Faisant fond sur la théorie hippocratique des miasmes répandus dans l'air, incorporée à sa vision épicurienne, donc atomiste de l'univers, le poète latin Lucrèce proposait au Ier siècle avant notre ère une explication rationnelle des épidémies. Bien que l'existence des micro-organismes lui fût inconnue – leur découverte formelle ne date que de la première moitié du XIXe siècle –, des constats empiriques permirent à l'auteur du De rerum natura de formuler des idées que l'état actuel du savoir est loin d'invalider [1].
Les pestilences d’origine infectieuse, appelées de nos jours « épidémies », ne sont bien sûr pas causées par des changements atmosphériques ou météorologiques apparus hors de notre monde, ni par la putréfaction des sols humides sur la terre. Pourtant les trois paramètres essentiels à tout bulletin météorologique que sont les vents, l’humidité, et la température contribuent à la dissémination et à la prolifération de micro-organismes, soit directement, soit par l’intermédiaire d’insectes porteurs de parasites responsables de pathologies humaines très largement répandues [2]. On peut donc soutenir avec Lucrèce qu’un « air hostile » contribue au développement des maladies infectieuses. Voyons en quoi ses vues correspondent partiellement à ce que nous savons aujourd'hui.
Origine des épidémies et mouvements de l’atmosphère
Commençons par nous intéresser aux mouvements de l’atmosphère. Le transport des micro-organismes par l’air a été définitivement mis en évidence par Louis Pasteur en 1862 quand il décida d’invalider la théorie de la « génération spontanée » [3]. Le transport des levures dans l’air était cependant déjà exploité par les paysans dans l’antiquité égyptienne quand ils laissaient, pour faire du pain ou de la bière, un mélange de farine et d’eau à proximité d’une fenêtre afin que celui-ci soit ensemencé naturellement [4]. Pasteur, précurseur de l’aérobiologie, conçut la pasteurisation comme moyen de lutter contre les micro-organismes aéroportés dans les aliments (et contre ceux qui s'y trouveraient déjà au moment de l'opération, naturellement). On pense que la biomasse microbienne charriée annuellement dans l’atmosphère terrestre s’élèverait à environ 2 millions de tonnes. Les bactéries ne restent d’ailleurs pas au contact de la surface du globe car certaines ont été retrouvées à 77 kilomètres du sol dans la mésosphère [5]. Les virus sont concernés également puisqu’ils sont transportés par des vents de poussières, comme on l’a montré pour les virus de la fièvre aphteuse ou de la grippe [6]. Jusqu’à présent, toutefois, il semble qu’on n’ait pas pu démontrer que des virus pathogènes pour l’homme transportés dans la haute atmosphère aient conservé leur pouvoir infectieux. On y détecte d’ailleurs plutôt des fragments de génomes que des particules virales infectieuses, ce qui n’est pas une simple nuance.
Le transport des micro-organismes sur des particules de poussière à longue distance semble donc, et fort heureusement, un piètre vecteur d’épidémie. Mais les « vents mauvais », capables de répandre des maladies infectieuses, existent cependant. En France, le mistral qui souffle sur la plaine de la Crau desséchée, où paissent et mettent bas les troupeaux de brebis, serait responsable des cas humains de fièvre Q observés çà et là dans la région. Cette infection est due à Coxiella burnetti, une bactérie particulièrement concentrée dans le placenta des brebis et que le mistral emporte quand il souffle [7].
Certaines poussières porteuses de virus et véhiculées par les vents sur de courtes distances se révèlent autrement efficaces pour transmettre les infections. La différence entre les poussières « infectieuses » de longue ou de courte portée réside vraisemblablement dans l’effet de dilution qu’elles subissent dans l’atmosphère, et qui contribue à diminuer l’inoculum, c’est-à-dire la dose infectieuse frappant la victime. Les particules virales sont déposées dans l’environnement immédiat de l’hôte (animal ou homme) par le vent, qui devient alors un instrument au service du virus. On le constate avec les hantavirus, responsables d’infections pulmonaires ou de fièvres hémorragiques chez l’homme. Ces virus sont excrétés dans l’urine des « souris du soir » (Peromyscus maniculatus) sur la poussière du désert au sud des États-Unis (Arizona, Nouveau Mexique, Colorado). Dans certaines circonstances, quand le vent se lève et que la charge virale est suffisante, les poussières sont capables de transporter les virus vers leurs victimes tranquillement assises sous l’auvent de leur cabanon de chasse ou affairées à fouiller les grottes occupées autrefois par les Anasazis (fièvre des archéologues) [8]. Une situation analogue se produit avec le virus de Lassa en Afrique de l’Ouest disséminé par la souris à mamelles multiples (Mastomys natalensis) ou avec un champignon microscopique, Coccidioides immitis, dont les spores transportées par les vents provoquent des infections pulmonaires aux États-Unis [9, 10]. Toutefois les mouvements de l'atmosphère n'ont jamais causé d'épidémies au sens strict : les affections décrites ici n'entraînent qu'un petit nombre de cas sporadiques ou de rares agrégats (clusters) de personnes infectées.
Origine des épidémies et zones humides
En ce qui concerne les maladies contractées aux abords des zones humides, il vaudrait mieux parler d’endémies infectieuses ou parasitaires ; elles sont à distinguer de celles dont nous venons de traiter. Lucrèce fond ensemble ces catégories – mal épidémique et mal endémique – en les désignant toutes deux par les expressions « puissances morbides » et « pestilences ». Mais ce problème conceptuel ne l'empêche pas de frôler les conclusions de la science moderne lorsqu'il incrimine l'humidité des sols : on connaît en effet le rôle tenu par les marais dans la prolifération des moustiques vecteurs du paludisme (la putréfaction en revanche n'y est pour presque rien). À cinquante kilomètres de Rome s'étendaient les marais pontins (Pomptinae paludes), et bien qu'ils n'aient pu identifier, entre marécage et malaria, le maillon intermédiaire que sont les moustiques, l'évidence empirique démontrait à Lucrèce et ses contemporains que dans un tel milieu les malades abondaient [11, 12]. Il est probable, selon certains historiens, que les nombreuses tentatives d'assèchement de cette zone aient eu parmi d'autres objectifs celui d'éradiquer un véritable fléau.
Origine des épidémies et température
Pour un peu, Lucrèce aurait pu donner explicitement une place à la température dans son modèle. L'importance qu'il accorde aux climats, à la distinction entre régions chaudes et froides, le rôle aussi attribué au soleil dans la « putréfaction » pernicieuse du sol, invitent à y croire. Or on sait que le froid est un facteur crucial dans les épidémies de pathologies infectieuses respiratoires hivernales. Le froid sec de l’hiver contribue à assécher le mucus bronchique et à diminuer son flux mis en mouvement par les bordures ciliées des cellules de l’arbre respiratoire. L’air froid diminue également la vascularisation des bronches en provoquant une vasoconstriction et réduit ainsi la capacité de l’organisme à dépêcher sur le site d’infection (bronches ou poumons) les cellules de l’immunité chargées de contrecarrer la prolifération microbienne [13]. Les deux épidémies de syndrome respiratoire aigu sévère à Coronavirus, survenues aux mois de novembre et décembre 2002 et 2019 en Chine, illustrent le rôle joué par le froid dans la genèse des épidémies [14].
S'il m'est permis d'ajouter une remarque personnelle à cet examen des théories qu'expose Lucrèce, je confesserai que mon appréciation a évolué considérablement depuis ma première lecture. Fort de ma science, j'ai d'abord estimé qu'il en faisait trop avec le peu dont il disposait ; je lui reprochais d'avancer témérairement une hypothèse erronée. Réflexion faite, je considère que cette poésie témoigne d'une attitude précieuse devant les faits, puisqu'elle essayait de fournir un cadre explicatif fondé sur l’observation et le raisonnement. Il demeure remarquable que, tout en étant dépourvue des principaux concepts à notre disposition, elle n’en recèle pas moins une part significative de vérité, comme j’ai tenté de l'établir. Ces vers à caractère scientifique me semblent plutôt le fruit de la longue et profonde réflexion du poète et de ses devanciers que le résultat d’une fulgurante inspiration. En cela, Lucrèce, que je connaissais surtout de nom, suscite chez moi une certaine admiration, et son œuvre, où confluent tant de savoirs antérieurs, me conduit à juger avec plus de modestie celui que je suis moi-même en train de produire. N'est-il pas piquant que les hypothèses sur la transmission du COVID-19 par des nanoparticules en suspension dans les espaces confinés rappellent la fonction prêtée à l'atmosphère par le De rerum natura et ses sources [15] ? Grâce à l'étude patiente d’une page antique, nous prenons ou reprenons conscience que nos connaissances et nos réflexions scientifiques actuelles n'ont qu'une haute vraisemblance, et que nous jouissons au mieux d'une lucidité partielle.
Références
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