Sommaire
Texte latin et traduction, par Edouard Michel
Commentaire, par Édouard Michel
Les Usipiens de Tacite : contexte, intertexte, narrations, intentions, par Pascal Arnaud
Le cannibalisme ou l’éclairage en retour, par Mondher Kilani
À RETROUVER EN VIDÉO
L'exposé donné par
Edouard Michel (Normalien, Fonctionnaire au Parlement)
Pascal Arnaud (Professeur émérite à l’Université Lumière-Lyon 2, Membre senior honoraire de l’IUF)
le 06 décembre 2023 à l’ENS
à visionner à l'adresse suivante : Savoirs ENS - Les Uspiens cannibales (Tacite, De uita Agricolae, 28)
Édouard MICHEL, scénariste de l’album Tacite : Agricola - Pascal ARNAUD, professeur émérite à l’Université Lumière-Lyon 2, membre senior honoraire de l’IUF - Greg WOOLF, professeur d’histoire ancienne à l’Université de Californie, membre de l’Académie Britannique - Mondher KILANI, professeur honoraire d’anthropologie à l’Université de Lausanne - Sacha CAMBIER de MONTRAVEL, artiste dessinateur de l’album Tacite : Agricola.
Fig. 1. In extremis, les rescapés surgissent du récit pour se faire les témoins de leur propre histoire. La mise en images exploite ce renversement dramatique pour camper l’épisode sous la forme d’un monologue donnant la parole à un malheureux vêtu de haillons. D’après Cambier & Michel, Tacite : Agricola, Éd. Rue d’Ulm, 2022, p. 53.
Texte et traduction (Édouard Michel)
Texte latin
Eadem aestate cohors Vsiporum per Germanias conscripta et in Britanniam transmissa magnum ac memorabile facinus ausa est. Occiso centurione ac militibus qui ad tradendam disciplinam inmixti manipulis exemplum et rectores habebantur, tres Liburnicas adactis per uim gubernatoribus ascendere. Et uno remigi imperante (suspectis duobus eoque interfectis), nondum uulgato rumore ut miraculum praeuehebantur.
Mox ad aquam atque utensilia raptum ubi deuertissent, cum plerisque Britannorum sua defensantium proelio congressi ac saepe uictores, aliquando pulsi, eo ad extremum inopiae uenere ut infirmissimos suorum, mox sorte ductos uescerentur. Atque ita circumuecti Britanniam ; amissis per inscitiam regendi nauibus pro praedonibus habiti, primum a Suebis, mox a Frisiis intercepti sunt. Ac fuere quos per commercia uenumdatos et in nostram usque ripam mutatione ementium adductos indicium tanti casus inlustrauit.
Traduction
[28] Le même été, une cohorte d’Usipiens qui avaient été enrôlés dans les Germanies, puis transférés en Grande-Bretagne, hasarda une grande aventure, digne de passer aux générations futures. Ils tuèrent leur centurion ainsi que les soldats incorporés à leurs unités pour leur inculquer la discipline en servant de modèles et de guides. Puis ils montèrent à bord de trois liburnes en entraînant à chaque fois de force leurs pilotes. L’un d’eux donnait ses ordres aux rameurs, tandis que les deux autres, devenus suspects, furent tués. Alors que la nouvelle de leur équipée ne s’était pas encore répandue, ils passaient à l’horizon comme un mirage.
Lorsqu’ils infléchissaient leur route pour s’emparer d’eau ou de ravitaillement, ils s’en prenaient à bon nombre de Britanniques, qui défendaient leur bien. Les Usipiens en sortaient souvent vainqueurs, mais étaient parfois repoussés à la mer. Ils connurent alors les tiraillements extrêmes de la faim, au point d’en venir à manger les plus faibles d’entre eux, puis d’autres tirés à la courte paille. Voilà dans quelles conditions ils firent le tour de la Grande-Bretagne. Faute de compétence en navigation, ils perdirent leurs navires, puis furent pris pour des pirates. D’abord les Suèves en capturèrent certains, ensuite les Frisons. Et il en fut qui, vendus comme esclaves, à force de changer de propriétaire, parvinrent jusqu’à nos rives. Le récit de cette catastrophe jeta sur eux quelque lumière.
Commentaire (Édouard Michel)
I. Un récit rocambolesque
Au beau milieu de la Vie d’Agricola, qui compte 46 chapitres, Tacite raconte subitement, comme en aparté, une histoire de Germains enrôlés dans la marine romaine : en tuant les soldats romains de l’armée régulière, ils se seraient mutinés au large de l’Écosse, puis, une fois maîtres de trois bateaux, auraient entamé des raids sur ces côtes lointaines, avant que les choses tournent plus mal encore…
Le scénario de ce récit rocambolesque n’a rien à envier à celui des films de détournement d’avion qui sont devenus un genre classique du cinéma hollywoodien. Les rôles sont bien distribués : les centurions romains assassinés par leurs hommes en même temps que les soldats romains qui avaient été incorporés à ces unités étrangères ; les pilotes (gubernatores), également romains, des trois bateaux ; les populations britanniques terrorisées par cette flotte et bientôt amenées à se défendre contre elle ; le groupe de mutins qui se fissure peu à peu, pour se diviser d’abord entre les éléments plus faibles et la majorité décidant d’en finir avec eux puis, plus tard, au sein de ceux qui survivent en captivité à l’aventure, entre ceux dont on n’entend plus jamais parler et ceux qui arrivent jusqu’à Rome où ils peuvent finalement raconter le sort (casus) qui fut le leur.
Comme souvent dans les textes antiques, qui ne connaissaient pas tous les artifices de présentation modernes (manchettes, générique, découpage en chapitres, etc.), la première phrase du récit annonce un titre possible : magnum ac memorabile facinus, une « grande aventure digne de passer dans les mémoires ». Ce mot latin (facinus) est loin d’avoir toujours un sens négatif (voir Conjuration de Catilina, Salluste, 7.6 et 53.2). Les latinistes du XXe siècle l’ont ainsi retenu pour traduire la série des Aventures de Tintin, évoquant comme suit les 400 coups du jeune reporter : De Tintini et Miluli facinoribus. Tout en accrochant l’attention, le choix du terme facinus maintient donc le suspense dans l’esprit du lecteur – ou de l’auditeur du récit, les textes étant souvent lus à Rome en commun et à voix haute.
Mais des indices disséminés dans le choix des mots retenus par Tacite nous donnent une idée du sens que l’écrivain entend donner à cette équipée. N’en retenons que deux.
Ut miraculum praeuehebantur : « Ils passaient à l’horizon comme un mirage (miraculum)… » Par cette formule, Tacite décrit la forte impression produite sur les Britanniques par ces trois vaisseaux fantômes qui errent le long des côtes sans leur capitaine. Les commentateurs modernes se sont cependant demandés si, ici, l’historien ne faisait pas également un discret appel du pied à ses lecteurs, en les invitant à ne pas prendre trop au sérieux son propre récit. Les romans hellénistiques aux intrigues invraisemblables circulaient depuis longtemps déjà dans le monde romain… Un historien de l’Empire qui se respecte ne saurait certainement pas prendre modèle chez eux ! Dans cette hypothèse, miraculum pourrait se lire comme un commentaire sur le texte même au milieu duquel il est inscrit.
Le tout dernier mot du passage, illustrauit, nuance lui aussi l’intérêt qu’on doit porter à cette histoire, surtout quand on la compare à la vie d’Agricola qui en forme le cadre beaucoup plus large. Loin du rayonnement éblouissant de la gloire, celui des grands hommes qui resplendissent (clarorum uirorum, les deux premiers mots de l’œuvre), le choix d’illustrauit évoque plutôt la simple lumière du jour : il est certes naturel que leurs tribulations aient apporté aux survivants quelque notoriété, mais enfin, les feux de la rampe sont réservés à d’autres qu’eux, aux acteurs de la grande histoire… Bref, à des gens comme Agricola. C’est l’interprétation que nous avons retenue en adoptant une traduction qui, s’évadant du mot à mot, évoque un épisode valant simplement à ceux qui le vécurent « un petit vedetteriat ».
II. Un raccourci des thèmes de l’Agricola
Cette miniature s’inscrit dans une œuvre beaucoup plus large, la Vie d’Agricola, au milieu de laquelle elle semble à première vue s’être écrasée comme un OVNI… Ne se pourrait-il pas cependant qu’elle entretienne plus d’un lien avec le tableau général de l’œuvre, voire qu’elle en condense les thèmes avec la chatoyante rapidité du kaléidoscope ?
a) Le premier tour de la Grande-Bretagne en bateau
Dans la biographie qu’il consacre à son beau-père Agricola, Tacite prend soin de le montrer non seulement comme un général conquérant, mais aussi comme un explorateur. Avoir été le premier des Romains à avoir fait le tour de l’île doit lui assurer une éternelle mémoire. L’équipée des Usipiens cannibales peut cependant sembler lui faire injustement concurrence, car c’est à eux qu’une légende qui courait la Ville paraît avoir attribué cet exploit. Il convient donc de rectifier ce tableau. Tacite précise certes que des Usipiens ont réalisé une circumnavigation de la Grande-Bretagne, mais insiste surtout sur les circonstances très dégradées où celle-ci eut lieu : Voilà dans quelles conditions ils firent le tour de la Grande-Bretagne… Agricola, au contraire, en mènera une découverte raisonnée. Suivant cette veine du texte, la transposition en images présente le personnage à la tête d’une petite équipe de géomètres et de scientifiques, à la manière d’un Bonaparte à la tête de l’expédition d’Égypte.
Fig. 2. D’après Cambier & Michel, Tacite : Agricola, Éd. Rue d'Ulm, 2022, p. 61.
b) Le spectacle pathétique de la prédation universelle opposé à celui de la pax Romana
En racontant les sept années de son beau-père Agricola à la tête de la Grande-Bretagne, Tacite brosse un tableau de la conquête romaine en cours. Même s’il fut un dignitaire de l’Empire, proconsul d’Asie en 112/113, Tacite pèse de manière en apparence équilibrée le pour et le contre de cette expansion. Immédiatement après notre passage, il laisse Calgacus, chef des Calédoniens révoltés contre l’occupant romain, en dresser le réquisitoire dans des termes qui résonnent à travers les siècles :
« Pillages, meurtres, enlèvements, voilà ce qu’est leur « Empire ». Quant à leur « paix » ? C’est celle des déserts. (…) Dans l’univers clos de leurs villas, leurs esclaves font subir au nouveau venu qui a échoué parmi eux leurs propres petites humiliations... Eh bien, attendons-nous au même sort. Après tout, serons-nous autre chose que de misérables nouveaux venus dans cet enfer esclavagiste qu’est pour eux l’univers ? »
Certes, cette tirade est suivie par un discours d’Agricola en sens exactement inverse, mais on comprend l’intérêt de l’évoquer juste avant l’équipée des Usipiens : livrés à eux-mêmes, les Barbares, ne maîtrisant pas l’art de la navigation, ne vivent que de rapines et finissent même par se dévorer les uns les autres. L’anthropophagie, quel meilleur contre-modèle à la conquête romaine ? C’est bien sûr beaucoup plus efficace que de livrer de celle-ci un éloge brut et sans nuance… Dans le même esprit, Tacite avait déjà plus tôt dans l’œuvre (ch. 21), présenté Agricola comme un propagateur de la civilisation, aux antipodes du déchaînement de la violence barbare.
Fig. 3. D’après Cambier & Michel, Tacite : Agricola, Éd. Rue d'Ulm, 2022, p. 44.
c) Une réflexion sur la condition humaine
La Vie d’Agricola n’est rien d’autre en définitive qu’une réflexion sur la destinée d’Agricola. À plusieurs endroits dans l’œuvre, le thème du hasard affleure. Ainsi, dès les premières pages, c’est le tirage au sort qui décide au Sénat de la province où Agricola sera envoyé (cf. https://www.tacitusincomics.com/fragileequilibreinstitutionnel).
Au sein de l’épisode des Usipiens cannibales, ce motif du hasard trouve un rappel dans le tirage au sort (sorte ductos) de ceux qui vont être dévorés. Les réflexions sur la fortune, le sort, le hasard sont très fréquentes dans la pensée romaine, en particulier chez les stoïciens – leur influence est invoquée plusieurs fois dans l’œuvre
La mise en images de ce texte dans notre album Tacite : Agricola exploite à son tour cette veine du texte de Tacite, pour représenter le retournement de fortune final. Après sept années de gouvernement en Grande-Bretagne, Agricola rentre à Rome sans gloire, avant d’entamer une solitaire traversée du désert qui ne s’achèvera qu’avec son décès.
La transposition en images prolonge ainsi le propos de Tacite jusqu’à figurer l’ancien général en chef tout puissant dans la même position, dans la même attitude réflexive et dans les mêmes vêtements misérables (voir plus haut) que le plus humble des malheureux survivants d’une équipée d’anthropophages…
Les Usipiens de Tacite : contexte, intertexte, narrations, intentions (Pascal Arnaud)
1. Le contexte
a) La Vie d’Agricola et la Germanie
La Vie d’Agricola est rédigée au début de l’an 98 et la Germanie à la fin de la même année. Ces deux ouvrages font suite à plusieurs événements majeurs pour Rome et pour l’auteur de ces opuscules. C’est d’abord l’assassinat de Domitien, empereur depuis 13 septembre 81, le 18 septembre 96, qui met un terme à un règne controversé durant lequel se sont déroulés l’épisode décrit, l’essentiel de la disgrâce d’Agricola, de 84 à 93, mais aussi la carrière politique ascendante de Tacite. Celui-ci accède au consulat sous Nerva en 97, mais il est vraisemblable que Tacite avait été désigné à cet honneur par Domitien et que Nerva a choisi la voie de la concorde en conservant le choix de Domitien. Fin octobre 97, Trajan reçoit la puissance tribunicienne. Le 28 janvier, après la mort de Nerva, il devient empereur. La politique se fait plus résolument hostile à Domitien.
b) Dans la Vie d’Agricola
Pour comprendre l’épisode des Usipiens, qui, selon Tacite, prend place durant l’été 82 (mais 83 selon d’autres), il faut remonter à la description de l’île, fondée, nous dit Tacite (ch. 10), sur une exploration récente. Le mérite d’Agricola reste implicite dans le récit. On comprend qu’une circumnavigation a été réalisée, mais aussi qu’un ordre supérieur à Agricola l’encadrait. Cette circumnavigation est brièvement exposée (ch. comme faisant suite à l’ultime victoire d’Agricola, à la fin de l’été 83 (ou en 84 selond’autres), et précédant de peu son rappel en 84.
c) La « circumnavigation » de la Grande-Bretagne dans le contexte des navigations de l’Océan
Depuis Homère, l’Océan est la limite de toute chose. Il est la borne entre le réel et la fiction, entre le monde des hommes et le chaos. La description d’une mer qui se fige et s’oppose à la marche des navires, même sous rames, est un cliché de la représentation de l’Océan, que l’on trouve à propos de la même île de Thylè dans sa plus ancienne description, chez Pythéas, où la mer devient un «poumon marin », une mer à la consistance de la méduse qui est à la fois trop épaisse pour autoriser la navigation et une image duchaos où les éléments, séparés dans le cosmos, se retrouvent mêlés comme dans le chaos primordial. La mer épaisse de Tacite s’inscrit dans ce contexte.
La possibilité et l’intérêt de naviguer sur l’Océan est donc un objet de débat, comme pour les stoïciens l’est sa nature. Tacite montre qu’il a été lecteur de Posidonius et de son traité sur l’Océan, qu’il en connaît les particularités et les enjeux, et qu’il ne souhaite pas entrer dans cette question. Naviguer sur l’Océan équivaut à en faire une mer. Sénèque parle ainsi de « mer océane » en lieu et place de l’Océan dès lors qu’elle est normalement parcourue par des marchands.
La question de savoir si la Grande-Bretagne était une île satellite de notre monde ou le début d’un des quatre mondes symétriques réputés séparés par deux ceintures océaniques était résolue par consensus, mais non pas formellement démontrée jusqu’à la circumnavigation. C’est fondamentalement une question philosophique à laquelle seulement des réponses jugées philosophiques ou philologiques avaient été apportées.
La navigation sur l’Océan et les circumnavigations océaniques étaient enfin un privilège royal ou impérial depuis les origines, du pharaon Néchao, à Hannon roi de Carthage, à Skylax, agissant aux ordres du Roi des Rois. Lorsqu’elle est l’œuvre de particuliers, la circumnavigation est jugée douteuse ou démente. Aux origines de navigations océaniques on trouve Scipion (conseillé par le stoïcien Panaetius) qui envoie Polybe explorer les côtes de l’Afrique. César navigue avec une flotte de guerre de Cadix à la Corogne, Germanicus entre dans la Baltique. Tacite est très gêné pour caractériser l’origine de l’entreprise de circumnavigation de la Bretagne. Agricola charge le commandant de la flotte de « faire le tour » de la Bretagne, mais ailleurs, l’ordre de ne pas aller jusqu’à Thylè vient de plus haut et renvoie à l’empereur, même si Domitien n’est pas nommé.
Tacite joue sur les mots : pour les Usipiens comme pour Agricola, il utilise le verbe circumvehi, qui donne l’illusion d’une circumnavigation (nécessairement incomplète dans le cas des Usipiens, puisqu’elle aboutit aux Bouches du Rhin), mais traduit le grec περιπλεῖν, qui signifie habituellement « naviguer le long de la côte ». On a l’impression qu’il a délibérément embrouillé les deux passages pour entretenir la confusion. On n’est toujours pas sorti de ces questions de traduction. Faire, pour une exploration, le tour complet de la Bretagne était un non-sens dans la mesure où tout l’espace au sud de la Clyde et du Forth étaient déjà reconnus en 80. Seul manquait la connaissance des côtes situées plus au nord et des îles adjacentes. L’Hibernie, dont l’existence est connue, est étrangement absente des récits renvoyant à cette exploration.
2. Intertexte et stéréotypes
a) Le barbare
La figure du Germain est familière de Tacite. Elle fait écho à celle, plus générale, du barbare, dont le Breton (appelé dans ce dossier « Britannique ») est, tout au long de la vie d’Agricola, une autre illustration. Posidonius et les Stoïciens en ont fait une base de la vision providentielle de la conquête romaine, capable de transformer le barbare au terme du processus de Romanisation.
Le barbare est par nature violent et incapable de discipline : ce sont les premiers traits qui apparaissent dans l’anecdote des Usipiens. Incorporés dans les troupes auxiliaires, ils se mutinent et tuent non seulement leurs officiers, mais les compagnons plus aguerris qui en qualité de rectores avaient été chargés de les cadrer. La suite de l’errance n’est qu’une série de violences : assassinat des pilotes, violences contre les populations, brigandage (une figure classique du barbare), et pour finir cannibalisme (pire que le sacrifice humain qui est l’une des figures du barbare). L’errance elle-même nous renvoie à une figure du barbare. Ils sont assez mauvais soldats pour être régulièrement vaincus par les Bretons.
Ils sont incapables de consilium – le projet et la décision fondés sur l’intelligence et la rationalité : ils ne cherchent rien à travers leur navigation, pas même à regagner leur contrée. Leur navigation n’est qu’une errance dont ils ne comprennent pas les rudiments. Ilsfont le tour de l’île (ou un aller-retour autour de l’Écosse) sans même s’en rendre compte. Le barbare est incapable de comprendre l’enchaînement des causes et des effets. La méfiance qui préside à l’exécution de deux des pilotes est aussi une marque de l’asocialité consubstantielle aux barbares, car les formes de la vie sociale étaient réputées fondées sur la fides.
Ils témoignent dans leur aventure d’un courage insensé (faute de consilium) typique des barbares, qui démontre la possibilité de l’entreprise, mais aussi sa vanité aussi longtemps qu’elle est l’œuvre de barbares.
b) Les pieds nickelés à la mer : le contrepoint d’une vraie navigation
Pour les Anciens, la navigation est un art abouti, résultant de l’articulation consciente de savoirs complexes. La folie débute avec l’embarquement, en guise d’équipage, des gens qui ne connaissent rien à la mer, sur le type de navire le moins adapté à une navigation océanique : la liburne. Ce terme a eu une durée de vie de près d’un millénaire et est assez polysémique. Toute représentation précise serait hasardeuse. Ce que l’on peut assurer sans risque d’erreur majeure est que c’est la plus petite unité des flottes romaines, et qu’elle est dépourvue de pont.
Elle continue avec l’exécution de deux des trois pilotes. Le pilote est pour les Anciens celui qui connaît les lieux, les mers, les signes du temps, les routes et le maître du système technique complexe qu’est le navire. Il est celui qui sauve ceux qui sont à bord. Le tuer, c’est pour tous ceux qui sont à bord se tuer sans le savoir.
Les Usipiens errent sans but sur la mer au gré des vents et des vagues, sans réserves de vivres, à l’instar des pirates dont ils adoptent le comportement tel que se le représentent les Anciens. On leur opposera les préparatifs de la navigation romaine de 83 décrits au ch. 38.
c) La nature de l’exploration
Cette description s’inscrit également dans une certaine image de l’exploration, définie comme l’acquisition d’une connaissance avérée, dans laquelle un témoin digne de confiance distingue clairement ce qu’il a vu des racontars (fama) de seconde main, dont la vérité est douteuse. Elle s’attache donc souvent à des lieux déjà inscrits dans la mémoire collective, sans avoir été confirmés par un témoin digne de foi. Elle suppose la capacité intellectuelle du témoin à comprendre les lieux décrits et à les placer dans une théorie générale de l’espace et dans une histoire de la connaissance.
Elle est d’autant plus avérée qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une conquête. César s’embarque ainsi pour l’expédition en Grande-Bretagne avec les outils qui lui permettront de calculer la latitude de l’île. La navigation de Germanicus « sur l’Océan » (en fait dans la Baltique) lui permet de rendre certaine l’existence de lieux connus.
Tacite attribue à la circumnavigation de la Grande-Bretagne trois découvertes majeures : les Orcades, non seulement vues, mais conquises, Thylè, entrevue, et la démonstration que la Grande-Bretagne était une île. Les Orcades sont en fait nommées depuis Pomponius Mela, au plus tard sous Claude, et Thylè est mentionnée pour la première fois par Pythéas au IVe siècle avant J.-C. Le fait que laGrande-Bretagne est une île est acquis dès avant Strabon. Mais pour la première fois, dit Tacite, des témoins directs et crédibles établissaient l’existence de ces lieux. La question de l’autorité du témoin est essentielle. Dans le récit alternatif de Plutarque (Sur les sanctuaires dont les oracles ont cessé, Moralia 410), la référence à la mission confiée par l’empereur à Démétrios de Tarse de voir de ses yeux et de rédiger sur ce voyage d’exploration une historia, genre littéraire antinomique de la fiction vraisemblable (plasma) et du mythe, arrive dans le récit au moment précis où le récit de Démétrios entre dans le mythe. Elle le requalifie en parole de vérité, au double nom de l’autorité impériale qui a commandé l’historia.
d) Précédent et contrepoint de l’exploration du conquérant Agricola
Le récit de Tacite ne fait pas de l’errance des Usipiens la cause de l’exploration lancée par Agricola au terme des opérationsmilitaires de 83. D’autres textes en font la cause de cette exploration. L’épisode des Usipiens illustre en fait comment Agricola a compris ce qui avait échappé à des Barbares stupides : la valeur géographique de l’épisode et la possibilité d’en finir avec un débat qui avait agité des générations d’intellectuels représentant le degré le point le plus abouti, selon Tacite et ses contemporains, de la civilisation.
3. Récits alternatifs
On connaît au moins deux autres récits de l’expédition de Grande-Bretagne. L’un se rencontre dans le résumé de Dion Cassius et lie explicitement l’expédition maritime commandée par Agricola à l’épisode des Usipiens. Le récit est sensiblement différent. D’une part, Dion évoque l’assassinat des centurions et d’un tribun. Il ne précise pas la nature des navires dans lesquels ils ont embarqué, et ne fait pas état de la vente des mutins survivants comme esclaves. En revanche, ce récit indique explicitement que l’itinéraire des mutins a fait comprendre à Agricola que l’extrémité de l’île était proche et la circumnavigation possible. Les deux passages de Dion Cassius qui mentionnent explicitement Agricola comme l’auteur d’une expédition autour du nord de la Grande-Bretagne ne peuvent dériver directement de la Vie d’Agricola mais semblent néanmoins avoir leur origine chez Tacite, eu égard à l’importance conférée à Agricola et à la récurrence du récit de l’épisode des Usipiens. On a de bonnes raisons de penser que Dion s’inspire du récit que Tacite en avait fait dans ses Histoires, rédigées plusieurs années après la Vie d’Agricola. Tacite aurait donc modifié sa version des faits entre janvier 98 et 106-109. (L’histoire des Usipiens vue par l’abrégé de Dion Cassius par Xiphilin est en 66.20.1-3. La mention de la démonstration du caractère insulaire par Agricola puis par Septime-Sévère est en 39.50.2.)
Le second récit se rencontre chez Plutarque et prend place à la fin de l’été 83 (ou 84) à Delphes, peu avant les Jeux Pythiques qui se déroulent à l’automne, sous l’archontat de Callistrate que l’on situe de début juillet 83 à fin juin 84. On y apprend que le grammairien Démétrios de Tarse avait été envoyé par l’empereur en mission en Grande-Bretagne afin de naviguer vers les îles au large de la Grande-Bretagne, et faire un rapport géographique sur ce qu’il aurait personnellement observé. Il n’est pas fait étatdans ce récit ni d’Agricola, ni d’une circumnavigation, mais d’un voyage d’exploration sur mer confié à un grammairien illustre. Ceci n’a pas lieu de surprendre. En l’absence de géographes, ce sont les grammairiens qui ont les compétences requises dans un débat géographique largement marqué du sceau de la philologie et de la question de la véracité de la conception homérique du monde.
Ce personnage fait escale à Delphes sur le chemin du retour de la Grande-Bretagne à Tarse, sa patrie. L’historicité de ce personnage est confirmée par deux dédicaces sur des plaques de bronze (IG XIV 2548) qu’il a laissées à Eburacum (York) et qui nous donnent son nom complet : Scrib(onius) Démétrius. L’une est une dédicace aux dieux du prétoire impérial, l’autre une dédicace à Océan et à Téthys, les deux Titans, frères et époux. Une telle dédicace en plein milieu des terres à York ne se comprend que par rapport à la mission impériale de naviguer sur l’Océan. La dédicace aux dieux du prétoire impérial fait référence à la mission reçue de l’empereuret au cadre militaire de sa mise en œuvre. York est le camp de la Neuvième Légion et peut-être aussi la capitale de la province. Ces deux dédicaces ont été découverts ensemble hors des limites du camp, sous la vieille gare dans un espace à peu près vide à cette période. On peut penser que sa mission consistait à explorer les îles au-delà de la Grande-Bretagne.
4. Les intentions de Tacite
a) La mise en scène de la disgrâce d’Agricola dédouane Tacite de ses liens avec Domitien
Tacite a fait sa carrière sous Domitien, qui l’avait probablement désigné pour le consulat. Ce soutien est un fardeau en 98. Victimiser son beau-père Agricola l’exonère de l’accusation de collaboration avec le régime désormais honni de Domitien.
Pour cela il doit donner du relief à la médiocrité objective de la carrière d’Agricola. Sept années comme gouverneur de Grande-Bretagne sont le signe d’une carrière en panne dès sa nomination à ce poste peu envié. La durée normale du poste est de trois ans.
Construire l’image d’un conquérant-explorateur de génie aux confins du monde connu permet à Tacite de faire de la jalousie du tyran le moteur de la disgrâce d’Agricola et de capitaliser à son profit les mérites prêtés à Agricola.
b) Gérer avec prudence l’affaire de la navigation exploration
L’exploration de la Grande-Bretagne semble avoir été portée au crédit de Domitien, comme une initiative de celui-ci. Tacite doit éviter de sembler faire l’éloge de Domitien.
Il doit en transférer l’initiative et le mérite sur Agricola sans le transformer en un concurrent de l’empereur en lui faisant transgresser une prérogative impériale (la circumnavigation de l’Océan)
La description de Tacite se caractérise par une extrême prudence qui brouille les cartes sur l’initiative et la nature exacte de l’entreprise d’exploration. Si le récit de Dion Cassius est tiré des Histoires, Tacite a fini par assumer ce qu’il suggère à demi-mot. dans la Vie d’Agricola : que l’épisode des Usipiens a offert à Agricola l’initiative fortuite d’une découverte majeure sur les confins du monde et celle d’une conquête (les Orcades) strictement inscrite dans son mandat.
L’exploration semble avoir été sulfureuse. En s’en attribuant les mérites, Agricola a en fait probablement franchi une ligne rouge. Son successeur Iavolenus Priscus voit ses compétences réduites et porte seulement le titre de iuridicus de la Grande-Bretagne.
c) Construire l’image intellectuelle et philosophique de Tacite, aspirant homme d’État.
Tacite rebondit sur l’exploration de son beau-père pour construire la même capacité d’analyse géographique qu’il tente dedémontrer dans la Germanie en montrant sa maîtrise des débats philosophiques et philologiques sur les confins du monde. Un lecteur érudit pouvait comprendre que Tacite avait lu les ouvrages de Posidonius. Tacite affichait donc au lendemain de son consulat discuté ses capacités à une carrière d’homme d’État qui culmina avec le proconsulat de la province d’Asie de 112 à 114, charge consulaire laplus élevée avant la Préfecture de la Ville, et fut donc plus qu’honorable.
Le cannibalisme ou l’éclairage en retour (Mondher Kilani)
Le cannibalisme se déploie généralement sur le mode de l’accusation. Il surgit d’une relation à deux, où il s’agit de se démarquer de l’autre. L’histoire est remplie de peuples victimes de ce type de dénonciation : Carthage par Rome, les chrétiens par les païens, les païens et les Juifs par les chrétiens, les Irlandais par les Anglais, les Chinois par les Coréens, les natifs d’Amérique par les Européens, et réciproquement. L’existence même de l’autre et son étrangeté postulée introduit le trouble. L’idée que l’autre peut me manger va de pair avec l’idée, encore plus insupportable, que l’on soit soi-même capable de l’absorber, tant on le déteste. Le cannibalisme est un « mot-hantise » qui s’appréhende plus sur le mode imaginaire que réel, sur le mode du « je sais bien mais quand même », pour reprendre la célèbre formule du psychanalyste Octave Mannoni. Le cannibalisme imaginaire hante le langage et nourrit la crainte. Même quand il parle des autres, il parle d’abord de nous. Il informe sur la manière dont nous concevons notre modèle pour s’y plier ou son anti-modèle, généralement associé à l’autre, pour nous en défier.
Aussi, même quand il parle des autres, le cannibalisme parle d’abord de nous. Le prétendu cannibalisme de l’autre nous apprend plus sur celui qui porte l’accusation que sur celui sur lequel elle pèse. Autrement dit, le cannibalisme est un opérateur de l’identité, de la frontière entre soi et l’autre, l’intérieur et l’extérieur, le licite et l’illicite, le pur et l’impur, le permis et l’interdit. L’imaginaire cannibale possède une valeur heuristique qui permet à l’historien et à l’anthropologue d’accéder au réel de l’histoire et de la culture, à la relation qui se déploie entre soi et l’autre, souvent faite de conflits mais également d’échanges.
Depuis l’Antiquité, l’idée de cannibalisme a acquis dans la tradition occidentale une force quasi mystique, en proportion de la répulsion que l’on ressent pour l’autre. D’où le malentendu culturel qui a généralement caractérisé la rencontre des Occidentaux avec les autres peuples. Dans cette tradition, les autres, Barbares ou Sauvages, étaient qualifiés de « féroces » et d’ « anthropophages ».
Mais dans son paradoxe, le cannibalisme suscite aussi le trouble en soi et fait éclater les frontières rigides de l’identité. Il contribue à découvrir la part de l’autre en soi.
C’est ainsi que l’on peut lire l’épisode « cannibale » rapporté au milieu de la Vie d’Agricola, l’œuvre de Tacite. Doublement barbares aux yeux des Romains, d’abord par leur origine située aux confins de l’empire, ensuite par leur rébellion contre l’autorité de Rome, les Germains Usipiens sont décrits comme des cannibales. Non seulement ils s’entretuent entre eux, mais ils se nourrissent encore les uns des autres – preuve définitive de leur barbarie. Cette aventure digne de passer dans les mémoires, puisqu’elle occupe une place éminente chez Tacite, devait probablement servir à l’édification des citoyens romains. Elle devait les aider à se défier des Barbares, bien sûr, mais aussi et surtout à se convaincre de la supériorité de leur civilisation.
Dans le même texte, toutefois, un autre discours arrive en contre-point. Il met en perspective le personnage principal, Agricola. Si le texte rappelle les exploits de ce général et sa « découverte raisonnée » de la Bretagne tout comme son rôle de « propagateur de la civilisation », par opposition au déchaînement de la violence barbare, il introduit également le point de vue du vaincu : Calgacus, un chef barbare breton qui a résisté à la conquête romaine, en a subi, avec son peuple, les fureurs sous forme de pillages, de meurtres et d’exactions de toutes sortes. Autrement dit l’anthropophagie des Germains et la barbarie des Bretons sont mises en miroir avec la violence de la conquête romaine.
Ce parallèle est servi par le rappel du sort subi par Agricola lui-même. Le « retournement de fortune final » de ce chef romain est rapproché de l’aventure advenue aux malheureux survivants de l’équipée anthropophage. Finalement, ceux-ci apparaissent moins barbares que l’on aurait pu le penser. Ils ne devinrent, en effet, cannibales que par nécessité et non par choix délibéré. Ils passèrent à l’acte pour ne pas mourir de faim, non pour assouvir une irrépressible pulsion sauvage. La reconnaissance malgré tout d’une forme d’« humanité » chez l’autre encourage à porter un regard sur soi-même, à relever ses propres défauts et excès.
Minoritaire dans la tradition occidentale, cette critique de soi s’est notamment illustrée au XVIe siècle à travers la figure de Michel de Montaigne qui affirme : « Je ne dis les autres sinon pour d’autant plus me dire ». Dans le chapitre « Des Cannibales » de ses Essais, Montaigne convoque le Sauvage pour être le témoin de la barbarie de ses contemporains. En même temps qu’il adopte une attitude empathique vis-à-vis du cannibalisme des Sauvages d’Amérique, qu’il fait relever de la souveraineté et de la gloire, Montaigne dénonce la violence extrême pratiquée dans les guerres de religion de son époque entre Protestants et Catholiques. Àses yeux, « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».
Dans la même veine, nous pouvons citer Shakespeare qui a lu Montaigne avant d’inventer le personnage de Caliban, l’anagramme de Canibal, dans La Tempête. Dans sa pièce, le dramaturge anglais met en scène un Caliban sauvage et disgracieux face à un Prospero préoccupé par sa supériorité et son souci de la perfection. Mais il ne manque pas non plus de dépeindre Prospero sous un éclairage différent. Son désir d’anéantir Caliban dévoile l’obsession qu’il cultive pour lui. Du coup, le héros prend conscience de sa propre fragilité, de sa destinée composite et terrestre. De la même façon Vendredi, le sauvage que Robinson Crusoé s’est engagé à civiliser, a beau appartenir à un peuple de cannibales, il n’a pas moins obligé son maître à se regarder à la lumière des crimes que ses propres coreligionnaires exerçaient sur les sauvages aussi bien qu’entre eux.
Au fil des siècles, l’usage de la métaphore cannibale s’est renforcé. Dans son Dictionnaire Philosophique, Voltaire convoque différentes formes de barbarie afin de provoquer l’examen de conscience de ceux qui se considèrent civilisés. D’autres auteurs du XVIIIe siècle, comme de Pauw, Swift, Diderot, Bougainville ou le marquis Sade ont recouru, chacun à sa façon, à la métaphore cannibale pour dénoncer les travers de leur époque. Le XIXe siècle n’a pas manqué de faire référence à cette figure. Le Radeau de la Méduse fut conçu et représenté par le peintre Géricault comme une vaste scène de latence où menacent la levée des interdits sociaux et la manducation généralisée. Quant à Karl Marx, il a emprunté la métaphore du cannibalisme pour décrier la voracité du capitalisme et du règne de la marchandise. Le capitaliste agit comme un vampire qui suce le sang du travailleur, en lui soutirant la plus-value qu’il produit.
Plus près de nous, l’anthropologue Lévi-Strauss utilisa la métaphore du cannibalisme pour caractériser le mouvement par lequel la société occidentale phagocyte les autres cultures. Grâce à l’invention de l’ethnologie au XIXe siècle, dans le sillage de l’expansion coloniale, les autres ont été réduits à l’état de moyen en vue de satisfaire le point de vue triomphant que l’Occident porte sur lui-même. Pour ma part, j’ai aussi utilisé la figure du cannibale ou, plus précisément les potentialités de connaissance que nous offre cette fiction. Finalement, le cannibalisme vaut plus par sa qualité de métaphore que par une illusoire identité fixe et transhistorique que serait la manducation de l’homme ou de la femme par son semblable. La métaphore cannibale m’a permis d’exercer un regard en retour sur notre société moderne, un regard critique et décalé. À la différence du cannibalisme exotique, où la règle de réciprocité prévaut – on ne mange que ceux qui nous ont mangé et, si nous le faisons, c’est pour nous enrichir et nous augmenter de leur qualité –, les dévorations contemporaines détruisent la convivialité et le partage de sens. La logique de la dévoration généralisée réside dans le triomphe de l’utilitaire sur le culturel, de la valeur marchande sur l’échange social. Dans le « cannibalisme » moderne, on s’alimente de l’autre en l’exploitant (le travailleur, le pauvre, le chômeur), en le fabricant (le marginal, l’étranger, le réprouvé), en le détruisant (violences extrêmes dans les guerres et les génocides), en l’aliénant (à travers la consommation de masse et la société du spectacle), en le surveillant (à travers les techniques traditionnelles de contrôle et de punition et depuis récemment le règne du numérique et du data-panoptisme), en le dominant symboliquement (en pratiquant la pensée hégémonique).
Nous sommes tous des Usipiens (Greg Woolf)
L’Agricola de Tacite unit des passages géographiques et de l’histoire de la conquête romaine à une méditation sombre sur les limites mises à l’action des hommes de valeur par un empereur tyrannique. Ces thèmes s’entretissent grâce à plusieurs réflexions. L’une d’entre elles porte sur la liberté : celle d’Agricola et celle des Britanniques. Une autre est celle qui montre la Grande-Bretagne comme antithèse morale de Rome, comme collection d’îles aux confins de la terre où les conventions romaines se retrouvent pour ainsi dire mises sens dessus dessous, les chefs barbares y tenant des plaidoyers élaborés en faveur de la vertu tandis que les généraux romains y sont réduits au silence.
L’histoire des Usipiens, courte anecdote insérée juste avant la bataille cruciale du Mons Graupius, en apporte une doubleillustration. Bien qu’ayant été enrôlés en Germanie comme auxiliaires romains, les Usipiens veulent être libres ; après avoir tué leur commandant, ils prennent la fuite vers les extrêmes limites de la terre. Dans les textes anciens, la circumnavigation est normalement l’apanage de princes : le pharaon Nékao II missionna des Phéniciens pour faire le tour de l’Afrique en bateau à voile, Alexandre envoya une flotte trouver une route permettant de revenir au Golfe persique depuis l’embouchure de l’Indus et, à une époque plus proche de celle de Tacite, il y eut les expéditions (ratées) de Germanicus vers la Baltique. Pour la circumnavigation qui nous occupe, elle n’est qu’accidentelle, tout en débouchant d’ailleurs sur un désastre. Plus les Usipiens s’éloignent du centre moral de l’univers romain, plus ils deviennent monstrueux : des soldats qui se muent en assassins, en pirates et, finalement, en cannibales. Comme les barbares de la littérature romaine, ils deviennent quelque chose à mi-chemin entre l’homme et la bête.
La suite est presque comique. Capturés par d’autres barbares, ils sont réduits en esclavage et revendus sur le territoire l’Empire, perdant une fois encore leur liberté. Tout se passe comme s’il n’y avait pas d’échappatoire possible à la tyrannie et à la servitude que Rome impose au monde. Comme les Britanniques, qui ont pris la civilisation pour de l’esclavage, ces Usipiens se sont battus pour devenir des hommes libres sans autre résultat que de devenir moins que des hommes – et moins libres encore qu’ils nel’étaient au sein de l’armée romaine. Leur histoire est une maquette miniature des thèmes de l’Agricola. Les Britanniques veulent eux aussi échapper à la servitude, bien qu’ils vivent sur une île aux confins du monde, tandis qu’Agricola devra finalement rentrer à Rome sans y recevoir la reconnaissance qui lui est due. Nous sommes tous des Usipiens, semble nous dire Tacite, et les meilleurs efforts que ous fournissons pour conquérir la liberté ne nous conduisent qu’à nous dévorer les uns les autres.