À RETROUVER EN VIDÉO
L'exposé donné par
Claude Calame (Helléniste et anthropologue, Directeur d’études EHESS - Centre AnHiMA)
le 06 décembre 2023 à l’ENS
à visionner à l'adresse suivante : Savoirs ENS - Les poèmes de Sappho entre mythe et rituel : approches philologique, ethnopoétique et anthropologique
Pour convaincre Achille de revenir au combat, Ulysse promet au grand héros de la Guerre de Troie : « Agamemnon te donnera encore sept femmes habiles dans les beaux ouvrages, des femmes de Lesbos, qu’il avait choisies pour lui, lorsque toi-même tu conquis la cité bien bâtie : elles avaient remporté sur toutes les femmes le prix de la beauté » ; accompagnant ces femmes de Lesbos, également la jeune Briséis. La scène est racontée dans l’Iliade (IX, 270-272) par un aède à qui on a donné le nom d’Homère. Un mythe ?
Le récit poétique est en tout cas en mesure d’éclairer un rituel qui nous est connu par quelques vers bien fragmentaires de Sappho (fr. 17 Neri).
Sappho fr. 17 Neri
⊗ πλάσιον δή μ’ [ ].έ.οισ’ ἀ[γέσθ]ω,
πότνι’ Ἦρα, σὰ χ[αρίε]σσ’ ἐόρτα,
τὰν ἀράταν Ἀτ[ρεΐδα]ι ποήσαν-
4 τ’ οἰ βασίληες·
ἐκτελέσσαντες μ[εγά]λοις ἀέθλοις
πρῶτα μὲν πἐρ Ἴ̣[λιον]· ἄψερον δὲ
τυίδ’ ἀπορμάθεν[τες· ὄ]δον γάρ εὔρη[ν
8 οὐκ ἐδύναντο,
πρὶν σὲ καὶ Δί’ ἀντ[ίαον] πεδέλθην
καὶ Θυώνας ἰμε̣[ρόεντα] παῖδα·
νῦν δὲ κ[ ]άραι πόημεν
12 κὰτ τὸ πάλ̣[αι
ἄγνα καὶ κά̣[ ]χλος
παρθε[ν γ]υναίκων
ἀ]μφισ.[
16 μετρ’ ὀλ[
πασ[
[ ] νιλ[
ἔμμενα̣[ι
20 [Ἦ]ρ̣’ ἀπίκε[σθαι. ⊗
Ici, près de moi, […] que l’on célèbre,
puissante Héra, ta fête [pleine de charme...
qu’instituèrent les Atrides [...
les rois renommés,
après avoir accompli de grandes actions,
les premiers, autour d’Ilion [...
qu’ils quittèrent pour se rendre ici même.
Mais ils ne purent trouver leur chemin,
avant de te rencontrer toi et Zeus le dieu des suppliants
ainsi que (le fils) charmant de Thyôné.
Mais maintenant aussi [...] nous accomplissons
comme autrefois.
D’une beauté inspirant le respect [...] la foule
... des] jeunes filles [... ] des femmes
autour […
mesure […
…
…
...] être
Hér]a, parvenir
Commençons par suivre le mouvement du poème : un appel à la déesse Héra pour venir assister, ici et maintenant, à la fête qui lui est dédiée, une célébration « pleine de grâce », comme le sont en leur beauté séductrice les femmes de Lesbos chantées par Homère. Cette fête cultuelle, elle a été instituée par les Atrides, les rois descendants d’Atrée, parmi lesquels Agamemnon, à leur retour mouvementé de la guerre de Troie. On sait quel est le sort réservé notamment à Agamemnon lui-même à son retour à Mycènes. Au début de leur périple de retour vers la Grèce, les rois grecs errants sont conduits par la divinité vers l’île de Lesbos où elle est présentement célébrée.
Mais, de manière révélatrice, la version évoquée par Sappho du retour des héros achéens est différente de celle racontée par le poème homérique des Nostoi, des Retours ; elle diverge en particulier de la version évoquée par le poème de l’Odyssée (III, 165-72) qui mentionne le passage par Lesbos de Nestor, de Diomède et de Ménélas, mais pas celui d’Agamemnon. La scène narrative composée par Sappho est donc centrée sur Lesbos, en rapport avec l’action rituelle présente.
Langue et musique
Du point de vue linguistique essentiels sont les éléments de « deixis », de démonstration référant cette allusion narrative à l’espace présent du chant du poème : « Ici, auprès de moi » comme premiers mots du poème ; puis « maintenant aussi » (vers 11), dès la brève narration terminée, pour référer le récit pour nous mythique au moment et à l’espace du chant du poème.
En effet le mode non seulement chanté, mais dansé des vers dont Sappho est l’auteure est indiqué par le rythme des strophes qui le composent ; ce sont cinq strophes dites sapphiques. Cela correspond à un rythme éolien que l’on retrouve autant dans les poèmes de Sappho elle-même, tel le fameux hymne à Aphrodite qui ouvre l’édition alexandrine des chants de la poétesse de Lesbos, que dans les poèmes de son collègue Alcée. Les deux poètes sont actifs dans la petite cité de Mytilène, tenue par différentes familles aristocratiques, entre le VIIe et le VIe siècles avant l’ère chrétienne. Composé quant à sa forme dans une langue marquée par formes dialectales et rythmiques, le poème est donc chanté et dansé sur un accompagnement instrumental.
Incluant des genres poétiques aussi divers que le péan (pour Apollon), le dithyrambe (pour Dionysos), l’hyménée (chant de mariage) ou le thrène (chant funéraire) cette grande forme poétique correspond à la définition que donne Platon du mélos : une poésie impliquant lógos, paroles chantées, rúthmos, rythme chorégraphique, et harmonía, mélodie instrumentale. Or cette définition intervient quand les partenaires du dialogue République (398bd) s’interrogent sur les formes narratives qu’il convient de retenir dans la cité idéale ; ces formes narratives ils les dénomment aussi bien mûthoi que lógoi !
Mythe et rituel
Le poème offre l’occasion de s’interroger sur ce que sont pour les Grecs les récits qui sont devenus pour nous des « mythes ». Pour désigner les actions du passé héroïque de la Grèce, les historiens tel Thucydide lui-même emploient les termes tà arkhaîa, par référence au temps des origines ou tà palaiá, par référence au temps d’autrefois. C’est précisément le terme tò pálai qui employé dans le poème de Sappho (vers 12) pour désigner le temps des Atrides, mis en relation avec le temps et l’espace du chant du poème, « ici et maintenant », en un geste démonstratif typique de la poésie mélique.
En tant que performance musicale rythmée, le poème composé par Sappho fait partie intégrante du rituel consacré à la déesse Héra. Mais Héra n’est pas la seule divinité dont la présence est appelée et suscitée par le chant même du poème. À ses côtés Zeus, le dieu des suppliants, et ce fils de Thyoné qui n’est autre que Dionysos. Si le temps du rituel ne reçoit pas dans notre texte fragmentaire de qualification plus précise que l’insistance sur le « maintenant », en revanche une composition mélique du poète Alcée (fr. 129 Voigt) permet d’en définir l’espace. Les vers d’Alcée s’adressent de manière analogue aux trois divinités mentionnées dans les vers de Sappho, partageant le même lieu : Zeus en tant que protecteur des suppliants ; Héra d’Éolie, la mère de toute chose ; Dionysos Kémélios, le mangeur de viande crue. Dans ce poème, également en rythme éolien, plusieurs indices d’ordre déictique montrent que ces vers sont chantés par un chœur et que ce groupe choral évolue dans le sanctuaire panlesbien consacré aux trois divinités invoquées au centre de l’île. Un autre poème du même Alcée (fr. 130 B, 17-40 Voigt) nous indique que, situé dans le Messon, « au Centre », ce sanctuaire commun aux différentes petites póleis de l’île de Lesbos abritait en particulier les célèbres concours de beauté destinés aux femmes ; ce sont elles que Sappho préparait à une féminité accomplie, par la grâce des attitudes esthétiques et de l’expression vocale, par l’éveil du sentiment animé, par la force d’Éros sous l’égide d’Aphrodite, et par les charmes de la parole poétique en performance musicale.
Genre et sexe
Mais qui est ce « moi », ce « je » qui interpelle Héra de manière rituelle dès le premier vers du poème ? Dans les classifications modernes, ce poème en « je » est considéré comme un poème « lyrique » : il devrait donc renvoyer à des mots par lesquels le poète exprime directement ses sentiments le plus intimes. Or si les mots du poème à Héra ont bien été composés par Sappho, ils sont certainement chantés par un groupe de jeunes filles, sans doute les parthénoi mentionnées, avec des femmes, au vers 14.
L’interrogation sur l’« instance d’énonciation » est ici décisive. Le « je » poétique renvoie aussi bien à l’auteure de ces vers qu’aux personnes qui, choralement, assument l’action rituelle chantée que représente le poème. Ces jeunes filles font sans doute partie du groupe, à caractère choral, que Sappho animait à Lesbos. Autant par la pratique du chant que par l’expression poétique des sentiments que peut éveiller la beauté féminine, les jeunes filles du « cercle » de la poétesse de Lesbos étaient préparées à leur rôle de femme adulte, sous l’égide d’Aphrodite, mais aussi d’Héra. Occasion de se poser la question du rôle social et culturel essentiel qu’assument en Grèce ancienne les rapports homoérotiques, dans une relation apparaissant comme asymétrique avec un jeune homme ou une jeune fille, et les relations qui nous apparaissent comme hétérosexuelles, notamment dans le mariage, animées les unes comme les autres par Éros et Aphrodite.
Du point de vue du genre, il est enfin à relever que dans le poème de Sappho, Héra joue le rôle principal dans la triade honorée dans le sanctuaire panlesbien de Messon, alors que dans le poème d’Alcée que l’on a cité c’est Zeus qui est évoqué en premier lieu. Dans l’appel direct à Héra, l’expression verbale au vocatif est installée dans le temps et dans l’espace du chant en train de s’accomplir. Ce temps et cet espace sont focalisés sur les figures féminines, probablement à l’occasion de la célébration rituelle des concours de beauté des Kallistéia.
Anthropologie historique et ethnopoétique
Les questions interprétatives suscitées par la lecture du poème de Sappho (fr. 17 Neri) relèvent toutes d’une anthropologie historique du monde grec et en particulier de ses manifestations poétiques. Le poème offre une version différente du nostos des rois achéens par rapport à celle portée par la tradition homérique : ces mythes sont à considérer comme des récits héroïques se référant au passé ancestral de la communauté civique pour légitimer le présent. Dans le retour aux catégories indigènes exigé par toute démarche anthropologique, on remarque que le terme mûthos renvoie à un discours argumenté et efficace alors que pour désigner les récits qui nous apparaissant comme des « mythes », on emploie les termes tà archaîa ou tà palaiá par référence au temps des débuts ou au temps d’autrefois. Question de sémantique, mais aussi de délimitation, pour nos conceptions de l’histoire et de la narration, entre le factuel et le fictif, dans la construction en littérature de mondes possibles.
Par ailleurs, les récits que nous englobons dans la catégorie moderne du mythe nous renvoient à la question du rituel ; il correspond ici au chant invoquant Héra et exécuté dans le sanctuaire réservé à la triade divine de Lesbos. La question relève de l’histoire des religions engageant aussi bien notre définition moderne de la religion que la question des pratiques qui nous apparaissent comme religieuses avec leur insertion dans la vie sociale et culturelle de la communauté civique. L’action rituelle est accomplie, dans la performance musicale, par des femmes ; elles participaient sans doute au concours rituel de beauté attaché à ce sanctuaire. L’interrogation sur la fonction de ces joutes en beauté féminine nous renvoie autant à la fonction sans doute initiatique de ce rituel qu’au rôle joué par un Éros dont le pouvoir relève pour nous de la sexualité.
Interrogation donc d’anthropologie comparative sur la fonction des rites d’initiation tribale réservés aux jeunes filles pour assurer leur passage à leur statut d’adulte ; interrogation aussi sur la sexualité impliquée par référence aux relations « homosexuelles » que les poèmes mêmes de Sappho mettent en scène ; interrogation encore du point de vue du genre par la comparaison avec les relations d’homophilie entre éraste et éromène revisitées notamment par Platon, avec leur fonction éducative fondamentale et avec les statuts socioculturels impliqués ; finalement interrogation d’ordre épistémologique sur la notion moderne de sexualité (cf. Michel Foucault) et sur celle de genre (cf. Joan Scott), en particulier comme catégories opératoires.
Enfin, dans le repérage des indices de l’énonciation, notamment quant au renvoi déictique à l’hic et nunc de la performance rituelle chantée dont le poème est l’objet, mais aussi quant à l’interrogation sur la consistance du je poétique, à la fois sujet de discours et sujet d’un acte cultuel dans l’appel à la présence de la déesse, essentiels sont les instruments offerts par une analyse des discours fondée sur une ethnopoétique.
Cette réflexion ne serait pas possible sans le travail philologique préalable requis par un texte fragmentaire. C’est une philologie qui doit être sensible non seulement à la syntaxe, à la forme dialectale et surtout à la sémantique des énoncés formant le poème ; mais le travail philologique doit aussi porter sur la forme métrique (renvoyant à une chorégraphie ritualisée) du texte et sur le langage poétique, en général formulaire, qui assurent la pragmatique du poème, en relation avec ses conditions d’énonciation et le contexte socio-culturel de sa performance.
Le sanctuaire où se déroulaient les cérémonies dans lesquelles on interprétait les chants de Sappho et d’Alcée a été retrouvé sur l’île de Lesbos :
Carte du sanctuaire de Messon (moderne Mesa sur l’île de Lesbos)
Vue des ruines du sanctuaire de Messon par Robert Koldewey, Die antiken Baureste der Insel Lesbos, Berlin, 1890, p. 47. Le site archéologique est maintenant aménagé pour les visiteurs.
Le poète Alcée et la poétesse Sappho imaginés par le peintre athénien Brygos vers 480-470 avant J.-C. sur une des faces d’un cratère à figures rouges trouvé à Agrigente (Sicile) et conservé à Munich, Staatliche Antikensammlungen 241
Ce texte de Sappho a été redécouvert grâce à des papyri, trouvés en Égypte. Les premiers et les plus importants pour le fr. 17 sont le Pap. Oxy. X 1231 et le PSI II 123.
Le papyrus 1231 d’Oxyrynque, contenant le fr. 17 de Sappho (IIe siècle apr. J.-C.) sur la colonne II :
Le papyrus PSI II 123 trouvé à Behnesa et conservé à la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence.