II- Étude générale de l’acte II du Tartuffe ou l'Imposteur Molière

Dans son célèbre film de 1925, Murnau, le génial réalisateur allemand, n’avait tenu compte que des trois actes du premier Tartuffe, celui qui avait été présenté à Versailles en mai 1664, ou tout au moins de ce qu’on pense avoir constitué les trois actes de ce Tartuffe, limité à l’intrigue topique : Mari/Femme/Amant. Le troisième acte devant se terminer comme dans le nôtre, sur la confusion de Tartuffe surpris par Orgon en train de courtiser Elmire.

Mais cette comédie paraissait inachevée par rapport à sa forme : soit une farce en un acte et en prose, soit une pièce en trois actes et en prose (modèle italien cf. Les Fourberies de Scapin), soit une comédie soutenue en vers et en cinq actes. La première pièce tirait certainement (cf. le film de Murnau)  plus vers la farce, avec ce côté gaulois et paillard contre les gens d’église. Il devait représenter un Tartuffe moins « noir », mais plus typique de ces directeurs de conscience établis dans les familles.

Pour satisfaire à la forme de la comédie soutenue, cette pièce est donc constituée d’une intrigue supplémentaire, la première (le femme convoitée) étant précédée du problème du mariage de Mariane.

L’acte II ne fait donc pas avancer l’action de la première intrigue et à vrai dire l’action n’y avance pas du tout, mais c’est aussi cette impasse qui va permettre de nouer les deux intrigues : c’est pour essayer de convaincre Tartuffe qu’Elmire demande à le voir. L’acte III de ce fait a dû être certainement modifié (Orgon ne croit pas Damis) et l’acte IV reprend comme l’acte I du reste avait fini, sur la question du mariage de Mariane, et c’est pour essayer de convaincre Orgon qui ne veut toujours pas céder qu’Elmire se décide à jouer la fameuse scène de séduction avec Orgon caché sous la table.

Ainsi du point de vue dramaturgique, cette histoire du mariage est la pierre d’achoppement qui fait progresser l’intrigue parce que précisément Orgon s’y montre inébranlable.

L’intérêt de l’acte II (dont on pourrait se passer puisqu’il ne s’y passe rien) est donc de rendre nécessaire la suite. Il est aussi de poursuivre le double portrait d’Orgon et de Tartuffe, qu’on n’a toujours pas vu sur scène. Enfin, cet acte est « l’acte de Dorine » : elle est constamment présente sur scène. Cet acte permet de montrer le caractère de Mariane face à la libre parole de Dorine qui va « jouer » tous les rôles qu’on pourrait attendre de Mariane, qui elle se contente du rôle convenu de la jeune fille soumise et désespérée.

Avant de commencer l’étude de cet acte, il faut se souvenir que l’acte I s’était terminé sur un dialogue Cléante-Orgon qui laissait prévoir la détermination d’Orgon : Cléante a beau lui dire qu’il manque à sa promesse s’il ne marie pas sa fille à Valère, Orgon, à chaque fois, cite « le Ciel », refusant de dévoiler encore le projet qu’il a de marier sa fille à Tartuffe. Aussi l’acte II s’ouvre-t-il normalement comme on s’y attend sur un dialogue Orgon-Mariane où Orgon annonce son projet à sa fille.

Composition

Cet acte est composé de quatre scènes :

Scène 1 : Orgon-Mariane ; l’annonce du projet d’Orgon est interrompue par Dorine qui est entrée avant la fin de la scène, d’où le « Que faites-vous là ? »

Scène 2 : Dorine(Orgon-Mariane ; Dorine reste sur scène et répond, à la place de Mariane réduite à être spectatrice de la discussion entre eux. Malgré les arguments de Dorine (« un gueux »… que Mariane trompera !) Orgon têtu est encore plus résolu à faire ce mariage.

Scène 3 : Mariane-Dorine ; Mariane est désespérée, mais Dorine lui dit qu’elle doit réagir, que ce désespoir n’est qu’une pose, mais Mariane reste toujours aussi désespérée.

Scène 4 : Mariane-Valère-Dorine ; C’est d’abord une scène de dépit amoureux où Dorine est spectatrice et ensuite une réconciliation grâce à son entremise.

Quant à la suite, il faut constater que tous admettent que la décision d’Orgon est irrévocable, et le seul expédient trouvé par Dorine, c’est de trouver des délais à l’affaire.

Pourquoi les choses ne peuvent-elles avancer ?

En raison même des contradictions paralysantes qui structurent la pièce : conflit de deux « ordres » qui l’un et l’autre sont viciés : « selon la norme Orgon jouit de plein droit de son pouvoir de père et Dorine au nom de Mariane a bien tort de combattre ce pouvoir. Mais Dorine, de son côté, a raison d’annoncer des désordres quand Orgon veut forcer Mariane à un mariage mal assorti ». Se voit à l’œuvre toujours la même contradiction de ces personnages qui défendent contre l’autorité – dévoyée – du père de famille, le retour à une norme où le père de famille serait autoritaire pour garantir l’ordre.

En tout cas, ni Dorine n’arrive à convaincre Orgon, ni elle ne réussit à secouer Mariane pour la faire sortir de sa résignation. C’est que cette obéissance au père fait justement partie aussi de cette norme que Dorine défend contre tous les désordres possibles.

Le ballet des personnages

Puisque les choses sont statiques, l’homme de théâtre qu’est Molière va alors choisir de rendre les scènes dynamiques grâce à une sorte de ballet des personnages. (cf. toutes les didascalies)

Au début de la scène 2, il faut imaginer la découverte de Dorine par Orgon. Puis la scène montre comment Dorine empêche Orgon de parler à sa fille (cf. la didascalie « elle l’interrompt toujours »). Et de façon inverse, chaque fois qu’il veut la surprendre à parler, elle se tait (cf. la seconde didascalie).

Puis Orgon (c’est la troisième didascalie) « se tourne devant elle » alors que Dorine s’empare de la parole en prétendant « se parler à elle-même ». Le jeu de scène se complique alors : Orgon, exaspéré, veut souffleter Dorine au moment où elle ouvrira la bouche, ce qu’elle se garde bien-sûr, de faire (c’est la quatrième didascalie). Donc Orgon a un œil sur Dorine avec la main levée, et l’autre sur Mariane, à qui il veut continuer à parler. Evidemment, Dorine, en s’enfuyant, répond à la place de Mariane, et, (sixième didascalie) Orgon veut la souffleter, mais la manque. Orgon, grotesque, suffoque, il ne peut même plus parler, et c’est lui qui doit quitter la scène !

Ainsi, du point de vue scénique, c’est Dorine qui l’emporte, mais du point de vue de l’intrigue, Orgon n’a pas bougé d’un pouce.

Quant à la scène 3, Molière fait apparaître dans quelle impasse s trouve Mariane qui ne veut ni résister ni se résoudre à son sort. Dorine menace alors de cesser de batailler pour elle (cf. « Je suis votre servante »), mais Mariane veut la retenir, et là encore, la dynamique de scène est reprise : Mariane, pour émouvoir Dorine fait mine de partir.

Même jeu de scène dans la scène 4, où ce sera au tour de Valère d’esquisser à chaque fois un mouvement de départ, jusqu’à ce que d’un geste Dorine l’arrête, avant qu’elle ne coure à nouveau vers Mariane (cf. les didascalies symétriques) et qu’elle parvienne enfin à rapprocher la main de l’un et de l’autre. La scène se conclut par une ultime fausse sortie de Valère (qui là partait vraiment pour obéir à l’impérieux « sortez, vous-dis-je » de Dorine) mais il ne se résout pas à quitter Mariane ! Et c’est Dorine qui les sépare, après qu’elle a réussi à les rapprocher.

Il faut donc pour étudier ces scènes être particulièrement attentif à la position des personnages sur la scène au moment où ils parlent.

La question du mariage

S’l ne s’est rien passé, cela veut dire que la question du mariage reste en suspens. On a déjà vu que cette question était le moteur de l’intrigue. Mais il faut voir ce qu’elle deviendra à l’acte IV : « les choses se sont en fait aggravées et toute la famille essaie d’émouvoir Orgon en le mettant en face du désespoir de sa fille. On ne parle plus de Valère. Il s’agit de sauver Mariane de Tartuffe. Cela marque un recul de la famille et le triomphe d’Orgon (et de Tartuffe). Donc après la crise de l’acte III, qui aurait dû faire avancer l’intrigue, on fait marche arrière ».

C’est ce qui explique la gravité du début de l’acte IV. La tirade de Mariane a quasiment les accents d’Iphigénie dans la pièce de Racine, dans la mesure où c’est un désespoir réel qui est en jeu. Et Orgon le comprend bien. Il se durcit volontairement le cœur (« Allons, ferme mon cœur… ») et il devient réellement méchant cf. la cruauté de sa réplique au vers 1277 (« … de quoi vous faire rire… »). Et il en vient même à utiliser de façon pervertie la morale chrétienne (ce mariage, dit-il, sera le lieu et l’occasion d’une mortification !). Tout est donc paralysé, et c’est ce qui amènera Elmire à prendre à nouveau l’initiative.

Mais à ce moment-là, quand Orgon menace la famille, parce que, menacé, il a pris des mesures d’urgence (Damis banni, Mariane donnée à Tartuffe),à ce moment-là donc Tartuffe se sépare de lui : le parasite va devenir le dévorateur de l’hôte. Tartuffe ne va plus vivre par Orgon, il veut vivre par lui-même… et c’est ce qui va le perdre !

Le double portrait d’Orgon et de Tartuffe

L’intérêt de cet acte est donc aussi de poursuivre le portrait de Tartuffe. C’est par la bouche de Dorine qu’on apprend sa situation : « un gendre gueux » (484), ce qu’Orgon rectifie en racontant ce que Tartuffe lui aura dit de sa misère (un gentilhomme dépossédé de son bien, en raison même de son peu d’intérêt pour « les choses temporelles », propos qui sont aussitôt dénoncés par Dorine, qui s’en prend à une vanité et un orgueil bien contraires à l’humilité prétendue de Tartuffe.

Avec Mariane, dans la scène 3, l’ironie de Dorine s’en donne à cœur joie. Elle reprend ce qu’elle avait dit déjà à Orgon dans l’acte I : « Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri », se oque d’un « époux si beau »et fait allusion à cette vie que vaudrait à Mariane l’union avec Tartuffe ?

Quant à Orgon, on voit à nouveau la contradiction qui le structure : une fonction (père-roi) et une passion (son amour pour le dévot Tartuffe). Et l’on voit ici les effets négatifs de cette double caractéristique : il utilise son pouvoir sur sa fille pour satisfaire sa passion. On voit son pouvoir absolu dans la scène 1 de notre acte, et donc le déchirement de ceux qui lui sont soumis, partagés entre obéissance et désobéissance, au nom de la même norme.

On voit aussi ce travers qu’il a de vouloir imposer ce qu’il veut à des natures quine peuvent l’accepter : comme avec Tartuffe, il veut faire coïncider les êtres avec l’image qu’il se fait d’eux.

C’est un héros pleinement comique dans cet acte, où il n’a pas cessé d’être fidèle à lui-même (au théâtre les natures ne changent pas), et il est complètement ridicule à la fin de la scène 2, où l’on voit qu’il ne parvient même pas à se faire respecter de sa « servante » (ce qui explique du reste qu’il s’appuie sur Tartuffe, qui lui redonne confiance en lui). Un « minus » qui pourtant est en position de pouvoir absolu. Voilà la réalité.

Mariane et Dorine

Il y a dans leur opposition une complémentarité intéressante. L’une en effet semble se conformer à un rôle plus ou moins consciemment assumé, et l’autre au contraire manifeste sa supériorité par une parole, et des rôles multiples qui vont dénoncer du reste cette espèce d’obstination de Mariane à se cantonner dans ce rôle qu’elle joue.

Dans la scène 1, il s’agit pour Orgon de faire dire à Mariane qu’elle veut épouser Tartuffe. Toute cette scène est basée sur la répétition du verbe « dire » : Mariane est soumise à son père : 

J’en dirai tout ce que vous voudrez

Mais elle n’arrive pas à dire ce qu’Orgon voudrait entendre d’elle :

Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

La soumission de Mariane débouche donc sur le silence : elle ne veut pas se révolter, mais elle ne peut ni ne veut prononcer les mots qu’Orgon attend.

Dorine au contraire dans la scène 2 commence par la raillerie puis elle va argumenter (« Que vous apporte une telle alliance ? »), ensuite elle ne cesse plus de parler, prenant enfin la place de Mariane (cf. Les vers 563 à 579 : « Si j’étais à sa place… / Je me moquerais fort de prendre un tel époux »). Du reste, c’est ce qu’elle reproche à Mariane dans la scène 3 :

Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole ?
Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?

Et elle poursuit en accumulant les arguments qu’aurait dû employer Mariane.

Cette facilité à parler la conduit à changer plusieurs fois de registre ; face à une Mariane monotone, elle a déjà montré son esprit de raillerie avec Orgon, ici elle montre sa capacité à résister, puis, voyant qu’elle ne convainc pas Mariane, elle traite alors les choses de manière ironique (« bravo, mariez-vous… même si c’est à un singe… »), avant de céder à la « pitié » et de consentir à aider Mariane. Elle a ce même rôle volontaire dans la scène avec Valère. On peut encore une fois constater son franc-parler qui dénonce ici les conduites « convenues » pour en montrer le caractère artificiel. Dans cette scène, Dorine se fait à la fois metteur en scène et dénonciateur de la mise en scène : elle réunit ou sépare les amants mais elle dénonce leur jeu.

C’est que Mariane est une héroïne de comédie elle aussi, dans la mesure elle sur-jouer le rôle de la fille soumise et désespérée. Elle n’est pas une héroïne de tragédie, et aucune valeur réfléchie ne la guide : quand elle est sur le point de céder à son père, c’est par impuissance, non par choix. « Elle est incapable de penser sa situation. Et quand elle fait preuve de quelque hauteur, il semble qu’elle récite quelque leçon apprise dans les romans. » Elle est l’obéissance. Elle se tait dans la scène 2 et ne retrouve la parole sans la scène 3 que pour reconnaître le pouvoir du père cf. vers 589 « Contre un père absolu, que veux-tu que je fasse ? ». Et l’on voit alors, dans ses réponses à Dorine, le caractère convenu de ses arguments, quand elle refuse de sortir d’une décence  qu’on ne voit que dans les romans, pour montrer son amour pour Valère :

Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille… ; (635)

« La petite bourgeoise obéissante essaie de s’élever à la hauteur de l’héroïne romanesque ». Et Dorine va dénoncer cette affectation qui n’est pas de mise dans l’univers bourgeois (et de comédie) où évoluent les personnages.

Ainsi Mariane, sans le savoir vraiment, se donne le beau rôle en usant du vocabulaire des victimes héroïques (suicide… devoir…). Mais elle ne peut s’y tenir, elle ne supporte pas que Dorine s’en aille. Et le comique vient de cette contradiction entre cette pose héroïque et sa faiblesse. Dorine, quand elle la prend à son jeu,(« épousez donc Tartuffe !) fait éclater sa mauvaise foi.
Cette même littérature galante semble imprégner les rapports Valère-Mariane. Quoi de plus convenu que le début - un peu long - de la scène 4 ? (D’ailleurs Valère a le nom du jeune premier dont on sait qu’il aime Mariane d’un amour réciproque).

Pourtant dans ce qu’il a de convenu, cet échange verbal et visuel montre deux choses : d’une part la soumission de Mariane à la puissance paternelle, ce qui marque le début de la réaction de dépit de Valère, non pas causée par une coquetterie de Mariane, mais par ce respect rigide pour son père. Et Valère réagit dans la mesure où il ne se sent pas « préféré » à la volonté du père. On voit d’autre part que la brouille aurait pu être réelle sans l’intervention de Dorine, ce qui montre les effets désastreux des désordres que pourrait entraîner la corruption du chef de famille.

Quant aux stratagèmes proposés par Dorine, il semble qu’ils aiguillent vers une piste qui ne sera pas suivie (d’ailleurs quelquefois la tirade est coupée). En réalité, si tout ceci ne passe pas, c’est que le surgissement de Tartuffe bouleverse le cours des choses et celui de la pièce elle-même !

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