1, 26). Sigéion avait depuis longtemps récupéré les murailles de Troie (XIII, 1, 38). Les citoyens de Scepsis, dont Démétrios, s’estimaient être des descendants des Troyens, au même titre que les Romains (XIII, 1, 52-53). On refusait à Ilion, cité pourtant fondée sur le site de Troie, la continuité spatiale, en raison d’une malédiction d’Agamemnon, prise en un sens littéral, et d’une exagération des observations sur la progradation des deltas du Scamandre et du Simoeis (XIII, 1, 34-42). L’étude philologique du texte de Strabon (par Anca Dan), accompagnée de l’étude historique d’Homère (par Julien Zurbach), des résultats des fouilles archéologiques (par Rüstem Aslan) et des recherches géomorphologiques (par Helmut Brückner) permet d’expliquer la manipulation de la mémoire chez Strabon et les effets qu’elle a eu sur la recherche du site homérique (relatés par Georges Tolias).

Il est difficile aujourd’hui de réaliser un inventaire complet des peuples qui, avant les États-nations, se sont imaginés comme des héritiers des Troyens. Il suffit toutefois de se concentrer sur les représentations de Troie pour apprendre ce qu’était une cité (polis / ciuitas) du point de vue grec et romain, comment on pouvait conserver ou perdre son identité, malgré les déplacements – de sa communauté ou des autres. À une époque où l’on parle beaucoup de « mémoire », il ne faut surtout pas oublier l’oubli. En l’occurrence, l’oubli du lieu historique de la ville de Troie, tel qu’il transparaît dans le livre XIII de la Géographie de Strabon, offre un excellent exemple d’invention et réinvention des identités collectives, à différents moments de l’Antiquité et de la Modernité.

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