Les dieux des origines et la naissance du monnayage à Rome Macrobe, Saturnales, I, 7, 19

À RETROUVER EN VIDÉO

L'exposé donné par

 

Jean-Baptiste Guillaumin (Maître de Conférences à Sorbonne Université)

Dominique Briquel (Professeur émérite à Sorbonne Université, laboratoire AOROC)

Maxime Cambreling (Professeur certifié de lettres classiques, collège Albert Camus, Bayonne, Académie de Bordeaux)

 

le 06 décembre 2023 à l’ENS

 

à visionner à l'adresse suivante : Savoirs ENS - Les origines du monnayage à Rome (Macrobe, Saturnales 1.7.19)

Maxime CAMBRELING, professeur de lettres classiques, collège Albert Camus, Bayonne - Jean-Baptiste GUILLAUMIN, maître de conférences en langue et littérature latines à Sorbonne Université, membre de l’UR 4081 « Rome et ses renaissances » - Antony HOSTEIN, directeur d’études, École Pratique des Hautes Études - Section des sciences historiques et philologiques, Équipe AnHiMA (UMR 8210) - Dominique BRIQUEL, professeur émérite à Sorbonne Université et directeur d’études émérite à l’École Pratique des Hautes Études, membre d'AOROC, ENS-EPHE-PSL.

 

Les Saturnales de Macrobe évoquent la peur d’un lettré qui voit son monde disparaître. L’espoir de la survie ne s’appuie que sur la culture. Macrobius Ambrosius Theodosius, que nous appelons simplement Macrobe, a été le témoin de mutations profondes dans la société romaine de la fin du IVe et du début du Ve siècle : le paganisme a fait place au christianisme, l’Empire romain aux royaumes barbares, l’Antiquité se dirige vers ce que nous appelons le Moyen Âge. On s’est souvent interrogé sur la religion de Macrobe : longtemps, on l’a considéré comme un païen, puisque les Saturnales semblent bien défendre les croyances romaines traditionnelles dans une optique néo-platonicienne. Cependant, pour Robert A. Kaster, Macrobe serait chrétien. Son nom de Theodosius, ses fonctions en 430 de notre ère (à une époque où de tels postes sont occupés par des chrétiens), et quelques détails du texte plaideraient en faveur du christianisme. Même si les Saturnales mettent en scène des défenseurs de la religion polythéiste, elles n’expriment rien qu’un lettré chrétien, attaché à la culture romaine, n’aurait pu faire sien. De fait, l’œuvre de Macrobe est caractéristique de cet entre-deux-mondes : en sauvegardant la mémoire des origines (réelles ou imaginaires) autrement oubliées, Macrobe fait survivre la romanité au-delà de la disparition de l’Empire.

Texte et traduction (par Maxime Cambreling)

Regionem istam, quae nunc uocatur Italia, regno Ianus optinuit, qui, ut Hyginus Protarchum Trallianum secutus tradit, cum Camese aeque indigena terram hanc ita participata potentia possidebant, ut regio Camesene, oppidum Ianiculum uocitaretur. Post ad Ianum solum regnum redactum est, qui creditur geminam faciem praetulisse, ut quae ante quaeque post tergum essent intueretur : quod procul dubio ad prudentiam regis sollertiamque referendum est, qui et praeterita nosset et futura prospiceret [...]. Hic igitur Ianus, cum Saturnum classe peruectum excepisset hospitio et ab eo edoctus peritiam ruris ferum illum et rudem ante fruges cognitas uictum in melius redegisset, regni eum societate munerauit. Cum primus quoque aera signaret, seruauit et in hoc Saturni reuerentiam, ut, quoniam ille naui fuerat aduectus, ex una quidem parte sui capitis effigies, ex altera uero nauis exprimeretur, quo Saturni memoriam in posteros propagaret. Aes ita fuisse signatum hodieque intellegitur in aleae lusu, cum pueri denarios in sublime iactantes capita aut nauia lusu teste uetustatis exclamant. Hos una concordesque regnasse uicinaque oppida communi opera condidisse praeter Maronem, qui refert : Ianiculum huic, illi fuerat Saturnia nomen.

Cette contrée, qui s’appelle à présent Italie, Janus la gouverna ; comme le rapporte Hygin, à la suite de Protarque de Tralles, il partageait un pouvoir indigène sur cette terre, à égalité avec Camèse, de sorte que la contrée fut appelée Camésène et la citadelle Janicule. Par la suite, le royaume revint à Janus seul, dont on croit qu’il présentait un double visage afin d’examiner ce qui était devant et derrière lui : ce qui se rapporte, à n’en pas douter, à la prudence et à l’habileté du roi, capable d’apprendre du passé et d’anticiper le futur. [...] C’est dans ces circonstances que Janus, ayant reçu comme hôte Saturne arrivé en bateau, et ayant appris de lui la culture du champ, avait rendu meilleure leur nourriture, sauvage et grossière avant qu’on ne connût les moissons. Janus le remercia en l’associant à son pouvoir. Aussi, quand il fut le premier à faire frapper le bronze, Janus montra à nouveau son respect à Saturne, en représentant sur une face sa tête et sur l’autre un navire, puisque Saturne fut amené par un navire et par celui-ci il transmit à la postérité la mémoire de Saturne. C’est ainsi que le bronze fut frappé ; on s’en aperçoit encore aujourd’hui dans le jeu de hasard, témoin de l’ancien temps, lorsque les enfants jetant en l’air des deniers s’écrient « têtes ou bateaux ? ». Ils régnèrent unis dans la concorde et fondèrent ensemble des citadelles voisines, comme le dit Virgile : « À lui le Janicule, à celui-là la Saturnie, comme on les appelait jadis ». (Énéide 8.358, trad. J. Perret, C.U.F. 1993).

Explication générale (par Maxime Cambreling)

Un texte sûr malgré une maigre tradition manuscrite 

Les manuscrits des Saturnales semblent dériver d’un modèle incomplet (un « archétype ») d’époque carolingienne : c’est pourquoi l’œuvre a plusieurs lacunes. Néanmoins, pour l’extrait qui nous concerne, le texte peut être établi avec assez de certitude : la traduction de Charles Guittard, dans la collection « La Roue à Livres » (aux Belles Lettres, 1997) et l’édition critique de Robert A. Kaster dans la Loeb Classical Library (2011) reprennent le texte établi par James Willis dans la Bibliotheca Teubneriana (1963).

Une forme docte et ancienne : le dialogue

Les Saturnales de Macrobe, tout en étant écrites en latin, s’inscrivent dans la série des banquets littéraires grecs, bien connus depuis le Banquet de Platon jusqu’au Banquet des Sophistes (ou Deipnosophistes) d’Athénée de Naucratis. Dans cette longue tradition gréco-romaine, les fêtes religieuses offrent aux convives appartenant aux élites éduquées l’occasion d’étaler leur érudition littéraire et philosophique. Chez Macrobe, la discussion tourne autour des traditions romaines païennes, connues surtout d’après Virgile et présentées dans une optique néoplatonicienne. Macrobe y synthétise des usages, des idées et des mythes du monde romain. 

Pour aborder le passé, il utilise des formules classiques, comme l’explication étymologique des toponymes (Camésène, Janicule, Saturnie), en s’inscrivant dans une tradition latine qui va de Varron, au Ier siècle avant notre ère, à Isidore de Séville, au VIIe siècle. S’y ajoutent les expressions idiomatiques, comme capita aut navia, « têtes ou navires » (ce qui correspondrait, dans notre langage, à « face ou pile »). 

Dans ce discours d’antiquaire, Macrobe cite ses prédécesseurs – Protarque, qui reprenait lui-même Hygin – et Virgile, autour duquel tourne l’essentiel des discussions dans les Saturnales. L’extrait des Saturnales qui nous concerne ici peut également être un écho des Fastes d’Ovide (1.227-254), où l’on trouve les mêmes explications étiologiques.

La monnaie et les origines d’une culture

Cet extrait concerne les commencements de la vie des hommes et des dieux, dans le Latium. Janus et Saturne (ainsi que Jupiter, à leur suite) sont des dieux de premier ordre dans la mythologie romaine, même tardive, qui doit autant aux échos indoeuropéens qu’à l’influence grecque. Selon Macrobe, les temps mythiques, pendant lesquels Saturne a été chassé par Jupiter et accueilli par Janus, ont été marqués par l’apparition de l’agriculture, enseignée par Saturne, et de la monnaie, créée par Janus pour célébrer Saturne et ses bienfaits. Il est tentant de relier ces naissances concomitantes : la production de richesses aurait entraîné un accroissement des échanges rendant nécessaire l’utilisation de monnaie. Pourtant, dans les faits, si l’agriculture apparaît au Néolithique (il y a 9 000 ans au Proche-Orient et 6 000 ans en Europe), la monnaie n’apparaît qu’il y a 2 600 ans en Asie Mineure et il y a seulement 2 300 ans en Italie ! Le raisonnement économique sous-entendu par Macrobe ne correspond donc pas à la réalité.

Néanmoins, suivant une même tradition qu’Ovide et Pline l’Ancien, Macrobe garde un souvenir assez précis des plus anciennes monnaies romaines. Il cherche à justifier par des mythes « étiologiques » (c’est-à-dire qui « expliquent les causes ») l’iconographie des as – les pièces les plus fréquentes à la haute époque républicaine, qui représentaient Janus bifrons et une proue de navire.

On ne peut être vraiment certain que Macrobe ait vu les pièces qu’il décrit. À la fin du Ier siècle, dans la Vie d’Auguste (75), le biographe latin Suétone évoque ainsi la fête des Saturnales : 

Saturnalibus, et si quando alias libuisset, modo munera diuidebat, uestem et aurum et argentum, modo nummos omnis notae, etiam ueteres regios ac peregrinos.

« Pour les Saturnales et dans n’importe quelle circonstance, au gré de son caprice, il faisait distribuer tantôt des présents, des habits, des objets d’or ou d’argent, tantôt des pièces de toute frappe, même des monnaies anciennes, datant des rois, ou étrangères » (trad. H. Ailloud, Belles Lettres, 1981).

Il semblerait donc qu’à l’époque d’Auguste, 400 ans avant Macrobe, on collectionnait les pièces anciennes, en les considérant comme des objets de valeur. En réalité, ces monnaies ne remontaient pas à l’époque des rois, mais seulement au IIIe siècle avant notre ère. Nous ne pouvons être sûrs que ces monnaies républicaines figuraient encore dans des collections de l’Antiquité tardive. La mémoire numismatique de Macrobe n’est peut-être que littéraire et langagière, comme l’expression capita aut nauia, par laquelle on a conservé le souvenir d’une iconographie disparue ; même le denier (denarius), qui désignait une monnaie d’argent, avait disparu de la circulation au courant du IIIe siècle et n’était plus qu’une monnaie de compte à la fin du IVe siècle, quand Macrobe a vécu et écrit.

Devant tant d’incertitudes, faut-il encore lire Macrobe, témoin de traditions obscures et d’un monde disparu ? Nous devons le lire, précisément parce qu’il montre que dans un monde qui change, l’Homme a besoin de culture, de récit des origines, de racines.

Références bibliographiques

  • R. A. Kaster, Macrobii Ambrosii Theodosii Saturnalia, Harvard University Press, Cambridge/London, 2011.
  • J. Willis, Macrobius, B.G. Teubner, Leipzig, 1963.
  • D. Grau, La Mémoire numismatique de l’Empire romain, Paris, 2022.
  • C. Guittard, Macrobe, Les Saturnales, livres I – III, Paris, 2022.

Macrobe et son œuvre (par Jean-Baptiste Guillaumin)

De Macrobe, auteur latin de l’Antiquité tardive, on conserve trois ouvrages : les Saturnales (banquet lettré mettant en scène des membres éminents de l’aristocratie sénatoriale païenne de la fin du IVe siècle), le Commentaire au Songe de Scipion (ample exposé encyclopédique et philosophique, d’inspiration néoplatonicienne, consacré au célèbre passage qui terminait le livre VI de la République de Cicéron), ainsi qu’un traité de grammaire comparée sur le verbe en grec et en latin. L’identité et la biographie de Macrobe ont fait et font encore l’objet de débats : nommé Macrobius Ambrosius Theodosius dans les manuscrits qui transmettent son œuvre (avec des variations, d’un témoin à l’autre, dans l’ordre et la présence même de ces trois noms), il a vécu dans la seconde moitié du IVe siècle et dans la première du Ve. Toutefois, si l’on a longtemps considéré qu’il était né dans les années 350-360 et avait composé son œuvre à la fin du IVe siècle, la datation généralement acceptée ces dernières décennies situe sa naissance une vingtaine d’années plus tard, dans les années 380, et la composition de son œuvre dans les années 430-440[1].

Malgré un écart de prime abord peu significatif, la différence entre ces deux datations n’est pas anecdotique : on sait en effet que le banquet des Saturnales se déroule, durant la fête du même nom (du 17 au 19 décembre), quelque temps avant la mort de Prétextat (384) ; Macrobe a-t-il voulu rendre hommage à un « cercle » aristocratique et érudit qu’il aurait lui-même connu, comme inciterait à le penser la première datation, ou revient-il, plusieurs décennies plus tard, sur cette période, de la même manière que Cicéron cherche à faire revivre l’époque, définitivement révolue, de Scipion Émilien et de son ami Laelius ? L’enjeu n’est pas sans importance dans la mesure où cette période tardo-antique coïncide avec le triomphe du christianisme, encore minoritaire au début du IVe siècle, mais devenu religion officielle à la fin : écrivant dans une temporalité proche des années 380, Macrobe serait un témoin direct de l’énergie mise par les aristocrates du « cercle de Symmaque » (selon une expression qui a pu être discutée) à contrer la nouvelle religion ; dans les années 430, il serait le représentant d’un point de vue quelque peu nostalgique porté sur cette période, et témoignerait du maintien d’une « réaction païenne » (pour reprendre la célèbre formule de P. de Labriolle), sous des formes littéraires détournées, dans un monde désormais chrétien – l’hypothèse récente consistant à faire de Macrobe un chrétien attaché à la transmission des savoirs anciens, développée dans les derniers travaux d’Alan Cameron (The Last Pagans of Rome, 2011) et dans l’édition Loeb de Robert A. Kaster (2011), ayant d’ores et déjà fait l’objet de critiques assez nombreuses. 

De fait, derrière l’apparence d’une discussion mondaine à bâtons rompus, les propos échangés par les convives durant les trois jours des Saturnales qui servent de cadre à la narration (en sept livres selon le découpage traditionnel) font la part belle à la religion traditionnelle, qui n’exclut pas un syncrétisme religieux mâtiné de considérations philosophiques (on pense par exemple à l’exposé de théologie solaire de Prétextat au livre I), aux antiquités romaines ainsi qu’à la littérature latine classique qui englobe aussi bien l’œuvre de Virgile, abondamment discutée, mais aussi de nombreux fragments d’auteurs aujourd’hui disparus, autant d’éléments constitutifs d’un héritage intellectuel (dédié par l’auteur à son fils) à transmettre dans un contexte nouveau perçu comme une menace pour l’attachement à la culture romaine traditionnelle.

Le passage étudié dans ce dossier, extrait du chapitre 7 du premier livre des Saturnales, est caractéristique de cet emploi de l’érudition antiquaire en lien avec un point de religion traditionnelle : dans le cadre d’une discussion sur l’origine et l’antiquité de la fête des Saturnales, Macrobe (faisant parler Prétextat, expert de ces questions) met ici en rapport un motif numismatique avec l’épisode mythologique de l’arrivée de Saturne dans une Italie alors sous le règne du dieu Janus ; il développe ainsi une remarque érudite qui figure aussi, de manière moins détaillée et avec de légères variations de détail, chez Ovide (Fastes, 1.227-254), chez le Pseudo-Aurelius Victor (Origines du peuple romain, 3.4) ainsi que dans le commentaire du Servius Danielis au v. 357 du chant VIII de l’Énéide.

Capita aut navia ?”Janus et la proue sur les monnaies romaines (par Antony Hostein)

Dans cet extrait des Saturnales, Macrobe relie histoire mythique et numismatique. D’abord, il fait remonter à l’époque mythique reculée de Janus les premières monnaies romaines. Ensuite, il revient sur l’iconographie qui fait figurer sur les deux faces d’une même pièce Janus bifrons et un navire. Enfin, il rapporte l’emploi de l’expression “capita aut navia”, passée dans le langage courant. Comment Macrobe s’empare-t-il de la monnaie pour en faire un élément de la culture classique ?

L’origine de la monnaie romaine

D’abord, on peut se demander quel crédit accorder au témoignage de Macrobe. À quand remontent les premières monnaies romaines ? Sont-elles anciennes au point de relever pour les Romains d’un âge des dieux ? Et que figuraient-elles ?

Si les premières monnaies du monde méditerranéen datent du VIIe siècle avant notre ère, le monde romain n’en émet pas avant la fin du IVe siècle avant notre ère Pendant trois siècles, la cité de Rome a fonctionné sans monnaie propre, contrairement au monde grec. Les plus anciennes monnaies liées aux Romains remontent à vers 310 avant notre ère Frappées en argent et en bronze en Campanie, à leurs débuts les monnaies sont inscrites en grec (ΡΩΜΑΙΩΝ) et suivent des étalons grecs. On les appelle monnaies romano-campaniennes. Elles servaient sans doute à échanger avec le monde grec. Elles figurent sur les avers Apollon (fig. 1-2), Minerve, une figure bifrons glabre qu’on identifie davantage comme une représentation des Dioscures que comme Janus (fig. 3), Hercule imberbe (fig. 4) ou Mars (fig. 5). L’iconographie des revers est variée et, si elle s’appuie sur des images grecques (taureau androcéphale[2]fig. 1, cheval galopant[3]fig. 2…) elle est déjà très « romaine » (quadrige portant Jupiter et une Victoire[4]fig. 3, Louve et Jumeaux[5]fig. 4, tête de cheval[6] fig. 5)

Fig. 1, RRC 1/1, bronze, 18 mm, 3,03 g, 4e quart du IVe siècle av. n.è., Paris, BnF

Fig. 2, RRC 15/1, didrachme d’argent, 22 mm, 6,7 g, 275 – 270 av. n.è., Paris, BnF

Fig. 3, RRC 28/3, didrachme d’argent dit ”quadrigat”, 225-212 av. n.è., 22,3 mm, 6.83 g, Paris, BnF

Fig. 4, RRC 20/1, didrachme d’argent, 269266 av. n.è., 7.14 g, 22.2 mm, Paris, BnF

Fig. 5, RRC 25/1, didrachme d’argent, 241235 av. n.è., 6,61 g, 18,3 mm, Paris, BnF

D’autres monnaies, parmi les plus anciennes, ressemblent davantage à des lingots (plusieurs centaines de grammes) de bronze, rectangulaires (aes signatum) puis circulaires (aes grave). Contrairement aux monnaies romano-campaniennes frappées, l’aes est coulé. Les thèmes iconographiques sont très variés : aigle au foudre[7], bœuf[8] (fig. 6), trident ou caducée[9](fig. 7), coquillage, astragale[10](fig. 8)… On y trouve aussi la première figuration de Janus bifrons, associé à une proue de navire au revers[11] (fig. 9), vers 225-217 avant notre ère, soit presque un siècle après les premières émissions. Ces monnaies de bronze coulé ont plutôt circulé dans le Latium et l’Italie du Nord, et il apparaît que les deux systèmes monétaires étaient peu voire pas connectés entre eux

Fig. 6, RRC 51/1 (face A), aes signatum de bronze, 280-250 av. n.è., 89.5 x 175 mm, 1375 g, Paris, BnF

Fig. 7, RRC 11/1, aes signatum de bronze, 280-250 av. n.è., 97.5 x 188 mm, 1690.10 g, Paris, BnF

Fig. 8, RRC 14/6, once coulée en bronze, 280 – 276 av. n.è., 26.8 mm, 24.93 g, Paris, BnF

Fig. 9, RRC 35/1, aes grave de bronze, 225-217 av. n.è., 281.03 g, 63.9 mm, Paris, BnF

On retient donc que l’apparition de la monnaie dans le monde romain est plutôt tardive (plusieurs siècles après le monde grec), contrairement à ce que certains auteurs antiques ont avancé, comme Pline l’Ancien qui la situe sous Servius Tullius. Les auteurs antiques ont aussi tendance à considérer l’aes signatum ou grave comme les plus anciennes des monnaies romaines, peut-être en raison de leur forme qui semble plus archaïque.

Janus

Pour Macrobe comme pour beaucoup de Romains, l’association d’une tête de Janus bifrons à l’avers et d’une proue au revers est synonyme de monnaies de bronze anciennes. En réalité, on voit apparaître la tête de Janus sur un aes grave vers 225 avant notre ère L’as, frappé à partir de 209 avant notre ère comme un dixième de denier d’argent, porte aussi à l’avers une tête de Janus[12](fig. 9). Sa moitié (le semis), a une tête de Saturne (ou Jupiter ?)[13](fig. 10). Son tiers (le triens) a une tête de Minerve[14] (fig. 11). Son quart (le quadrans) a une tête d’Hercule[15](fig. 12). Son sixième (le sextans) a une tête de Mercure[[16](fig. 13). Son douzième (l’once) a une tête de la déesse Rome[17] (fig. 14). Cette iconographie trahit l’intention du pouvoir émetteur d’associer l’image d’une divinité à chaque module, peut-être dans le but de les rendre reconnaissables malgré des masses qui ont pu varier. On notera que Janus et Saturne occupent l’avers des bronzes des plus grandes valeurs, reflet de leur importance dans les mentalités et le panthéon romains.

Fig. 9, RRC 56/2, as de bronze, 211 av. n.è., 37.11 g, 34.2 mm, Paris, BnF

Fig. 10, RRC 56/3, semis de bronze, 211 av. n.è., 20.56 g, 27 mm, Paris, BnF

fig. 11, RRC 56/4, triens de bronze, 211 av. n.è., 4.94g, 20.2mm, Paris, BnF

Fig. 12, RRC 56/5, quadrans de bronze, 211 av. n.è., 10.38 g, 24,5 mm, Paris, BnF

Fig. 13, RRC 56/6, semis de bronze, 211 av. n.è., 20.56 g, 27 mm, Paris, BnF

Fig. 14, RRC 56/7, once de bronze, 211 av. n.è., 4,20 g, Paris, BNF

Mais les monnaies d’or et d’argent, avec une plus grande valeur encore, portent l’image de Mars, des Dioscures, de Jupiter, de la déesse Roma. Pourquoi Janus figure-t-il dès lors sur le plus grand bronze ? Peut-être parce que le dieu des commencements se devait de « débuter » la série des bronzes ? Ou y a-t-il une différence entre la fréquence des frappes avec Janus par rapport aux frappes avec d’autres divinités ? En effet, à la suite de réductions pondérales successives, les monnaies divisionnaires ne furent que peu émises. C’est surtout l’as qui a été frappé et a circulé. Dès lors, on peut comprendre que les Romains aient retenu Janus et la proue au bronze comme signe du monnayage le plus ancien et le plus important. Quand en 45 avant notre ère Sextus Pompée fait frapper des as, il y fait figurer le portrait de son père, Pompée le Grand, mais conserve bien le caractère bifrons du Janus antérieur[18](fig. 15). De même, on pense que les bronzes de Gaule, qui figurent les bustes adossés d’Octave et César (Vienne, vers 36 avant notre ère)[19](fig. 16) ou Auguste et Agrippa (Nîmes, entre 27 avant notre ère et 14 de notre ère[20]fig. 17) se font l’écho du souvenir du double Janus de la République

Fig. 15, RRC 479/1, as de bronze émis par Sextus Pompée, 44 av. n.è., 14,54 g, 30.2 mm, Paris, BnF

Fig. 16, RPC I, 517, bronze de Vienne, 36 av. n.è. (?), 30 mm, 19.28 g, Paris, BnF

Fig. 17, bronze (dupondius ?) de Nîmes, 29 av. n.è. - 14 n.è., 12.37 g, Paris, BnF

Étrangement, aussi important soit-il dans le monde romain, Janus est particulièrement rare sur les monnaies impériales, et toujours cantonné au revers. Sous l’Empire, il reste pour les Romains associé à des monnaies anciennes, voire archaïques.

La proue

Quant aux revers, presque tous les bronzes de la République frappés entre 211 avant notre ère et 39 avant notre ère représentent une proue de navire. Contrairement à ce que rapporte Macrobe, la proue n’est pas particulièrement associée à Janus puisqu’elle se trouve sur tous les modules, quelle que soit la divinité représentée sur l’avers. On suppose volontiers qu’elle célèbrerait une victoire navale, comme dans le monde grec, et si on a longtemps pensé à la victoire d’Antium en 338 avant notre ère, on penche davantage aujourd’hui pour celle de Mylae en 260 avant notre ère[21] Plus proche chronologiquement, elle a aussi eu beaucoup de retentissement, puisqu’on érigea un temple à Janus au cours de cette bataille et qu’elle entraîna la célébration du premier triomphe naval et l’érection d’une colonne rostrale sur le Forum. Mais les raisons de ces représentations semblent oubliées pour les Romains des siècles suivants.

L’expression capita aut navia équivalente au français « pile ou face »

La langue latine semble avoir conservé le souvenir des as de la République jusqu’à une époque avancée, celle de Macrobe, à la fin du IVe et au début du Ve siècle. L’évocation du jeu capita aut navia, avec caput au pluriel, montre comme le Janus bifrons avait marqué les esprits. Cependant, comme pour l’anglais heads or tails ou le français « pile ou face », bien peu de personnes comprenaient réellement le sens de l’expression.

En conclusion, Macrobe offre un témoignage antiquaire sur la monnaie comme vecteur culturel. Les monnaies archaïques, parmi les plus anciennes du monde romain, qui lui sont antérieures de plus de 500 ans, remontaient à un âge d’or archaïque qu’il voulait partie de la culture romaine païenne : celle que Macrobe défendait et voulait faire survivre.

Références bibliographiques

  • H. Zehnaker, Moneta : recherches sur l’organisation et l’art des émissions monétaires de la République romaine (289 – 31 avant J.-C.), École française de Rome, Rome, 1973.
  • M. Crawford, Roman Republican Coinage, Cambridge University Press, Cambridge, 1974.
  • A. Burnett, La Numismatique romaine, Errance, Paris, 1988 (trad. G. Depeyrot).
  • A.M. Burnett, M. Amandry, P.P. Ripolès, Roman Provincial Coinage I, Londres-Paris, British Museum-BNF, 1992.

Saturne, Janus et les mythes romains (par Dominique Briquel)

Les plus anciennes monnaies romaines, qui étaient de grosses pièces coulées en bronze, du poids d’une livre, d’où leur nom d’as libralis, « as libral », portaient comme décor sur une face l’image du dieu Janus, caractérisé par sa double tête, et sur l’autre une proue de galère. Pourquoi un tel choix ?

Les antiquaires, ces érudits qui à partir de la fin de la République, avaient cherché à rendre compte des realia du monde romain, n’avaient pas été en manque d’explication : pour eux, selon une doctrine qui figurait déjà dans les Fastes d’Ovide (1.225-236), à l’époque d’Auguste, mais que Macrobe reprit dans ses Saturnales, ces antiques monnaies dataient même d’avant la fondation de Rome et remontaient à la période antérieure, où une série de rois avaient régné sur le Latium. Or la liste de ces souverains, que par exemple Virgile donnait dans l’Énéide, en 7.45-49, faisait de Janus et de Saturne les premiers à avoir régné sur la région. Ici intervient le phénomène dit de l’interpretatio Graeca, « interprétation grecque », qui avait consisté à assimiler les dieux des Romains à des divinités helléniques qui étaient senties comme leurs correspondantes dans le panthéon grec. Ainsi celui qui était considéré, chez les Latins, comme le dieu souverain, Jupiter, qui portait l’épithète de Rex, « roi », était-il naturellement identifié avec Zeus, lequel jouait le même rôle chez les Grecs. Mais ces dieux helléniques véhiculaient avec eux toute une mythologie, que les Romains, qui ne possédaient pas l’équivalent dans leurs traditions nationales, s’étaient empressé d’adopter.

Or dans la mythologie grecque, Zeus, comme roi de l’Olympe, avait été précédé par d’autres divinités souveraines : son père Cronos, qui, par peur de voir un rejeton prendre le pouvoir à sa place, avait voulu dévorer ses enfants, mais que Zeus, préservé par sa mère Héra, avait renversé, prenant sa place comme roi des dieux, et le reléguant au fond de cet Enfer grec qu’était le Tartare. Avant Cronos, un autre dieu avait régné sur le monde : Ouranos, père de Cronos, que son fils avait supplanté de la même manière qu’il le fut à son tour par son propre fils, Zeus. Cronos s’était débarrassé de son père en l’émasculant. Ces histoires peu ragoûtantes de renversement de pères par leur fils suscitaient le mépris des Romains, qui se targuaient, à la différence des Grecs, de ne rien raconter d’aussi scandaleux sur leurs dieux. Néanmoins, ils avaient repris le mythe grec de l’éviction de Cronos par Zeus, en le transposant dans le Latium et en lui donnant une forme plus acceptable : loin d’être rejeté à tout jamais dans le Tartare, Cronos s’était enfui dans le Latium, où, identifié à Saturne, il avait été chaleureusement accueilli par Janus. C’est cette histoire qu’on se plaisait à retrouver sur les pièces avec tête de Janus et proue de navire. Ce navire avait été celui qui avait amené Cronos-Saturne dans le Latium, depuis la Grèce d’où il avait dû partir lorsque son fils, Zeus, identifié à Jupiter, l’avait supplanté dans l’Olympe. Dans cette mouture romaine – édulcorée – du mythe grec, Janus et Saturne n'étaient plus des dieux, mais des souverains ayant régné dans des temps anciens sur la Latium.

Mais ils n’en correspondaient pas moins à ce qu’étaient les dieux Janus et Saturne pour les Latins. Janus était le dieu des commencements, et pour cette raison le premier mois de l’année solaire, janvier (ianuarius en latin), portait son nom. Saturne apparaissait comme renvoyant à des temps anciens, à un état du monde différent de celui du monde actuel. Sa fête, les Saturnales, qui avaient lieu au cours de la période de la fin de l’année solaire où la vieille année allait disparaître pour être remplacée par la nouvelle, donnait lieu à des festivités qui renversaient l’ordre normal des choses, marquaient une sorte de retour à un état d’indistinction initiale, où les maîtres servaient leurs esclaves et où était nommé un « roi des Saturnales », souverain de pacotille à l’instar de nos rois de carnaval – avant que le cours normal des choses ne reprît. Saturne était une figure homologue de Jupiter, qui l’aurait précédé : on le voit dans la tradition voulant que la colline du Capitole, sur laquelle trônait le temple de Jupiter Capitolin, ait été jadis le « mont de Saturne », mons Saturnius — donc que Saturne ait été antérieur à l’actuel souverain des dieux, et dans un rôle comparable au sien. Une légende voulait d’ailleurs que, lorsque le roi Tarquin de Rome a voulu édifier le temple de Capitole, destiné à devenir le centre religieux de la cité, celui vers lequel se dirigeaient les cortèges de triomphateurs, on ait fait place nette des divinités établies antérieurement sur la colline, pour le réserver au seul Jupiter. Saturne n’avait plus sa place sur la colline, mais au bas de celle-ci, là où se voient encore des restes de son temple.

On constate donc que la tradition latine connaissait des figures qui pouvaient être mises en parallèle avec les trois souverains successifs de l’Olympe que connaissait la mythologie grecque, Ouranos, Cronos et Zeus : Janus était l’homologue d’Ouranos, étant conçu de la même manière que lui, comme le plus ancien souverain dans la succession des rois du Latium ; puis avait suivi le règne de Saturne– comme celui de Cronos avait suivi celui d’Ouranos ; mais, dans le monde historique, celui dans lequel nous vivons, la place de Saturne avait été prise par Jupiter, ainsi que l’exprimait le remplacement du premier par le second comme divinité titulaire de la colline principale de l’Vrbs. Pour le Latium et Rome, la série Saturne, Saturne, Jupiter était donc l’équivalent de la séquence hellénique des trois souverains du monde des dieux : Ouranos, Cronos, Zeus.

L’histoire de Saturne chassé de Grèce et abordant avec son bateau sur les côtes du Latium, où Janus l’avait accueilli, transportait en Italie le modèle grec de Cronos renversé par son fils Zeus, après avoir lui-même évincé son père Ouranos. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une interprétation latine artificielle, fruit de l’imagination des antiquaires de l’âge classique s’interrogeant sur les images qui ornaient les antiques « as libraux ». Elle répond à ce qu’on est en droit penser de la nature profonde de Janus, Saturne et après eux, Jupiter. En fait, derrière ces données latines aussi bien que grecques, se profilent de vieilles représentations que les Grecs et les Latins avaient en commun avec d’autres peuples parlant des langues du groupe indo-européen : cette idéologie indo-européenne, dont les recherches de Georges Dumézil ont montré qu’elle rendait compte de nombreux traits de ces peuples, avait posé au début de l’histoire du monde la succession de trois figures divines, un dieu des commencements, puis deux types de dieux souverains : le premier, le plus ancien, correspond à un monde encore chaotique, aujourd’hui dépassé, alors que le second répond à l’ordre du monde tel que nous le connaissons. Des faits indiens, tels qu’on peut les déduire de l’analyse de la grande épopée du Mahabharata – dont l’intrigue et les personnages ne sont rien d’autre que la transposition d’une mythologie dans l’histoire de la famille des Bharata, comme l’ont montré les travaux de G. Dumézil – confortent ce qu’on peut tirer des faits grecs et latins

 

Besoin d'aide ?
sur