La chute de Séjan Cassius Dion, Histoire romaine, 58.11.1-3

À RETROUVER EN VIDÉO

L'exposé donné par

 

Marie Platon (Professeur agrégée de lettres classiques au Lycée Saint-Sernin de Toulouse)

Mathilde Larrère (Maître de conférences en histoire à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée)

 

le 06 décembre 2023 à l’ENS

 

à visionner à l'adresse suivante : Savoirs ENS - La chute de Séjan (Cassius Dion, Histoire romaine, LVIII, 11, 1-4)

Marie Platon, professeure au Lycée Saint-Sernin de Toulouse, docteure en études grecques, Université Toulouse 2 - Jean Jaurès, PLH-CRATA (EA 4601) -Chloé Damay, doctorante en archéologie romaine, Université Rennes 2 (UMR 6566 CREAAH) et Sorbonne Université - Mathilde Larrère, MCF à l’Université Gustave-Eiffel, laboratoire ACP.

 

Introduction (par Marie PLATON)

Né en 162 ou 163 après J.-C., sans doute à Nicée dans la province hellénophone de Bithynie, Cassius Dion suivit une carrière sénatoriale qui le conduisit jusqu’au consulat en 229, en tant que collègue de l’empereur Sévère Alexandre. En 193, pour s’attirer les bonnes grâces de Septime Sévère, nouveau maître de Rome, Dion lui dédia un ouvrage sur les rêves et les présages qui avaient annoncé son avènement, puis, en 196, une histoire des guerres civiles qui suivirent la mort de Commode. Ces deux opuscules furent par la suite intégrés dans l’œuvre majeure de l’écrivain bithynien, l’Histoire romaine, qui entendait retracer plus de dix siècles d’histoire de Rome en quatre-vingts livres, du règne de Romulus à la dynastie des Sévères. Une telle entreprise demandait du temps : Dion affirme lui-même avoir consacré dix années à collecter le matériel destiné à la composition de son ouvrage, et les douze années suivantes à le rédiger, ce qui permet de dater très approximativement son achèvement entre 216 et 231. Les cinquante premiers livres sont consacrés aux époques royale et républicaine, et les trente derniers à l’époque impériale. Au sein de la sixième décade, qui commence avec les livres augustéens et s’achève avec la mort de Claude, les livres 57 et 58 forment un diptyque correspondant au principat de Tibère. Dion y montre comment le système politique conçu par et pour Auguste survit à son fondateur, mais se transforme une fois soumis à l’épreuve de la succession dynastique.

L’autorité intellectuelle considérable dont a joui Cassius Dion dans le monde byzantin a, sans nul doute, contribué pour une large part à la préservation de son Histoire romaine, devenue l’ouvrage de référence sur le sujet. Cette transmission s’est faite à la fois par la tradition manuscrite directe (ce qui est le cas pour la quasi-intégralité des livres 36-60) et sous la forme alors très prisée de recueils d’extraits (les Excerpta Constantiniana, établis au milieu du Xe siècle) ou bien d’abrégés (les épitomés de Jean Xiphilin et de Jean Zonaras, datant respectivement du XIe et du XIIe siècles).

L’extrait suivant se trouve au début du livre 58. Il vient clore une longue séquence entamée à la fin du livre 57 (chapitre 22) et consacrée à l’irrésistible ascension politique d’Aelius Séjan, le préfet du prétoire de Tibère, profitant à la fois des morts successives des princes héritiers Germanicus et Drusus et de la décision de l’empereur de se retirer sur l’île de Capri. Tibère, soupçonnant finalement Séjan de comploter contre sa personne, vient d’envoyer au Sénat une lettre demandant l’arrestation immédiate du préfet.

Texte et traduction (par Marie PLATON)

[58,11] (1) Ἔνθα δὴ καὶ μάλιστα ἄν τις τὴν ἀνθρωπίνην ἀσθένειαν κατεῖδεν, ὥστε μηδαμῇ μηδαμῶς φυσᾶσθαι. Ὃν γὰρ τῇ ἕῳ πάντες ὡς καὶ κρείττω σφῶν ὄντα ἐς τὸ βουλευτήριον παρέπεμψαν, τοῦτον τότε ἐς τὸ οἴκημα ὡς μηδενὸς βελτίω κατέσυρον, καὶ ὃν στεφάνων πρότερον πολλῶν ἠξίουν, τούτῳ τότε δεσμὰ περιέθεσαν· (2) ὃν δὲ ἐδορυφόρουν ὡς δεσπότην, τοῦτον ἐφρούρουν ὡς δραπέτην καὶ ἀπεκάλυπτον ἐπικαλυπτόμενον, καὶ ὃν τῷ περιπορφύρῳ ἱματίῳ ἐκεκοσμήκεσαν, ἐπὶ κόρρης ἔπαιον, ὅν τε προσεκύνουν ᾧ τε ὡς θεῷ ἔθυον, τοῦτον θανατώσοντες ἦγον. (3) Καὶ αὐτῷ καὶ ὁ δῆμος προσπίπτων πολλὰ μὲν ἐπὶ τοῖς ἀπολωλόσιν ὑπ´ αὐτοῦ ἐπεβόα, πολλὰ δὲ καὶ ἐπὶ τοῖς ἐλπισθεῖσιν ἐπέσκωπτε. Τάς τε εἰκόνας αὐτοῦ πάσας κατέβαλλον καὶ κατέκοπτον καὶ κατέσυρον ὡς καὶ αὐτὸν ἐκεῖνον αἰκιζόμενοι· καὶ οὕτω θεατὴς ὧν πείσεσθαι ἔμελλεν ἐγίγνετο.

[58,11] (1) C’est là surtout qu’on put se convaincre de la fragilité humaine, afin de ne jamais s’enorgueillir de rien. Car cet homme, que tous, à l’aube, avaient accompagné au Sénat comme leur chef, maintenant ils le traînaient au cachot comme le dernier des misérables, et lui qu’ils jugeaient auparavant digne de multiples couronnes, c’est désormais de chaînes qu’ils le ceignaient. (2) Lui qu’ils avaient escorté comme un maître, ils le surveillaient comme un esclave fugitif et le découvraient quand il se couvrait la tête, lui qu’ils avaient paré d’une toge bordée de pourpre, ils le giflaient, lui devant qui ils se prosternaient et à qui ils sacrifiaient comme à un dieu, ils le menaient au supplice. (3) Et le peuple aussi, se jetant sur lui, se répandait en reproches pour les morts qu’il avait causées, et en railleries contre les espoirs qu’il avait nourris. Ils renversaient ses images, les mettaient en pièces et les traînaient à terre, comme s’ils maltraitaient l’homme lui-même. Ainsi ce dernier devenait le spectateur des outrages qui l’attendaient.

Cassius Dion, Histoire romaine, 58.11.1-3, texte établi et traduit par Marie Platon.

Commentaire général (Marie PLATON)

Chronique de la chute de Séjan : de la mise à mort symbolique à l’élimination physique du préfet (tous niveaux)

Tibère s’était retiré en 27 après J.-C. à Capri d’où il continuait à diriger le monde romain par l’intermédiaire de son homme de confiance, le préfet du prétoire L. Aelius Séjan, devenu en quelques années le second personnage de l’empire. Bien que chevalier, ce dernier obtint les honneurs du consulat en 31 (d’où la référence à sa « toge bordée de pourpre », τῷ περιπορφύρῳ ἱματίῳ, la toga praetexta des magistrats curules), mais il fut bientôt soupçonné de comploter contre le prince. Tibère envoya alors secrètement une missive demandant aux sénateurs la destitution et l’arrestation de son rival présumé. Dans la nuit du 18 octobre 31, le favori, attiré à la curie par la fausse promesse de recevoir la puissance tribunitienne, est appréhendé et conduit à la prison Mamertine, avant d’être condamné à mort et exécuté. Malgré le décalage chronologique, le livre de 58 de l’Histoire romaine de Cassius Dion offre le récit historique le plus complet de ces événements[1] et décrit avec vivacité l’ambiance fiévreuse qui régnait dans l’Vrbs à la nouvelle de cette arrestation : une foule de citoyens se pressa autour du prisonnier pour le molester et lui reprocher ses crimes (l’élimination de ses adversaires politiques, dont Agrippine et ses alliés). Concomitamment, les statues (εἰκόνες) à son effigie furent mises en pièces. Peut-être furent-elles exposées et brisées sur les Gémonies, à l’instar de ce qui s’était produit en 20 après J.-C. à l’occasion du procès de Pison, meurtrier présumé de Germanicus[2]. Ces actes de vandalisme apparaissent comme une préfiguration du sort qui attend l’ancien préfet traîné au supplice : le peuple va en effet injurier son cadavre trois jours durant avant de le précipiter dans le Tibre[3].

Si l’archéologie n’a pas livré de vestiges confirmant la destruction ciblée des représentations de Séjan, un as trouvé à Augusta Bilbilis en Tarraconnaise, frappé à l’origine pour commémorer son consulat et portant une légende partiellement érasée, atteste en revanche l’abolitio nominis (effacement du nom) qui affecta la mémoire posthume du préfet. En outre, trois inscriptions datées de 32 (ILS, 157, 158 et 159) célèbrent la « Providence » et l’action salvatrice de Tibère, « conservateur de la patrie », face à un ennemi du peuple romain qui n’est délibérément pas nommé.

La tragédie de l’ambition : approche littéraire et stylistique (intermédiaire & avancé)

Cet épisode exemplaire témoigne également de l’habileté rhétorique de Dion et de sa maîtrise de l’art de la dramatisation. La disgrâce de Séjan est soudaine et brutale mais l’historien l’a préparée durant plusieurs chapitres en évoquant la fulgurante ascension du préfet, rythmée par la multiplication des statues et des honneurs qui lui sont décernés jusqu’à faire de lui quasi l’égal de l’empereur. Comme au théâtre, la περιπέτεια (retournement de situation) s’accompagne d’une morale, dégagée d’entrée de jeu par l’historien. Dans son ambition démesurée, Séjan a en effet négligé la fragilité de sa position (τὴν ἀνθρωπίνην ἀσθένειαν), qu’il doit à la seule faveur du prince.

Les nombreuses antithèses, opposant la grandeur à l’abaissement et les gestes d’adoration aux brimades, appuyées par des anaphores (Ὃν ... τοῦτον/τούτῳ), soulignent ironiquement la versatilité des courtisans passant presque sans transition de l’adulation au lynchage avec la même ardeur passionnée et irréfléchie.

L’illusion d’assister à la scène est quasi-parfaite et l’on en oublierait presque que Dion n’a pu en être le témoin direct. Peut-être a-t-il utilisé ses propres souvenirs de la destruction des images de Plautien, le préfet du prétoire de Septime Sévère pour colorer le récit[4]. Mais le ton sentencieux et généralisant du début du texte montre que l’historien cherche moins à critiquer un individu précis qu’à dénoncer les dysfonctionnements d’un mode de gouvernement.

La leçon politique : fragilité du pouvoir impérial, faillite morale des sénateurs et versatilité du peuple (avancé)

Dans les livres 53 à 56 de l’Histoire Romaine, Auguste avait donné l’image d’un prince en sa ville à la fois protecteur de la plèbe romaine, garant de l’ordre public et gouvernant en harmonie avec le Sénat. Or l’absence prolongée de Tibère met en péril l’équilibre politique instauré par son prédécesseur. Pire même, elle donne le sentiment d’une carence du pouvoir impérial et laisse le champ libre aux ambitions du préfet du prétoire, qui finit par outrepasser sa fonction. Encore cette rupture de la chaîne du commandement aurait-elle pu avoir des conséquences limitées si le Sénat avait véritablement joué son rôle de contre-pouvoir. Au lieu de cela, les patres ont entretenu les espoirs de Séjan par leurs flatteries outrancières, regardant leur propre intérêt plutôt que l’intérêt général. Et le peuple a suivi leur exemple, avant de corriger brusquement ces excès d’idolâtrie par un déchaînement de violence iconoclaste.

Séjan n’est donc pas le seul à blâmer, et Dion pointe la responsabilité collective des citoyens, des plus puissants aux plus humbles, dans ce dysfonctionnement institutionnel. Le cercle vicieux du pouvoir despotique constitue d’ailleurs un schéma récurrent dans l’Histoire romaine[5] : les honneurs exaltent le tyran au point de causer sa chute. Mais une fois celui-ci renversé, l’on s’empresse aussitôt de reproduire la même erreur avec son successeur, comme le constatera amèrement l’historien à propos des récompenses votées à Lacon et Macron par les sénateurs[6].

Fig. 1, As retrouvé à Bilbilis, dans la province espagnole de Tarraconaise et daté de 31 après J.-C.

Sur l’avers, un portrait lauré de Tibère entouré de la légende TI • CAESAR • DIVI • AVGVSTI • F • AVGVSTVS • (« Tibère César Auguste fils du divin Auguste »). Au revers, le COS de « consul » est inscrit à l’intérieur d’une guirlande de feuilles de chêne (la corona civica). Dans la légende qui l’accompagne, la référence à Séjan a été effacée :  MV • AVGVSTA • BILBILIS • TI • CÆSARE • V [L ÆL]IO • [SEIAN]O (« Le municipe d’Auguta Bilbilis, Tibère César (consul) pour la cinquième fois »).

Source : © Wikimedia commons

À propos des images de Séjan et de leur destruction : mise au point archéologique (par Chloé DAMAY)

La nature des représentations de Séjan (tous niveaux)

Le texte évoque trois types de destructions qui correspondent sans doute à trois types de représentations[7]. D’abord, κατέκοπτον (« ils lacéraient »), renvoie certainement à la destruction des portraits peints, dont Dion fait mention dans un passage précédant cet extrait[8]. Puis, κατέσυρον (« ils tiraient de force ») fait écho au renversement des statues de leur socle. Souvent debout, les effigies honorifiques sont réalisées selon un format naturel ou plus grand que nature, comme la statue monumentale mentionnée par Juvénal dans sa dixième satire[9]. Plus complexe d’interprétation, κατέβαλλον (« ils jetaient à bas »), peut renvoyer à des statues ornant des niches architecturales, certainement en élévation, souvent présentes dans les édifices de spectacle. Cassius Dion précise en effet que Tibère « fit ériger un bronze à l’effigie de Séjan, du vivant de ce dernier, dans le théâtre » (HR 57.21.31), et nous savons par Tacite (Ann. 3.72.3) que cette statue-portrait ornait le théâtre de Pompée, qui fut reconstruit après un incendie que les mesures du préfet avaient permis de contenir[10].

L’anticipation et l’application de la damnatio memoriae sur les portraits (intermédiaire et avancés)

L’application des mesures d’une condamnation à la damnatio memoriae d’un personnage politique implique entre autres l’effacement de ses images, qui intervient tant par la destruction de son visage peint ou gravé que par la transformation, la mutilation ou la destruction de ses effigies sculptées. Or, les trois modalités de la dégradation d’images citées supra témoignent précisément de la violence spontanée des Romains envers les portraits de Séjan précédant la condamnation judiciaire de ce dernier, anticipant son statut de damnatus. Précisons que les portraits plastiques comme picturaux ont pu servir de support d’un culte rendu au préfet : καὶ τέλος καὶ ταῖς εἰκόσιν αὐτοῦ ὥσπερ καὶ ταῖς τοῦ Τιβερίου ἔθυον, « Enfin, on sacrifiait aux images de Séjan aussi bien qu’à celles de Tibère » (HR 58.4.4). On observe ici une extension des hommages impériaux au favori du prince par le biais des représentations figurées. L’image, qui apparaissait alors comme un substitut de la personne physique, une fois déchue de son statut d’idole subissait une haine symboliquement transférée du modèle à sa représentation, que l’on cherche à avilir :  ὡς καὶ αὐτὸν ἐκεῖνον αἰκιζόμενοι, « comme s’ils maltraitaient l’homme lui-même » (HR 58.11.3)[11].

Que sont devenues ces images ? (tous niveaux)

Les sculptures en bronze de Séjan ont été refondues, ce qu’atteste Juvénal en soulignant le dénigrement de la mémoire du damnatus par la transformation de ses portraits en objets domestiques banals : iam strident ignes, iam follibus atque caminis / ardet adoratum populo caput et crepat ingens / Seianus, deinde ex facie toto orbe secunda / fiunt urceoli, pelues, sartago, matellae, « déjà les feux sifflent, déjà grâce aux soufflets et aux fourneaux brûle la tête adorée par le peuple, et crépite l’immense Séjan ; ensuite, de ce visage qui fut le deuxième plus important de toute la terre, on tire des cruchons, des chaudrons, des poêles, des assiettes » (Sat. 10.61-64).

Les statues en pierre connaissent divers destins : la statue mutilée et défigurée, présentant souvent une dégradation de traits précis du visage, le nez, les yeux et la bouche[12], pouvait, dans les cas les plus fréquents, être retirée de l’espace public ou directement détruite. Dans d’autres cas, seule la tête des effigies fit l’objet d’une transformation ou d’une destruction : le chef entier pouvait être ôté et remplacé par l’identité d’un tiers personnage. Une reprise des traits du visage permettait également d’annuler le portrait original, par la modification de son identité. Plusieurs portraits de Néron, Domitien[13] ou encore Caligula, mis au rebut après la condamnation de leurs mémoires respectives, sont affectés par ces transformations et réutilisés, comme l’illustre un portrait de Claude, mis au jour à Parme (Italie), issu d’un précédent portrait représentant vraisemblablement Caligula[14]. Comme pour le Claude de Gabies conservé au Louvre (Ma 1231), le sculpteur a dégagé les yeux du nouvel empereur dans les arcades sourcilières de l’ancien et creusé un cerne descendant jusqu’aux pommettes.

Fig. 2, Statue-portrait de Caligula avec le visage retravaillé sous les traits de son successeur Claude, provenant de la basilique de Velleia, première moitié du Ier siècle de notre ère, marbre, hauteur : 221 cm, Museo Archeologico Nazionale, Parma, © photo : Sailko, CC BY-SA 4.0

Crises institutionnelles, désordres populaires et « vandalisme » : une approche diachronique (par Mathilde LARRÈRE)

Détruire les images, hier et aujourd’hui (tous niveaux)

Des statues déboulonnées, des bustes renversés, des portraits lacérés… Ces gestes nous semblent aujourd’hui d’autant plus familiers que l’histoire récente, l’actualité même nous en donnent de nombreux exemples. À l’été 2020, alors qu’un puissant mouvement contre le racisme et les violences policières se levait dans le monde après l’assassinat de George Floyd, les images des manifestants en colère renversant les monuments associés au racisme et à la colonisation ont été diffusées dans le monde entier. Dans l’histoire, de tels gestes d’iconoclasme ont souvent été perpétrés pour exprimer une colère, dénoncer les injustices, alerter ou rassembler l’opinion par une action spectaculaire. Les historiennes et les historiens les connaissent bien : de nombreux travaux, et notamment en France ceux d’Emmanuel Fureix[15], signalent leur présence dans tous les grands moments de crise politique.

Il y a bientôt dix ans, les portraits des dictateurs Moubarak ou Ben Ali furent attaqués dès les premiers jours des révolutions « arabes ». Les statues de Georges III, de Louis XIV, de Charles X, Louis-Philippe, Napoléon, les tsars de Russie et les empereurs d’Allemagne ont chu sur les pavés lors des révolutions américaine, françaises (1789, 1830, 1848, 1871), russes de 1917, allemande de 1918, suivies de celles de Lénine, Staline, Ceausescu à la chute du bloc soviétique.

Les bris, dégradations et destructions de signes ne sont pas l’apanage des mouvements de gauche. En 1793, pendant la Révolution française, les contre-révolutionnaires arrachaient les arbres de la liberté. Au XIXe siècle, les royalistes s’attaquèrent régulièrement aux symboles républicains. Aujourd’hui, ce n’est pas fini. À Marseille, la stèle commémorant le résistant arménien Missak Manouchian est régulièrement profanée.

Quel regard porter sur ces manifestations populaires ? (intermédiaire & avancé)

Nombreux et nombreuses s’offusquent de ce qu’ils ne lisent que comme des actes de « vandalisme », expression utilisée pour la première fois par l’abbé Grégoire, en 1794. En dénonçant l’iconoclasme au seul prisme de la destruction, il s’agit de ne voir dans l’action des foules que soif destructrice, ensauvagement, que l’on ne cherche pas à comprendre. Cela revient souvent à confondre violence réelle et violence symbolique, lesquelles peuvent parfois se rencontrer, comme dans le cas de Séjan, mais aussi bien souvent être distinctes, le symbolique servant même à écarter la violence physique. Quand, en 1848, la foule révolutionnaire plante des bonnets phrygiens sur des piques, ou jette les bustes de Louis-Philippe premier dans la Seine et brûle son trône, elle ne coupe aucune tête et laisse le roi s’enfuir en Angleterre. Il s’agit enfin, pour ceux qui regardent d’un œil noir les déboulonnages, de déplacer le regard des causes de la colère vers les statues à terre. En 2020, tandis que la mort de George Floyd soulevait une vague d’indignation aux Etats-Unis et dans le monde entier, on en vint à bien plus débattre sur les statues prises pour cibles par les manifestants qu’à souligner les enjeux politiques profonds de ce mouvement antiraciste d’ampleur inédite.

L’historien face à ces destructions (avancé)

À l’inverse des historiens de l’Antiquité comme Cassius Dion, qui se conduisent volontiers en moralistes, le rôle des historiennes et historiens actuels n’est ni de condamner ni de saluer ces gestes, commis pour provoquer l’émotion, mais de les étudier comme des éléments du répertoire d’action des mouvements sociaux, qui se compose de gestes légaux comme illégaux, pacifiques comme violents. Leur fonction est de veiller à inscrire ces gestes dans leurs temporalités les plus longues (depuis l’Antiquité donc) comme les plus courtes et éphémère. De rappeler par exemple combien la IIIe République coloniale a légué dans l’espace public moult statues d’administrateurs coloniaux qui s’étaient illustrés par leurs violences et leurs massacres. « Déboulonnons le récit officiel », pouvait-on ainsi lire sur la statue de l’administrateur colonial Gallieni, connu pour la brutalité de ses méthodes, responsable de massacres à Madagascar et du maintien de l’esclavage, des mots graffités en marge de la manifestation des soignants du 16 juin 2020[16]. Derrière ce qui est dénoncé comme une violence contre des êtres de pierre, il faut comprendre que ce qui se joue est le refus de la patrimonialisation de dominations passées contre des êtres de chair et de sang.

 

  • [1] L’historien Flavius Josèphe, contemporain de l’événement, n’y fait qu’une rapide allusion dans son œuvre (AJ 18.181-182) ; la Vie de Tibère de Suétone, centrée sur la personne de l’empereur, n’offre guère qu’une image fragmentaire du déroulement des faits relatifs à Séjan (Tib. 55 ; 61 ; 65) ; quant au témoignage de Tacite, il aurait dû se trouver dans la lacune du livre V des Annales.
  • [2] Voir Tacite, Ann. 3.14.
  • [3] Voir Cassius Dion, HR 58.11.5 ; Juvénal, Sat. 10.66-69 et 85-88 et Sénèque, Tranq. Anim. 11.11.
  • [4] Voir HR 75.16.2-5 et HR 76.4. Le rapprochement entre les deux préfets du prétoire est explicite en 58.14.1.
  • [5] Voir par exemple HR 53.23-24 (le préfet d’Égypte Gallus) et 59.30.1 (Jean d’Antioche, Frag. 84 M à propos de Caligula).
  • [6] Voir HR 58.12.6-7.
  • [7] Voir J. Edmonson, Dio : The Julio-Claudians (Lactor 15), Londres, 2012, p. 129.
  • [8] Voir HR 58.4.4, à propos des honneurs rendus conjointement à Tibère et Séjan : Τούτοις οὖν οἱ ἄνθρωποι ... χαλκοῦς τε αὐτοὺς ἁπανταχοῦ ἐκ τοῦ ἴσου ἵστασαν, κἀν ταῖς γραφαῖς συνέγραφον (« Donc les gens [...] leur érigeaient partout des statues de bronze à égalité, on les représentait ensemble dans les peintures »).
  • [9] Voir Sat. 10.56-72.
  • [10] Voir également Sénèque, Ad Marc. 22.4.
  • [11] Voir l’attaque anthropomorphique évoquée par E.R. Varner, Mutilation and Transformation : damnatio memoriae and Roman imperial portraiture, Monumenta Graeca et Romana 10, Leiden-Boston, 2004, p. 92.
  • [12] Voir à titre d’exemple le portrait de Macrin, ibid., fig. 189a-b.
  • [13] M. Bergmann, P. Zanker, « Damnatio Memoriae : Umgearbeitete Nero- und Domitiansporträts. Zur Ikonographie der flavischen Kaiser und des Nerva », JDAI 96, 1981, p. 317-412.
  • [14] Mise à jour dans la basilique de Velleia, la statue est aujourd’hui conservée au Museo Archeologico Nazionale de Parme.
  • [15] E. Fureix, L’œil blessé, politiques de l’iconoclasme après la Révolution Française, Champ Vallon, Ceyzérieu, 2019.
  • [16] Voir notamment Silyane Larcher, Déboulonné, ce passé que je ne saurai voirMediapart, 31 mai 2020 : https://blogs.mediapart.fr/silyane-larcher/blog/310520/deboulonne-ce-passe-que-je-ne-saurais-voir.
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