I- Les rapports entre Orgon et Tartuffe Molière

1.La scène d’exposition

1. Étude générale

Une scène de famille où tous les personnages (sauf les protagonistes Orgon et Tartuffe) sont sur scène comme dans la dernière scène, ce qui montre l’unité de l’œuvre.

Structure

Trois moments :

  • vers 1- 41 : le portrait de chaque personnage
  • vers 42 – 92 : Tartuffe
  • vers 92 – 170 : les portraits de Dorine et le départ de Madame Pernelle

Une étude de la scène dans son ensemble demande qu’on justifie ce qui fait le lien entre les parties (On a pu dire que les portraits faits par Dorine étaient superflus, par exemple), le but de cette scène d’exposition étant d’établir une norme par rapport à laquelle le spectateur pourra juger les personnages. Or tous sont polis, courtois, et sympathiques, sauf Madame Pernelle. Donc tout ce qu’elle dira sera interpréta comme faux par le spectateur, qui sera déjà mal disposé à l’égard de Tartuffe. Cette norme est celle du vrai et du faux, ou encore de l’être et de l’apparence ; et l’erreur de Madame Pernelle, on le verra, est de trop croire aux apparences. On comprend par conséquent l’utilité de la troisième partie de la scène, où l’on voit qu’avant de juger les gens, il faut savoir la motivation de leur jugement et ne pas confondre ce qu’ils disent (apparence) avec ce qu’ils sont (et qui motive leurs paroles).

Donc cette scène d’exposition montre d’une part un problème général (savoir juger correctement selon l’être et l’apparence), d’autre part un problème particulier (la division d’une famille en deux camps) et ce qu’il faut en penser, à savoir que les uns défendent la norme, et que les autres ont tort.

Mouvement

On a souvent remarqué que la scène commence par une « sortie » (aux deux sens du mot) : cette sortie de Madame Pernelle se faisant à retardement puisqu’elle ne sort effectivement qu’à la fin de la scène. Il y a donc une sorte de mouvement crée par ses allées et venues vers la sortie. Au vers 7 elle répond à Elmire, elle s’arrête, redit qu’elle part (cf. v. 1, 3, 9) mais c’est pour considérer l’ensemble des personnages et s’avancer à petits pas jusque sur le devant de la scène (et jusqu’au vers 40 qui marque la fin de la première partie). Et, pour bien marquer le changement de mouvement, il faudrait qu’elle se remette, en tournant le dos, à gagner la sortie par le fonds de la scène. Mais au mot de « Tartuffe », brusque volte-face qui, se prolongeant d’abord par un repli (jusqu’au vers 86), se conclut par un nouveau retour agressif au-devant de la scène, où elle reste jusqu’à sa dernière tirade à partir du vers 141, et tout en la disant, elle s’en va (vers 165) en souffletant Flipote. (Et tous sortent après elle).

Donc une scène comique où le rire est franc. Molière l’avait voulu ainsi en faisant jouer le rôle par Béjart, un comédien (et non une comédienne) boîteux.

Une exposition modèle (Lavielle)

Bien que rare (on commence en général par un dialogue), elle a les qualités d’une exposition parfaite :

  • Elle est claire : les liens de famille sont connus les plus naturellement du monde, et le problème y est immédiatement posé : la famille se débarrassera-t-elle de Tartuffe, ou bien se laissera-t-elle mystifier elle aussi ?
  • Elle est complète : tous les personnages sont présentés. Aucune évolution ne se dessinera ensuite : l’univers de la comédie est fixe, les natures sont inchangées (même Orgon, qui n’a pas vraiment recouvré la vue, à la fin de la pièce). Donc Mariane est douce, Dorine insolente, Cléante raisonneur…
  • Elle est naturelle : celle qui parle est une vieille femme qui, comme tous les gens âgés, est sûre de détenir la vérité, et injurie une famille trop bien élevée.
  • Elle engage l’action : démasquera-t-on Tartuffe ?

Une comédie dans la comédie

Non seulement parce que cette exposition est comme un sketch fermé à l’intérieur de la comédie, mais surtout parce que Madame Pernelle est une vieille radoteuse qui a dû cent fois dire la même chose, et que son langage est une sorte de ritournelle que les autres personnages sont habitués à entendre, donc pour laquelle ils constituent un public.

La scène commence et finit par une adresse à Flipote : Madame Pernelle est pressée de partir, mais c’est elle qui parle ! c’est le procédé de la fausse sortie qui doit faire rire tous les autres personnages.

Donc une ouverture qui donne le ton de la pièce, et c’est ce ton qui a indigné les dévots : comment plaisanter ainsi quand il s’agit de religion ? (cf. la tirade 149-154 : on rit alors qu’on devrait presque approuver).

2. Étude particulière v. 1 – 41

Dans ce début en mouvement, constitué par une sortie de madame Pernelle chaque fois retardée par le plaisir de dire à chacun ses quatre vérités, nous essaierons de montrer comment ces premiers vers permettent de préparer la suite tout en présentant chacun des personnages.

Il n’y a pas dans ces vers proprement de structure, sinon des échanges rapides où Madame Pernelle parle et empêche les autres de parler.

Le premier vers marque le mouvement vers la sortie (Allons… allons, avec un rythme alerte 2/2/2/4). « Que d’eux je me délivre » « Eux », tous les autres, qui font corps devant elle, et ce « je me délivre » marque un sentiment de gêne.

La première, Elmire prend la parole, le rythme change et l’actrice doit essayer de calquer sa démarche sur celle de Madame Pernelle, qu’elle veut raccompagner poliment, et dont elle veut essayer de calmer la colère. Noter dans la réplique de Madame Pernelle la répétition de l’impératif « Laissez… laissez » sur le modèle des deux « Allons » précédents, reproduisant comme ce rythme mécanique de son discours, et le « Ma bru » qui montre l’identité d’Elmire. Et elle oppose la politesse d’Elmire à la réalité (on se moque d’elle !). Mais peut-être ne manquerait-elle pas de pester si on ne la raccompagnait pas. Et la réponse d’Elmire du reste justifie ce qu’elle vient de dire (à savoir qu’on ne la raccompagne que pour la forme, « des façons » dont elle peut se passer) « De ce que l’on vous doit, envers vous on s’acquitte » : Il n’y a pas de relation affective, mais simplement une dette et des devoirs.

Puis Elmire pose une question qui sous-entend que Madame Pernelle a écourté sa visite (« D’où vient que vous sortez si vite ? ») Avec ce verbe « sortir » qui fait malicieusement de cette rentrée sur scène  (la salle basse, sorte d’antichambre) un départ.

Puis c’est la première tirade de Madame Pernelle qui mélange dans ses récriminations des jugements généraux et des reproches personnels cf. « tout ce ménage-ci » (une façon de vivre), jugement général, et « nul souci » de « me complaire », reproche personnel. Les quatre vers suivants reprennent le jugement moral où est condamné un certain mode de vie. « Je sors » dit-elle (nouveau mouvement esquissé » « fort mal édifiée » ((être édifiée, c’est être moralement améliorée). Et elle continue à mélanger des griefs personnels et des griefs généraux : elle se dit « contrariée » parce que ses « leçons » ne sont pas respectées, et dans ce terme, il faut entendre à la fois des principes de vie qu’elle voudrait inculquer, et des demandes personnelles. Et elle finit en dénonçant un véritable désordre dans cette maison : « On n’y respecte rien, chacun  y parle haut/ Et c’est tout justement la cour du roi Pétaut » (autrement dit une « pétaudière ».

Ces vers doivent être prononcés sur un ton acariâtre, celui de jérémiades, qui font sourire les autres. Ce que nous comprenons déjà, c’est qu’elle se trompe, mais ce que nous comprendrons ensuite, c’est qu’elle ne se trompe pas sur  la réalité, mais sur la raison de cette réalité : il y a bien désordre, mais la raison en est Tartuffe, cette intrusion non de la religion mais du parasitisme dans la maison.

Remarquons le niveau de langue : Madame Pernelle qui a vécu une partie de sa vie sous Louis XIII parle une langue plus vigoureuse, et a le goût des expressions proverbiales.

Le jeu de scène suivant jusqu’au vers 41 consiste à clouer le bec à chacun des personnages sans leur laisser le temps de parler, mais en même temps à présenter de façon inversée tous les personnages : Dorine la première veut lui répliquer, elle est toujours très vive et spontanée, ce qui devient dans la bouche de Madame Pernelle une fille « trop forte en gueule et fort impertinente ». Mais Dorine est beaucoup plus qu’une servante, c’est une « fille suivante », elle est attachée au service particulier d’une femme ou d’une jeune-fille (et d’ailleurs elle sait très bien parler, comme on le voit plus avant dans la scène). Elle fait aussi vraiment partie de la famille. Et madame Pernelle fait son portrait en deux vers, avec toujours des expressions très concrètes : « trop forte en gueule », elle « donne son avis sur tout ». Ce portrait est juste, puisque Dorine parle beaucoup, mais il exprime aussi un jugement qui confirme l’antagonisme avec les membres de la famille, et un jugement qui est à rejeter, puisque madame Pernelle est la vieille radoteuse. Ce qui est intéressant, c’est que chaque portrait comporte malgré tout à chaque fois une part de vérité.

Pour Damis, c’est la même chose, il est impulsif lui aussi (« mon fils » veut dire « petit-fils ») ; « Vous êtes un sot en trois lettres… » (manière d’allonger le monosyllabe « sot »). Et Molière en profite pour préciser de la façon la plus naturelle du monde les relations de parenté (« votre grand-mère… Mon fils votre père…). On retrouve le même radotage dans le « J’ai prédit cent fois… », et la grand-mère se ridiculise en traitant Damis, qui est adulte, de « méchant garnement ». Donc elle rejette Damis à cause de la même erreur d’interprétation, car si c’est vrai qu’il donnera du tourment à son père, c’est au contraire parce qu’il cherchera à le sauver, malgré lui ; la suite de la pièce dément les intentions prêtées aux personnages par madame Pernelle, même si elle justifie leurs traits de caractères (cf. le caractère impulsif de Damis par ex. en III, 3 quand il sort trop vite du cabinet où il est caché pendant la déclaration de Tartuffe à Elmire, ou en V, 2 « Je veux lui couper les deux oreilles… »).

Puis c’est le tour de Mariane, « sa sœur » (identité de Mariane ainsi montrée) ; la rime « discrète/doucette » définit justement le caractère de Mariane, qui reconnaît elle-même qu’elle est timide (et Dorine lui reprochera sa passivité). Mais, proverbe à l’appui (« il n’est pire eau… ») madame Pernelle l’accuse d’être hypocrite, en menant « sous chape   un train que je hais fort ». Jugement faux, mais qui recèle une part de vérité parce qu’on verra que derrière sa douceur se cache une âme passionnée qui veut se donner la mort si son père la force au mariage.

Puis c’est le tour d’Elmire. C’est là que madame Pernelle se montre vraiment pleine de haine, comme l’est traditionnellement une belle-mère pour sa belle-fille. Elle est taxée de mauvaise conduite, elle l’accuse d’être dépensière (on est chez des bourgeois assez aisés, mais elle est, dit-elle, « vêtue comme un princesse », ce qui ne doit pas être le cas, le spectateur doit apprécier l’exagération, alors que madame Pernelle doit être, en face d’elle, habillée de vêtements râpés) ; enfin elle insinue qu’elle est infidèle et qu’elle cherche à séduire. Et la comparaison avec la première femme d’Orgon (qu’elle devait tout autant détester !) permet de faire comprendre qu’Elmire n’est pas la mère des enfants d’Orgon, qu’elle est probablement plus jeune que lui, et donc qu’elle peut être courtisée par Tartuffe.

Toujours est-il que le spectateur doit juger des paroles d’après ce qu’il voit : une austérité des vieux âges, du rigorisme, en face d’un style de vie plus souple, celui d’une bourgeoisie  qui s’est enrichie… Mais là encore, ce n’est pas faux de dire qu’Elmire peut être séductrice, et on le voit quand elle le devient pour montrer à son mari la duplicité de Tartuffe.

Le dernier à avoir son compte réglé est Cléante, « Monsieur son frère » ; après l’antiphrase, de pure politesse, et dont l’exagération montre la fausseté : trois verbes pour lui dire le bien qu’elle pense de lui « je vous estime…vous aime, vous révère », elle veut carrément lui interdire la porte d’Orgon : « Je vous prierai de n’entrer point chez nous » (c’est lui l’intrus !  et elle fait comme si elle était chez elle !). Et ce qu’elle lui reproche, c’est de lui faire une concurrence directe, puisque si elle fait des « leçons », lui, de son côté « prêche des maximes de vivre » qui sont pour elle des maximes de dévergondages (que « d’honnêtes gens » ne doivent point suivre). Les deux derniers vers devraient se prêter à un jeu de scène : Cléante abasourdi de se voir traiter ainsi, lui, l’homme honnête, poli, mesuré… ce que madame Pernelle dit de lui est faux, bien-sûr, puisque (cf. préface) Cléante est l’homme de bien que Molière a voulu opposer à Tartuffe, mais il est vrai aussi que dans la pièce, il est le raisonneur, qui veut raisonner Orgon aussi bien que Tartuffe. Tout le problème est de savoir si c’est lui qui représente la norme de la pièce (oui, d’après Molière, mais peut-être est-ce là le scandale…).

Conclusion

En définitive madame Pernelle semble avoir une vision inversée de la réalité (et elle prépare ainsi celle d’Orgon) : elle accuse les personnages de vouloir détruire l’ordre familial alors qu’au contraire ils vont agir pour le sauver, mais en usant de ce comportement de leur nature, bien vu par elle, comme des moyens pour y réussir (nature impulsive de Damis, dissimulée de Mariane, séductrice d’Elmire, raisonnable de Cléante) ; c’est en ce sens que ce début prépare très habilement la suite.

3. La querelle autour de Tartuffe : Etude des vers 41 – 85

IL faut commencer par justifier le nouveau sujet : Tartuffe ; il ne pouvait venir qu’à ce moment-là, et se trouve doublement justifié :

  • Dans le prolongement du désaccord entre madame Pernelle et sa famille, c’est une illustration concrète de l’opposition de leur jugement : ce que l’une apprécie, les autres le rejettent.
  • Puisque le début avait pour fonction de construire la norme de la pièce et de montrer qu’elle était représentée par ceux qui n’étaient pas ridicules, le spectateur sait d’avance que dans le procès de Tartuffe qui va se passer, madame Pernelle a tort, donc que Tartuffe est réellement ce dont on l’accuse.

La scène ici se réduit à un dialogue entre trois personnages : madame Pernelle, toujours en colère, Damis, parce qu’il est plus emporté que les autres, et Dorine, parce qu’elle a la langue bien pendue. Du reste les répliques ne sont pas au même niveau, et c’est normal : Damis dialogue avec sa grand-mère, et Dorine commente en aparté  jusqu’à ce qu’elle prenne la direction du dialogue (et Damis s’efface), ce qui constitue donc le mouvement du dialogue.

Enfin, comme c’est naturel dans une scène d’exposition, le spectateur va être informé de la situation concrète au moment où la pièce commence : un personnage s’est introduit dans la maison, élément perturbateur dont un premier portrait s’ébauche ici, créant une attente qu’il s’agira pour Molière de savoir combler.

Nous montrerons comment ce passage permet donc un premier portrait de Tartuffe d’autant plus naturel qu’il se fait à travers une confrontation de deux points de vue différents, et comment la situation décrite est dynamisée par Molière, la situation existante étant en passe de changer.

Première partie

Elle est constituée d’un échange de répliques qui s’enchaîne le plus naturellement du monde : madame Pernelle vient de dire à Cléante qu’il prêchait des maximes de vivre bien peu recommandables, ce qui provoque la réaction de Damis : « Votre monsieur Tartuffe est bien heureux… » : donc un enchaînement sur ce thème de la prédication. Et le reste est un enchaînement soit sur le thème, soit sur un mot : Madame Pernelle : « C’est un homme de bien et je ne puis souffrir » Damis « quoi ! je souffrirai, moi » ; de même, Dorine « car il contrôle tout… » madame Pernelle : « Et tout ce qu’il contrôle… », ou encore madame Pernelle « Et mon fils à l’aimer vous devrait tous conduire »/ Damis : « il n'est père ni rien/Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien » (enchaînement sur le thème).

Damis, par l’ironique « Votre monsieur Tartuffe » montre déjà sa position par rapport à Tartuffe. Et la réplique de madame Pernelle donne une première définition du personnage, à laquelle le spectateur ne peut déjà plus adhérer : un homme de bien, qu’on doit écouter. Et c’est un nouveau sujet de colère de la vieille femme : « Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux / De le voir quereller par un fou comme vous » (assonances suggérant cette colère contre ce Damis dont on a déjà évoqué l’impulsivité). La réponse de Damis est vive  et explique la raison de son hostilité : « un cagot de critique » (un cagot, c’est un faux dévot, et l’expression veut dire que c’est un critique qui n’est qu’un faux dévot),  qui « usurpe céans un pouvoir tyrannique » consistant à empêcher tout divertissement (c’est-à-dire tout autre occupation que religieuse). Noter la rapidité de la présentation : en trois vers on sait qui est Tartuffe. Or cet hypocrite nous est présenté comme un usurpateur : il prend le pouvoir du père pour l’exercer de façon tyrannique ; Et où ? Là où il ne devrait pas le pouvoir, c’est-à-dire « céans » (noter la place du mot au milieu du vers). Donc nous comprenons bien ici que la norme en réalité est beaucoup moins représentée par Tartuffe (et ceux qui le soutiennent) que par ceux qui refusent l’ordre qu’il veut imposer parce qu’il est un usurpateur, c’est-à-dire précisément un causeur de désordre.

Dorine va compléter ce portrait en renchérissant : que sont ces « maximes » par lesquelles il veut régler la vie de tous ? « On ne peut faire rien qu’on ne fasse des crimes » : donc  une condamnation de toute occupation au nom de la piété : Tartuffe est un empêcheur qui paralyse toute l’activité normale de la maison : « Car il contrôle tout, ce critique zélé » (noter l’antithèse tout/rien). Et le verbe « contrôler » suggère un pouvoir tyrannique.

Madame Pernelle réplique sur le même terme (« fort bien contrôlé ») et les deux vers suivants expliquent pourquoi : « C’est au chemin du Ciel qu’il prétend vous conduire ». A ses yeux, Tartuffe veut détourner du monde profane le reste de la famille pour les conduire vers Dieu. (et il faut se souvenir que celui qui dit ces vers sur scène est un homme boîteux qui excite le rire…). Puis vient la première mention d’Orgon : « Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire » (induire est un terme du vocabulaire religieux précisément), ce qui est à la fois un reproche à Orgon, qui n’arrive pas à imposer ses choix, mais pour les spectateurs le premier signe et de l’impuissance d’Orgon, et de son appartenance au camp de Madame Pernelle/Tartuffe. Nous voyons aussi le lien entre l’amour pour Tartuffe (« à l’aimer ») et le «chemin du Ciel » : c’est  par ce lien que Tartuffe fondera son influence sur Orgon.

Damis enchaîne donc sur ce thème (le père et l’amour) et les trois premiers vers sont un net refus de considérer Tartuffe comme quelqu’un d’estimable à qui il voudrait « du bien » (et remarquer la forme péremptoire de ces vers : « il n’est… ni  rien… qui ne puisse… », en expliquant qu’il n’est pas hypocrite comme lui pour dire ce qu’il ne pense pas. Et au contraire, ce qu’il va exprimer, c’est sa colère contre lui (dont on saura de plus qu’elle est intéressée parce que son propre mariage est lié à celui de Mariane), et l’on constate encore la nature impulsive de Damis : « Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte… Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat » (ce qui annonce ce qui va se passer à l’acte III). Il le traite aussi de « pied-plat », autre épithète méprisante qui suggère un paysan, un va-nu-pied. Le spectateur comprend mal la hargne de Damis, et Dorine va intervenir pour mieux l’expliquer.

Deuxième partie

Dorine explique donc de façon plus claire ce « scandale » qui s’est produit et que Damis supporte si mal. Noter la structure de la tirade avec sa tournure emphatique qui met en évidence le scandale consistant à assister à cette prise de pouvoir par un inconnu, qui de plus est sans le sou, qui n’a pas su ni voulu rester à sa place, et qui au contraire s’oppose à tout et commande à tous. C’est donc une très longue phrase qui dit l’indignation de Dorine devant les excès de ce parasite. Notons qu’ici il est moins fait allusion à son hypocrisie (ce moyen de parvenir) qu’à cette espèce de parasitisme qui s’est développé au maximum pour atteindre le renversement souhaité : s’emparer du pouvoir du maître de maison. Et ce scandale se manifeste par de lourdes oppositions : « inconnu »/« céans s’impatronise » (faire le « patron », le saint du village !) : mains mise sur ce lieu, « céans », la scène, donc. Les épithètes par lesquelles Dorine l’appelle (« gueux, pied-plat) s’opposent à sa situation : il « contrarie tout » et il « fait le maître » et il « contrarie » avec ses maximes vertueuses toute activité.

Il y a donc ici une histoire qui est évoquée, ou plutôt une transformation dont on ne voit que l’aboutissement sans en connaître la cause, et l’intérêt est piqué : comment, pourquoi cet inconnu, ce gueux, est-il devenu le maître de céans ?  (et remarquer aussi la thématique de la farce, avec ces mots concrets, et ce thème du parasite qui a abusé des faveurs de son hôte).

Là-dessus madame Pernelle réplique vivement avec une interjection un peu désuète (« merci de ma vie ! ») et un vœu « Il en irait bien mieux / Si tout se gouvernait par ses ordres pieux » : on voit là le vrai scandale : que les « ordres pieux » représentent en réalité un dés-ordre, une nuisance dans la famille puisque cet indiividu prend la place du Père.

Dorine n’hésite pas alors à dénoncer l’hypocrisie de Tartuffe (cf. « Il passe pour un saint dans votre fantaisie » : vision fausse de madame Pernelle, qui s’oppose à la réalité « tout son fait » n’est rien qu’hypocrisie »). La réplique de Dorine vient à point pour avertir le spectateur que ces « ordres pieux » ne sont pas suivis parce qu’ils émanent d’un hypocrite, d’un comédien, qui se sert du Ciel pour s’emparer d’une maison (et non parce que ces ordres sont « pieux », comme on aurait pu, à tort, le croire, quand la pièce commence. La clarté des propos de Dorine supprime donc d’emblée toute ambiguïté. Mais madame Pernelle en est offusquée : « Voyez la langue… » (la mauvaise langue), ce qui n’empêche pas Dorine de renchérir : « À lui non plus qu’à son Laurent… Je ne me fierais » et de présenter un nouveau personnage, en exprimant à nouveau sa défiance.

Madame Pernelle bat en retraite pour Laurent, mais ne peut que redire ce qu’elle a déjà dit, à savoir qu’elle est sûre en tout cas que Tartuffe est « un homme de bien », et elle donne l’explication plausible permettant d’expliquer le mal que la famille pense du personnage qu’elle rejette (« rebute ») : « … à cause qu’il vous dit à tous vos vérités. Madame Pernelle projette sur Tartuffe ce qu’elle pense à son propre sujet : elle n’est pas aimée parce qu’elle dit à tous ce qu’elle pense d’eux. Et les deux vers suivants soulignent la conduite de Tartuffe, dictée par la religion (« contre le péché/ pour l’intérêt du Ciel »).

Jusque-là on aurait pu penser que Tartuffe était un homme pieux mais qui profitait de son rôle pour tyranniser une  famille à seule fin malgré tout de conduire au Ciel ses membres. Or la réplique de Dorine va être cinglante : elle pose une question qui déjà fait tout basculer : « Depuis un certain temps… » voilà le vrai début de la comédie, le moment où, à force d’être bloquée, la situation va se débloquer, car il y a en réalité un changement chez Tartuffe, qui va permettre qu’on perce à jour son hypocrisie. Ainsi dès l’exposition, une dynamique est-elle engagée. « … mais pourquoi… Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans ? » : Il a conquis la place (Céans) et maintenant il est jaloux de son nouveau bien et ne supporte plus qu’il y ait des visites, même « honnêtes » dont Dorine ne comprend pas pourquoi elles seraient contraires à la piété (cf. l’opposition « blesse le ciel/visite honnête »). Dorine pose une série de trois questions qui attendent une réponse explicative de ce comportement possessif ; et elle en donne au moins une : « je crois que de Madame il est ma fois jaloux » : voilà le changement : l’appétit de Tartuffe va se porter sur un objet qui ne lui appartient pas et qui surtout ne peut lui appartenir, et c’est un débordement qui va provoquer sa perte. Le masque de dévot ne va pas pouvoir être correctement arboré en raison de cette passion qui va le démasquer.

Conclusion

Remarquons qu’à partir de là, tous les éléments sont donnés :

  • l’intrigue proche de la farce avec le trio habituel sauf que l’amant est le parasite,
  • la présentation d’un hypocrite qui veut usurper le pouvoir du père et prendre sa femme,
  • l’hostilité de toute une famille contre ce parasite destructeur de l’ordre familial.

Donc un très beau dialogue qui dans un naturel rare sait, à travers un affrontement des personnages, exposer la situation passée, et amorcer l’intrigue, tout en définissant le personnage de Tartuffe de manière à ne créer aucune surprise à son apparition, qui ne fera rien que combler une attente, mais de manière aussi à laisser en suspens un mystère : comment Tartuffe en est-il arrivé là ? Et qu’est-ce que ce père qui n’exerce plus son rôle ?

 

2.Tartuffe, Acte I scène 2 (vers 179 – 210)

Cléante et Dorine restent en scène, (les autres ont raccompagné madame Pernelle) et ce que va dire Dorine est d’autant plus crédible qu’elle s’adresse non plus ) madame Pernelle (qu’elle pouvait faire rager en chargeant Tartuffe) mais à Cléante, le personnage raisonnable de la pièce.

Nous avons ici un portrait non pas de Tartuffe, comme on aurait pu s’y attendre mais Orgon, dont on a jusqu’ici peu parlé, Orgon en face de Tartuffe, ou plutôt de cet étrange couple de dévots qu’ils forment.

Nous essaierons de montrer comment, saisie à travers le langage et le regard d’une servante (ici Dorine est rabaissée à ce rôle pour les besoins du ton de la scène et pour laisser dire à Molière les choses sans ambages), la relation Orgon-Tartuffe ne peut mener qu’à la catastrophe.

Plan

Il est dicté par les sujets des phrases : jusqu’au vers 199 c’est Orgon, dont l’objet de l’action est Tartuffe ; ensuite, jusqu’au vers 210, c’est Tartuffe et son acolyte dont on montre la tyrannie sur la famille.

D’emblée ce plan nous permet de poser le problème : Orgon a une passion pour un objet, ici Tartuffe. Toute sa volonté consiste à l’instituer son égal. Et c’est lui qui devient le sujet de celui qui a le pouvoir dans la pièce. Autrement dit le sujet (Orgon) prend un objet (Tartuffe) pour le faire devenir sujet à sa place. Une relation étrange qui aboutit à une délégation de pouvoir.

Première partie

Le premier vers sert à introduire le personnage d’Orgon et établit en même temps une relation mère-fils en face du reste de la famille. Cléante ne sait pas encore les excès d’Orgon ; le « Si vous l’aviez vu » de Dorine va justifier le portrait qu’elle fait de son maître.

Les vers 181-2 sont ainsi non seulement une annonce de ce qui va se passer (les Troubles, la fidélité au Prince) mais aussi l’occasion de montrer le caractère d’Orgon. Doit-on penser qu’il a changé du tout au tout et que celui qui a su se comporter comme « un homme sage » soit devenu subitement cet « homme hébété » que décrit Dorine ? Les deux expressions figurent en fin de vers et instituent une comparaison implicite entre quatre personnages : un homme sage et courageux qui sert son Prince, et un homme hébété entêté de Tartuffe, comme si, changeant de « maître » (v. 188 : Tartuffe le dirige), Orgon perdait la vraie mesure des choses. Mais ce n’est pas qu’il ait changé de nature car dans la comédie les natures sont fixes (les masques ne peuvent évoluer, et c’est là le pessimisme de la comédie qui pour rire et faire rire doit évacuer l’individu). Orgon est le même homme « sage » c’est-à-dire respectueux de celui qu’il sert, et à lui dévoué : ce n’est qu’un homme qui aime obéir. Pourquoi, après avoir été soumis à son prince (ce n’est pas un « frondeur ») veut-il se soumettre à Tartuffe ?

Il faut noter que dans cette première description les adjectifs qui font paronomase  « hébété / entêté » ont un effet comique ; le premier suggère une privation d’intelligence, c’est le thème de l’aveuglement d’Orgon, qui ne voit que ce qu’il veut voir parce qu’il est justement « entêté », littéralement, il n’ a qu’Orgon dans la tête.

Ainsi cette relation est-elle une relation d’amour (qu’il serait insuffisant de réduire à l’homosexualité, cette relation met en jeu des choses beaucoup plus profondes). Il faut plutôt dire qu’il veut en faire son alter ego, son « frère », et que cette passion a comme fait disparaître toutes ses autres affections (il l’aime, dit Dorine « cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme »). Il voit en Tartuffe comme son moi idéal, l’assouvissement de tout ce qu’il désire, une représentation qui le comble.

Avant de développer cette relation, Dorine précise la position de Tartuffe : il est « de tous ses secrets l’unique confident » (cf. la suite de la pièce) et « de ses actions le directeur prudent » : Tartuffe est consulté pour sa compétence. (ici la cible est désignée , il s’agit bien de ces directeurs de conscience que sont les dévots).

Et en même temps, la disposition des vers nous montre bien la situation ; Tartuffe semble enfermé entre les embrassements d’Orgon :

Il le choie, il l’embrasse, et pour une maîtresse
On ne saurait montrer plus de tendresse 

et en même temps, Orgon est possédé par Tartuffe (remarquer que tout cela s’exprime à travers le vocabulaire imagé de Dorine : choyer, embrasser, à table, roter… Tartuffe prend ici une valeur féminine (« une maîtresse ») : il montre un aveuglement admiratif pour  lui, et le ridicule dénoncé ici est de transformer en femme cet homme du Ciel.

Tous ces vers instaurent comme une relation  saturée entre les deux personnages, il n’y a plus de place pour les autres, Tartuffe remplace tous les membres de la famille (et même une maîtresse !)

Ce que Molière montre très finement, c’est ce rapport (qui apparaît nettement dans l’homosexualité) entre deux personnes (maître/serviteur, Roi/confident) où l’autre est constitué en représentation idéale de son moi, c’est-à-dire, il permet l’assouvissement d’ une tendance qui existe et qui ne peut passer à la réalité qu’en s’incarnant dans un autre (d’où le rapport avec le théâtre), et qui rend alors possible l’adoration de cette image de soi, parce qu’elle porte à la réalité ce qu’on avait peur d’aimer en soi-même. Il y a comme une création par Orgon de ce qu’il voudrait être sans se l’avouer, et qu’il projette sur Tartuffe, pour l’adorer ensuite en lui.

Puis ce sont des vers plus familiers (comédie familiale farcesque , c’est une servante qui parle) où Dorine va prendre des exemples précis dans la vie quotidienne ; donc son langage sera beaucoup plus trivial ;

« À table » : il est normal que parlant de Tartuffe on commence par le ranger dans la catégorie à laquelle il appartient, celle des parasites dont le but est d’être invités à la table du maître, sauf qu’ici les choses sont tellement avancées que le parasite a tout simplement pris la place du maître : « Au plus haut bout, il veut qu’il soit assis ». Notons que Tartuffe ne fait rien : c’est Orgon qui lui donne son rôle de chef de famille, et qui abdique avec joie ses responsabilités.

« Avec joie il l’y voit manger autant que six » : le vers prépare la scène qui va suivre mais surtout montre l’aveuglement d’Orgon, qui est double : d’abord il est content de voir qu’il a si bon appétit  alors que c’est un parasite dont l’appétit le ruine, et ensuite il ne voit pas la différence entre le la fonction (le masque de Tartuffe) et la personne (l’appétit) : première apparition de ce thème capital de la pièce. « Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède » : là encore Tartuffe ne demande rien, il est seulement l’objet de toutes les prévenances d’Orgon (on peut émettre d’ailleurs l’hypothèse que c’est parce qu’il n’a pas su rester dans ce rôle, mais qu’il a voulu agir par lui-même, qu’il échoue : Tartuffe a du pouvoir tant qu’il le détient d’Orgon).

Enfin la pointe finale (imitée de Juvénal satire III 107  « laudare paratus, si bene ructavit, si rectum minxit amicus) : « et s’il vient à roter, il lui dit « Dieu vous aide ». L’opposition déjà implicite entre l’homme dévot et le sensuel est ici explicite dans cette antithèse burlesque (roter/aide de Dieu) qui ridiculise totalement Orgon et montre l’étendue de son aveuglement, qui consiste exactement à ne pas voir la vérité de la personne de Tartuffe, même si elle apparaît, et de cacher cette nature, qu’il ne veut pas voir, par ce masque de la dévotion, qu’il veut que Tartuffe garde constamment. A ce titre, Tartuffe et une création continuée d’Orgon.

Noter que la didascalie (« c’est une servante qui parle ») a pour but de faire passer l’obscénité du propos. Puis Dorine reprend de façon plus générale. Et il faut admirer cette langue qui dit de façon claire l’essentiel : Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros. Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos.

Le « il en est fou » reprend le « entêté » et met bien du côté de la manie cet amour excessif (cf. celui du malade imaginaire pour le médecin, ou de l’avare pour l’or). « C’est son tout » manifeste cette complétude qu’Orgon ressent avec lui : le sentiment qu’il ne lui manque plus rien (cf. le vers  273 évoquant « la paix profonde » qu’il goûte). Avec lui, il n’a plus besoin de rien : cela nous éclaire sur la nature d’Orgon, qui se sent incomplète si elle n’a pas quelqu’un à qui obéir (cf. son Prince). C’est un être en manque d’autorité, alors qu’il est à une place où c’est lui qui devrait commander. Donc le problème vient de ce qu’il n’est pas à la bonne place. Et il fait de Tartuffe son « héros » qu’il adore comme son maître.

Il est intéressant de constater le caractère réversible (et voulu réversible) de ce rapport : Orgon l’appelle son frère, il veut voir en lui cet autre lui-même qu’il aimerait être (on va voir pourquoi dans les vers qui suivent), et en même temps, c’est son modèle (auquel il veut se conformer) cf. une lecture psychanalytique du personnage, déjà abordée :  dans ce double, il voit celui qu’il veut imiter, c’est à dire ce « double » lui permet la mise en scène de son fantasme.

Donc une admiration qui tourne à la manie (cf. « à tous coups, à tout propos » reprenant en assonance le phonème de « fou »).

Enfin, et une fois qu’on a compris qu’il ne s’agit nullement d’attaquer un dévot ici mais de dénoncer la folie d’un « malade » : « Ses moindres actions lui semblent des miracles / Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles » Les deux termes à la rime remettent le portrait sur le terrain de la religion, même si dans ce contexte ces termes peuvent être métaphoriques. Ils sont donc doublement bien employés, et fort judicieusement, puisque précisément la force de Tartuffe, c’est de paraître inspiré par le Ciel. Remarquer le procédé d’antithèse récurrent : « moindres actions/miracles, tous les mots / oracles, avec des hyperboles négatives ou positives.

Donc Dorine insiste encore non sur la tromperie volontaire de Tartuffe mais sur l’aveuglement d’Orgon qui transforme selon sa monomanie  tout ce que dit Tartuffe en « paroles d’évangile ». Pourquoi ? parce que justement le seul objet qui puisse satisfaire cet homme en mal d’obéissance et qui peine à exercer son rôle de chef de famille (est-il d’accord sur la façon de vivre de sa jeune femme ?), c’est un objet qui le dépasse infiniment :  ce qui justifie la « dévotion » : car ceux qui n’ont pas assez de force en eux-mêmes pour en imposer aux autres s’appuient sur la responsabilité d’un supérieur pour le faire ; et ici le supérieur est incontesté, c’est le Ciel !

Donc Tartuffe satisfait une double tendance d’Orgon : d’une part un besoin de servir plus haut que lui, ici le Ciel, et d’autre part une incapacité à imposer des ordres, donc il les fait exécuter au nom d’une instance supérieure et par délégation, Tartuffe, son frère, prend sa place : « Tartuffe est venu s’inscrire dans le vœu d’Orgon comme l’eau vient épouser les creux d’un rocher ».

Voilà pourquoi Molière a choisi de commencer par Orgon : une forme qui attendait un contenu.

Deuxième partie

C’est donc parce que telle était la nature d’Orgon que Tartuffe a choisi d’en faire sa victime, et Dorine montre moins la réussite d’un imposteur que l’aveuglement passionnel d’un homme qui ne rêve que d’être dirigé :

Lui qui connaît sa dupe et qui veut en jouir
Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir.

Car Tartuffe est très fin : il a compris ce qu’Orgon attendait de lui, et il se compose un masque au gré des désirs d’Orgon ; ainsi il y a comme un échange de service : Tartuffe présente à Orgon l’image qu’il attend, et en contrepartie, Tartuffe en retire des avantages cf. les mots « sa dupe/ en jouir » : les dehors « fardés » sont donc apprêtés hypocritement pour répondre aux désirs d’Orgon, qui en est « ébloui » au point de n’y voir plus clair. Ce terme d’ Éblouir est capital : si Orgon est à ce point entiché de son Tartuffe c’est qu’il lui fait tout oublier. L’oubli l’éblouit en quelque sorte, tous ses soucis disparaissent, et il redevient un bébé irresponsable. Molière analyse parfaitement ce comportement (à la base d’un certain fascisme, ou de nombreuses sectes, et de toutes les admirations excessives pour les chefs de guerre ou autres « gourous ») de l’adulte désemparé heureux d’abdiquer toutes ses responsabilités.

A partir du vers 201 Dorine en vient alors à évoquer les actions de Tartuffe. Ce qui la dérange, c’est d’une part cette attitude d’Orgon et de l’autre cette tyrannie exercée par Tartuffe à qui Orgon laisse alors carte blanche pour exercer le pouvoir à sa place. Remarquons que peu à peu Molière nous fait rentrer dans le personnage de Tartuffe cf. le vocabulaire religieux, le « cagotisme » (cf. scène 1), l’imposture (il « tire de l’argent d’Orgon à toute heure »), et il s’arroge le droit de faire des reproches à toute la famille (cf. « il prend droit de gloser… » : il s’agit là d’une usurpation). Mais peut-être Orgon en est-il content, c’est ce qu’il déclare aux vers 301 sq (« je vois qu’il reprend tout… Et depuis ce temps-là tout semble prospérer »).

Puis Dorine en vient à parler de Laurent, ce « fat qui lui (à Tartuffe) sert de garçon (de domestique) ». Nous verrons au vers 290 comment Laurent imite en tout son maître, créant ainsi un redoublement comique. Et à l’instar de son maître il sermonne aussi toute la famille, avec « des yeux farouches » reprochant les « rubans, le rouge, les mouches ». Dorine, comme elle  a dû imiter Orgon en évoquant ses gestes doit maintenant mimer le regard offusqué de Laurent pour ces attributs de la féminité qui cherche naturellement à s’exprimer mais que les dévots veulent réprimer (alors que c’est ce qui les attire ! cf. la coquetterie d’Elmire). Ce sont aussi là, pour le spectateur, des façons de dire que la maison est assez à la mode (et peut-être Orgon n’ose-t-il pas dire son désaccord ? et Tartuffe lui sert d’intermédiaire pour dire que c’est le Ciel qui ne veut pas de toutes ces coquetteries).

Enfin pour finir, une anecdote : le mouchoir trouvé dans une « Fleur des Saints » (en fait on utilisait des gros livres pour maintenir les rabats repassés cf. Chrysale vers 562 dans les Femmes Savantes)

Noter le sens burlesque du « traître », le personnel « nous » qui montre le clan familial, et dont le style parlé enlève au passé simple sa nuance un peu soutenue). Et la citation des paroles de Laurent « Crime effroyable », et « parures du Diable » qui s’opposent à la « Sainteté » brandie en début de vers : Laurent transforme en actes sacrilèges d’impies de simples pratiques ménagères ! Mais le plus étonnant, c’est que ce reproche définit ce que sera Tartuffe : n’est-il pas ce masque de « sainteté » qui recèle un « diable » (la chair) et qui lui fait,  non pas seulement « mêler » comme dans les paroles rapportées de Laurent, mais cacher sciemment sa nature diabolique sous des traits de dévot ?

Conclusion

Dans cette tirade, Dorine fait une présentation d’Orgon : Molière voulant montrer par là que son héros, c’est Orgon qui, a, comme Monsieur Jourdain, comme l’Avare, une passion : le Ciel, et donc un dévot sur qui il projette ses attentes. Molière a voulu montrer que c’est d’abord l’aveuglement d’Orgon qui entraîne la possibilité de Tartuffe. En même temps, il montre que cette créature d’Orgon va prendre le pouvoir à sa place, et se servir de cet aveuglement pour tirer toute sorte de profit : jusque-là il ne s’est agi que d’argent et de nourriture (cf. le parasite).
Donc un rapport créateur/créature intéressant où les renversements sont prévisibles : Tartuffe, créature d’Orgon va faire d’Orgon sa créature.

Tout cela est dit dans une langue simple, qui même quelquefois va sur la farce (« il vient à roter »), dans laquelle les anecdotes concrètes viennent donner de la vie à la description et où les griefs de Dorine envers Orgon et Tartuffe, pour généraux qu’ils soient, renvoient cependant souvent à sa situation personnelle (le repassage, la nourriture, l’argent).

3. Tartuffe, Acte I scène 4

Scène de comique pur, modèle du genre, d’un rythme plein de mouvement, mais qui n’empêche pas la progression dans la connaissance des caractères, celui d’Orgon, comme celui de Tartuffe.

Il y a un jeu manifeste de Dorine qui instituant Cléante en spectateur de la  scène crée une scène en abîme dans laquelle le caractère d’Orgon, tout d’un bloc, comme un masque donc, est encore plus visible : Orgon réagit mécaniquement, sans aucune manifestation d’une individualité particulière. La scène est composée de séries de réactions identiques.

  • Une première partie brève où Cléante essaie de dialoguer. Mais Orgon refuse aussitôt : « Que je m’informe des nouvelles d’ici » (il vient de la campagne ») redoublé par « Qu’est-ce qu’on fait céans, comment est-ce qu’on s’y porte ? » (le « on » renvoie évidemment à Tartuffe seul !)
  • Une seconde partie bâtie sur le retour du double refrain « Le pauvre homme / Et Tartuffe » qui ponctue chaque réplique de Dorine, le mouvement venant à la fois du récit chronologique et de l’amplification des réponses de Dorine (de 2 vers, à 3 puis 4), qui oppose toujours dans une construction volontairement répétitive Elle (Elmire) / Il (Tartuffe) : à  chaque réplique qui porte sur Elmire, Orgon répond par la question « Et Tartuffe », et à chaque réponse de Dorine sur Tartuffe, il s’exclame « le pauvre homme ! ». Aveuglement d’un personnage obnubilé par l’image pythique qu’il s’est forgée de Tartuffe.

Avant-hier : Donc Dorine commence par le passé le moins proche « Avant-hier » en évoquant la santé d’Elmire dans un triple renchérissement : la fièvre, le mal de tête et la durée « jusqu’au soir », à quoi s’opposent à propos de Tartuffe les adjectifs « gros et gras » (noter l’allitération qui souligne cet aspect physique), le teint frais, et surtout à la rime les mots « à merveille » et « vermeille » (tout cela faisant de Tartuffe un être éminemment sensuel, loin de ce qu’on attendrait d’un dévot).

Mais que signifie l’exclamation « le pauvre homme ! », pour le moins inattendue ? C’est d’une part un terme qui appartient à la langue des dévots, qui sert à exprimer, non la pitié mais une sorte de sainte affection, de charité, et si la compassion y subsiste, c’est que nous tous nous méritons la compassion de nos frères… Ainsi l’intention parodique empêche la scène d’être complètement absurde : il y a moquerie du langage dévot. Mais d’autre part ce terme implique une réelle compassion d’Orgon, qui, dans son aveuglement, voudrait que Tartuffe soit encore plus heureux, ou plutôt voudrait contribuer plus encore à son bonheur. Reste à savoir si dans une représentation l’acteur doit répéter l’exclamation sur le même ton, ou au contraire varier les tons, les deux peuvent se justifier, qu’on aille du côté de la farce (même ton) ou de la comédie plus sérieuse (expression de sentiments).

Le soir : Puis Dorine poursuit son rapport sur la santé d’Elmire : une réplique en trois vers, ce qui implique une rupture dans la versification, et permet de faire rimer le dernier vers consacré à Elmire (douleur de tête encore cruelle) avec le premier consacré à Tartuffe dans sa réplique suivante (il soupa tout seul devant elle), ce qui fait bien apparaître le contraste entre les états des deux personnages. Notons que la double interruption d’Orgon n’empêche pas Dorine de continuer à donner des nouvelles d’Elmire, Tartuffe incarnant ici toutes les définitions du parasite, jusqu’à cette conversation où son sujet interrompt constamment l’échange sur Elmire. Dorine fait un tableau antithétique qui oppose le grand dégoût d’Elmire (Elle ne put toucher…) à l’appétit de Tartuffe (il soupa tout seul…), qui n’éprouve aucune gêne à être le seul à manger, qui plus est, « devant elle », et à trop manger : deux perdrix et une moitié de gigot ! (Elmire elle n’avait pu toucher « à rien du tout »). Enfin l’adverbe « fort dévotement » est bien-sûr ironique dans la mesure où il jure avec son contexte (« il mangea ») : le masque de la dévotion est ridicule quand on est si gourmand ! et Orgon ne voit même pas l’ironie.

La nuit : la façon identique des attaques (le soir… la nuit…) contribue à augmenter l’effet mécanique de la scène ; après la santé, après la nourriture, Dorine parle du sommeil. Le mouvement prend de l’ampleur : quatre vers à chaque fois, formant deux quatrains antithétiques. Le procédé est toujours le même, avec d’un côté l’insomnie d’Elmire (« fermer un moment la paupière…jusqu’au jour il fallut veiller ») et le « sommeil agréable » de Tartufe qui dort « sans trouble jusques au lendemain », où l’on voit aussi le goût de Tartuffe pour le confort : il jouit d’être « dans son lit bien chaud » ; tempérament à opposer évidemment à la macération et à l’ascétisme chrétien. Le caractère systématique des répliques d’Orgon implique qu’il n’entend rien ; ce n’est plus un interlocuteur, mais un masque figé qui ne s’anime qu’au nom de Tartuffe : on peut imaginer un jeu de scène où il est automate quand Dorine pare d’Elmire, et où il s’anime, toujours de la même façon pour Tartuffe qui représente sa vie par procuration.

À la Fin : On voit de plus en plus qu’il n’y a pas de conversation réelle sur le thème d’Elmire, puisque c’est Dorine qui, à chaque fois, relance le propos sur elle après l’exclamation d’Orgon (après laquelle on imagine qu’il reste silencieux, perdu dans ses sentiments pour Tartuffe). Au contraire la conversation est un échange quand il s’agit de Tartuffe : ce qui ne devrait que parasiter l’échange est devenu le sujet même de cet échange. Dorine se fait de plus en plus ironique cf. le « Il reprit courage comme il faut ». Il fortifie « son âme » (alors que c’est Elmire qui aurait besoin de prendre des forces physiques) et elle finit en évoquant cet échange grotesque du vin qu’il boit contre le sang perdu par Elmire, ridicule parodie de la transsubstanciation : Tartuffe répare la perte du sang en buvant « quatre grands coups de vin » : d’un côté une perte, et de l’autre une augmentation : c’est le principe des vases communicants, à prendre au sens métaphorique comme le résultat de l’action de Tartuffe, ce parasite intérieur, qui pompe le sang de la famille et qui lui s’augmente du sang-vin qu’il boit (cf. son « teint vermeil »). C’est le dernier « pauvre homme » qui doit être le plus comique car il ponctue l’écart maximal entre l’état d’Elmire et celui de Tartuffe.

Tous deux enfin : Le récit est terminé. Dorine met fin à ce jeu qui aurait pu durer longtemps tant Orgon réagit de façon mécanique. Elle finit sur une pointe ironique (« la part que vous prenez » c’est-à-dire qu’il se moque éperdument de la santé de sa femme), plus à l’adresse de Cléante d’ailleurs qu’à celle d’Orgon. Cléante a assisté, interdit, à cette démonstration de Dorine qui lui montre ce que son maître est devenu : un automate qui a perdu toute liberté.

Conclusion :

  • Une comédie dans la comédie qui montre la manie d’Orgon au spectateur Cléante, ce qui rend Dorine encore plus naturelle  dans sa démonstration.
  • Cette manie se voit au caractère mécanique des réactions d’Orgon.
  • Et ce comique est destiné à faire éclater l‘hypocrisie de Tartuffe dont le masque est en total désaccord avec la personne.

4. Tartuffe, Acte I scène 5 : Les deux tirades d’Orgon

Le mouvement général de la scène

Dorine laisse Cléante avec Orgon. N’oublions pas la raison pour laquelle Cléante attend Orgon et le plan de la scène (première partie sur Tartuffe, et deuxième partie, la requête de Cléante) nous montre comment le raisonneur Cléante est peu expert en psychologie et manque de diplomatie : l’affrontement, courtois, avec Orgon sera déterminant pour mal le disposer.

En tous cas les deux mouvements de la scène sont très différents : d’abord une scène d’idées, avec de longues tirades. La discussion sur tartuffe provoque une première sortie d’Orgon ; puis une scène d’affrontement ou plutôt une scène où Orgon esquive l’affrontement en refusant de répondre à Cléante mais en montrant qu’il refuse de l’entendre.

Dans la première partie, il y a :

  • Un échange entre Cléante et Orgon jusqu’au vers 269.
  • Le portrait de Tartuffe en deux parties, l’une au présent où Orgon dit ce qu’il est devenu grâce à Tartuffe, et l’autre au passé puis au présent : c’est l’histoire de Tartuffe et de sa rencontre avec Orgon (270-310).
  • Après un bref échange (310-317), il y a deux longues tirades de Cléante interrompues par cinq vers d’Orgon qui se contente d’ironiser au lieu de prouver le contraire de ce que pense Cléante qui vient de faire le portrait du faux dévot élargi à tous ceux qui en font plus que de s’en tenir à « la juste nature » en opposant la vraie à la fausse dévotion.

Première tirade    270-279

Ces quelques vers sont importants : développant le mot de Cléante (« se peut-il qu’un homme qit un charme… ») Orgon montre précisément qu’un charme se dégage de tartuffe : « Vous seriez charmé / Et vos ravissements… » : un Orgon envoûté, comme l’avait montré Dorine, mais à ce point qu’il ne peut même plus détaillé les qualités de Tartuffe. L’éblouissement luit à la lucidité — cf. sa difficulté à le décrire : « C’est un homme qui… ah ! un homme…un homme … ». La « lettre sur l’Imposteur en fait un bon commentaire : le premier « C’est un homme » donne l’impression qu’il va démontrer ses qualités. Or, cela se réduit à redire le mot à deux reprises, ce qui veut dire :

  • que les bigots n’ont pour l’ordinaire aucune bonne qualité. Leur seul mérite est la bigoterie. Et celui-là même qui est le plus à même de le louer ne peur en trouver aucun autre,
  • que Tartuffe est vraiment « un homme » au sens où les moralistes l’entendent, c’est-à-dire un fourbe, un méchant,
  • que la religion a un pouvoir étrange sur l’esprit des hommes : Orgon est hypnotisé par Tartuffe.

« Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde » : ce vers à l’aspect de sentence  montre bien l’aveuglement d’Orgon qui généralise un comportement qui n’est que le sien. Et en même temps, il montre son bonheur : c’est un homme nouveau, qui n’a plus aucun souci, puisqu’il s’en remet complètement à Tartuffe. Et il récite alors le catéchisme que lui a appris Tartuffe : « Et comme du fumier regarde tout le monde ». Le vers est tiré de l’Imitation de Jésus-Christ III 3 (qui s’inspire de Saint Paul in « Epître aux Phlippiens » ch. 3) « Omnia terrena arbitratur ut stercora » Remarquons d’abord qu’Orgon déforme la citation : il dit « tout le monde » substituant le masculins au neutre « omnia » (tout) : ce mépris est enseigné pour les choses, non pour les êtres. Mais surtout c’est là pour Orgon un prétexte à mettre ses sentiments en sourdine (ce qu’il n’osait pas faire avant Tartuffe) : s’il ne pense pas aux autres, c’est qu’il pense…à Dieu.

Les vers suivants développent cette vertu chrétienne de « détachement » mais qu’Orgon interprète mal. Il croit qu’être dévot, c’est ne plus reconnaître qu’une exigence : le salut. Or l’on ne peut faire son salut si on ne connaît pas autrui. Le détachement prôné par Jésus et ses disciples existe, mais c’est une conquête sur l’attachement, et non l’alibi de l’indifférence.

« Oui, je deviens tout autre avec son entretien » : une transformation quasi magique où Tartuffe lui apprend à avoir la conscience tranquille par rapport à ce qui lui donne soucis ou remords, c’est-à-dire, se désintéresser de sa famille et ne pas se comporter en père de famille.

« Il m’enseigne à n’avoir d’affection pour rien » : le leçons de Tartuffe sont en fait anti-chrétiennes, il lui enseigne l’indifférence, au lieu de lui prêcher l’Amour !

« Et je verrais mourir frère, enfants… etc. » Là encore Orgon fait une mauvaise lecture des Évangiles (cf. Luc XIV, 26 « il faut quitter femme et enfants pour le suivre »). Le jeu de scène, assorti de la tranquillité d’Orgon en disant cela doit montrer la monstruosité de ce propos, car au lieu d’en être gêné, il en est fier, grâce aux leçons de Tartuffe (et noter l’antithèse très forte « mourir / que de cela »). Molière est-il en train de s’en prendre à certains préceptes religieux ? Non, mais plutôt à l’aveuglement de ceux qui, sous prétexte d’obéissance, trouvent un alibi à leur cruauté (cf. les procès des militaires ou fonctionnaires nazis)

La remarque de Cléante qui suit est plaisante. Il oppose ces leçons de « morale » à la vraie morale : qui est humaine, et non inhumaine « les sentiments humains, mon frère, que voilà ! ». Mais Orgon tout à son plaisir n’en tient aucun compte.

Seconde tirade d’Orgon  (281-310)

Tirade très bien construite :

  • le Récit de la rencontre, ou plutôt des rencontres successives à l’église (imparfait)
  • le passé simple introduit une rupture (« Enfin le Ciel… »)
  • le présent : « Depuis ce temps-là… »

L’ensemble est une suite de comportements de Tartuffe : on le voit encore à travers des détails, faits pour être vus par Orgon- ce qui justifie que celui-ci les ait notés, et le tout finit de façon presque grotesque.

Ce portrait est important, car, comme tout portrait, il révèle aussi le personnage qui le fait, dans le choix des détails, dans le style, tout en montrant certains aspects du personnage décrit.

Nous avons ici la juxtaposition de moments exemplaires, et ici Orgon, ayant fait de Tartuffe son héros, choisit les détails qui pour lui ont une valeur héroïque : ceux de la dévotion spectaculaire. Il relève les signes de la dévotion, mais il se trompe sur l’intention de Tartuffe qui lui envoie ce qui lui est précisément et exclusivement destiné. Orgon voit trop bien l’apparence, il en est ébloui.

Première partie

Les deux premiers vers introduisent le récit de la « rencontre » et attestent de la bonne foi d’Orgon qui croit que Tartuffe a agi avec lui comme il aurait fait avec Cléante. Donc il évoque cette rencontre avec émotion :

Chaque jour à l’église il venait d’un air doux
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux

Il y a bien ici des signes de dévotion (l’air doux, la position à genoux) mais ils sont contre balancés par le « chaque jour » et le « tout vis-à-vis de moi » : il y a là une volonté délibérée de se montrer à Orgon le plus directement possible (cf. vers 525).

Il attirait les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au Ciel il poussait sa prière,
Il faisait des soupirs, de grands élancements
Et baisait humblement la terre à tous moments.

Une série de démonstrations peu discrètes… mais Orgon veut signifier que ce n’était pas lui seul qui  remarquait son ardeur : l’assemblée tout entière en était témoin. En tout cas le signe est fait pour être vu (cf. « les yeux »), et ce qu’on voit ce sont des démonstrations exagérées. Mais l’étaient-elles vraiment à l’époque ? Les deux lectures sont possibles : soit Tartuffe en fait trop, mais Orgon n’y voit que du feu, soit – lecture plus riche- Tartuffe, particulièrement dévot applique les consignes de la piété pour se mettre dans l’état de « réception » du divin. En tout cas Orgon a bien remarqué ce qu’il faisait : un premier vers abstrait (« ardeur, Ciel, prière », ce dernier mot  un peu plus concrétisé par le verbe « pousser » qui veut dire « faire entendre », puis les soupirs, les grands élancements, autres manifestations d’une oraison qui se fait avec le cœur entier, et enfin le baiser à la terre « à tous moments » et « humblement » : une prière gesticulatoire qui se donne comme un effort ostensible (cf. les « élancements ») pour s’unir à Dieu. Et noter cet effet d’agrandissement (mots longs, paronomases -ent), pour aboutir à la pénitence vers la terre.

Et lorsque je sortais il me devançait vite
Pour m’aller à la porte offrir de l’eau bénite

Après les quatre vers généraux, (assemblée entière), c’est un retour au contact je/tu. Ainsi quand Orgon entre dans l’église, Tartuffe vient à côté de lui, puis il se livre à d’exubérantes manifestations, et quand il sort, il le devance (« vite » !) : on imagine aussitôt un être duplice qui prie avec un œil sur Orgon.

Et Orgon ne voit pas la contradiction entre ce masque tout de dévotion à Dieu et ce regard attentif sur ce qu’il fait. Au contraire il est ravi que Tartuffe l’ait distingué parmi les fidèles. Mais à ce moment-là, Tartuffe en rajoute, parce qu’en principe ce geste de purification (donner de l’eau bénite) se fait quand on entre dans l’église.  C’est qu’en réalité ce don est fait pour être rétribué par un autre, dans la loi du don/contre-don : ce don est une demande d’aumône.  Par quel moyen Orgon le comprend-il ? Par Laurent, cet auxiliaire très utile à Tartuffe pour suggérer à Orgon ce  que lui, dans sa modestie, ne peut pas dire. Et nous avons donc ici la troisième occurrence de Laurent, qui « instruit » Orgon, et dont on sait déjà qu’il imite (mal) le maître. Ici Orgon le répète « qui dans tout l’imitait », sauf qu’ici la singerie qu’on lui reprochait apparaît au contraire comme la volonté d’être aussi saint que son maître  (imitation de « son indigence et de ce qu’il était »). Ici on voit le défaut de la cuirasse de l’hypocrite : il a besoin d’un complice pour déclencher l’action, et c’est Laurent qui apprend donc à Orgon la pauvreté de Tartuffe.

Ainsi, le caractère théâtral des manifestations de Tartuffe a constitué Orgon, sans qu’il le sache, en public, un public ignare et mauvais puisqu’il ne voit pas ce décalage entre la vie et le théâtre, ou plutôt qu’il ne voit pas que Tartuffe est un rôle.

Et Orgon entre dans le jeu sans le savoir :

Je lui faisais des dons ; mais avec modestie
Il me voulait toujours en rendre une partie

Donc non seulement Tartuffe a retiré les premiers bénéfices du spectacle donné tous les jours, mais il complète encore son numéro en montrant son désintéressement et sa charité. Noter comme Orgon n’insiste pas sur sa propre charité (un demi-vers), alors qu’en revanche, il s’attarde sur la réaction de Tartuffe (mais remarquons aussi que Tartuffe garde une partie de l’aumône! et de plus, habilement, puisque c’est pour en avoir  beaucoup  plus qu’il s’en prive d’une partie). Le terme « modestie » placé en fin de vers exprime bien ce que Tartuffe voulait qu’Orgon retînt de lui : réserve et humilité. Les imparfaits soulignés par l’adverbe « toujours » montrent ce travail répétitif qu’accomplit Tartuffe sur sa proie. Et le comportement de Tartuffe a tellement impressionné Orgon qu’il se souvient même de ses paroles, qu’il cite directement :

C’est trop, me disait-il, c’est trop de moitié
Je ne mérite pas de vous faire pitié

Tartuffe joue la comédie de l’humilité (cf. le mot de « modestie » qu’avait employé Orgon)… au point d’ailleurs de dire la vérité , à savoir qu’il ne mérite vraiment pas l’aumône d’Orgon. Mais il le dit pour qu’Orgon pense le contraire, alors que ça correspond à la vérité.

On voit ici le cynisme et l’habileté de Tartuffe qui constitue ici sa ligne de défense, celle-là même dont il usera quand Damis voudra le démasquer, quand il feindra de se laisser accuser par pur esprit d’humilité. Là encore Orgon n’en croira rien. Grande habileté de Tartuffe  qui met en quelque sorte Orgon en garde contre lui, comme s’il disait : « vous vous trompez, je ne suis pas ce que vous croyez, c’est vous qui ne me voyez pas comme je suis, et donc… c’est vous le coupable ! » On voit ici la nature des rapports qui unissent Tartuffe à Orgon , rapports psychologiques ou de théâtre, en tout cas jeu de regards où le public-Orgon ne voit pas que l’acteur joue et qu’il est donc manipulé, et si manipulé qu’il interdit à l’acteur d’être autre chose que ce rôle qu’il joue.

Et quand je refusais de la vouloir reprendre
Aux pauvres, à mes yeux, il allait la répandre

Le mot important évidemment est « à mes yeux », qui, loin d’être une cheville, montre encore que Tartuffe n’agit pas que parce qu’il est vu par Orgon. Il met en évidence son « humilité » et sa charité avec ostentation ; cf. la largesse du verbe « répandre » : Orgon voit comme il faut, mais il sait mal interpréter.

Deuxième partie

Un vers fait transition (« Enfin le Ciel…) Le passé simple met fin à cette longue « captatio » : Tartuffe obtient ce qu’il veut en échange du Ciel. Il habite chez Orgon pour qui cette cohabitation est une véritable bénédiction « Tout semble y prospérer. C’est là encore un exemple du mauvais jugement d’Orgon : il voit l’ordre là où le désordre s’est installé. De même il fait toujours attention aux signes -gestes de Tartuffe (« je vois que… ») qui se comporte en censeur usurpant en fait le pouvoir propre  du chef de famille (« Il reprend tout… »).

Et l’intérêt extrême pour Elmire est justifié par le « Pour mon honneur… » (c’est le trio de la farce, quand le mari ne voit pas ce que veut l’amant), qui sonne donc de façon cocasse, associé dans le même vers à « il prend un intérêt extrême » : l’intérêt pour Elmire  est précisément le contraire de ce  qui assurerait l’honneur d’Orgon ! et il consiste à ne pas supporter qu’Elmire soit courtisée par d’autres. On a appris par Dorine (vers 84) que « de Madame il est ma foi jaloux », et le terme réapparaît, encore mieux activé par la rime « yeux doux/jaloux », quand Orgon fait la constatation niaise :  « Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux », Orgon mettant sur le compte du rigorisme moral de Tartuffe une réaction passionnelle du personnage. Là encore, Orgon voit, mais interprète mal : en réalité l’amant est vraiment plus jaloux que le mari trompé.

Le vers 305 remet Cléante dans le discours (les trop longues tirades sont dangereuses au théâtre) : « Vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle… »  Orgon sans  en être conscient dit que cette piété justement (« son zèle ») touche à la folie. Mais pour lui cette folie est sujet d’émerveillement                  

Il s’impute à péché la moindre bagatelle
Un rien presque suffit à le scandaliser

La construction en chiasme et en antithèse est un redoublement significatif qui montre cet émerveillement.

Et il finit (cf. la fin de la tirade de Dorine avec l’histoire du mouchoir) par une anecdote grotesque (pourtant emprunté aux Vies des Saints – Saint Macaire en l’occurrence- ce qui montre l’irrévérence de Molière !) : « il se vint accuser / D’avoir pris une puce en faisant la prière » Remarquer l’auto-accusation, le choc des mots puce/prière, et l’insistance sur ce moment : il est toujours en train de se livrer à une activité pieuse ! et la fin de l’anecdote : tartuffe se reproche de « l’avoir tuée avec trop de colère » (la colère est un des péchés capitaux).

Conclusion

Cette longue tirade montre l’habileté de Tartuffe qui a réussi à faire d’Orgon son public privilégié et à fini par rentrer chez lui.

Ce portrait de Tartuffe nous montre un personnage cynique, dont le zèle n’est destiné qu’à être vu. Il enclenche l’action dans la mesure où l’on y voit le scandale en germe.

Ce portrait nous permet aussi de voir quel est Orgon certainement un homme en manque de quelque chose (Tartuffe l’a bien perçu) et qui, plus que d’autres, est attentif aux signes de la dévotion. Donc son « éblouissement » consiste à voir les signes que lui adresse Tartuffe, mais à se tromper sur leur sens. On y voit donc un homme ridicule en passe d’être trompé par celui qu’il a lui-même introduit chez lui. Le schéma farcesque reste sous-jacent.   

5. Tartuffe, Acte III scènes 6 et 7

Situation

Dans la scène 4, Elmire voulait entretenir Tartuffe  sur le projet d’Orgon, de  lui donner sa fille en mariage, et plaider la cause de Mariane, mais Tartuffe en profite pour lui faire sa déclaration, alors que Damis malgré la mise en garde de Dorine qui connaît son caractère impulsif est caché dans un cabinet où il s’est retiré à l’approche de Tartuffe.  Indigné par la conduite de Tartuffe, Damis surgit, fait donc échouer les efforts d’Elmire, et n’a qu’une hâte, aller « désabuser » son père, qui justement arrive sur scène.

Orgon apprend donc de son fils ce qui s’est passé (scène 5). Elmire sort de scène, ne voulant pas parler (Tartuffe ne lui a rien promis sur la question de Mariane, et elle a trop de pudeur pour raconter ce qui s’est passé, et peut-être sait-elle qu’Orgon ne va pas la croire… Donc cette scène oppose les trois personnages, Tartuffe, Orgon et Damis, dans un dynamisme constant puisque Orgon doit sans cesse aller de Damis à Tartuffe, et que pour finir Tartuffe puis Orgon se jettent aux genoux l’un de l’autre.

La physionomie même de la scène montre son rythme : d’abord de longues tirades de Tartuffe, puis une série de répliques très brèves, dans un échange rapide et mouvementé, ensuite Tartuffe, qui a gagné, se retire de l’échange, et il assiste, triomphant, à la dispute entre Orgon et Damis tout en s’interposant complaisamment pour empêcher Orgon de battre son fils.

Ce qui est intéressant dans cette scène, c’est la tactique que choisit Tartuffe pour convaincre Orgon, une tactique liée au type étrange de relations entre les deux personnages, et l’on essaiera de montrer la force et en même temps la faiblesse de Tartuffe vis-à-vis d’Orgon.

Il y a donc dans cette scène un premier mouvement où Tartuffe parle, jusqu’à la décision d’Orgon, et un second mouvement où Orgon et Damis sont seuls à parler.

Cette scène est importante du point de vue de l’action : Orgon se décide à donner sa fille à Tartuffe, et il prive Damis de sa succession. Chose qui serait impensable en réalité, cette double décision prise de façon impulsive  ne peut se produire que dans cet univers de la comédie, mais révèle aussi jusqu’où pourrait aller (si la comédie devenait brusquement tragédie) l’aveuglement d’un homme.

Première partie

Le premier vers est capital, car c’est à lui que va s’accrocher toute la défense de Tartuffe :

    « Ce que je viens d’entendre, ô Ciel, est-il croyable ? »

La forme interrogative est déjà une première réaction, qui implique que la réponse attendue soit « non », et manifeste le parti-pris et l’aveuglement d’Orgon, d’autant que le doute (« croyable ?) ne porte pas sur le fait (la tentative de séduction) mais sur le récit lui-même qu’il vient d’entendre : « est-il croyable qu’on me raconte de telles choses ? » La question se déplace de la réalité ‘un fait à la vraisemblance d’un récit.

Tartuffe va alors prononcer une longue tirade où précisément au lieu de se défendre sur le fait ou même de le reconnaître, il va reconnaître la vraisemblance de l’accusation : « oui, je peux commettre toutes sortes de crimes » c’est ainsi se dédouaner quant au fait réel que de plaider coupable de façon générale.

Sa tirade est en deux parties : une première partie plus générale, et ne seconde partie avec des impératifs qui s’adressent à Orgon.

Dans la première partie, Tartuffe accumule le vocabulaire religieux, ce qui va contribuer à produire l’effet inverse de ce que le contenu de ses paroles implique ; l’emploi du vocabulaire de la contrition, du repentir, et de l’humilité n’est pas le fait d’un méchant : comparer les qualificatifs « méchant, coupable » aux expressions comme « un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité », et aussi le « comme tous les hommes » qui tend à effacer le Tartuffe particulier qui a tenté de séduire Elmire.  Remarquer aussi le « mon frère », qui appartient au vocabulaire de la charité chrétienne. Et le rythme va en s’amplifiant, pour augmenter encore, et de façon très forte la portée de l’accusation : « un méchant/un coupable/un malheureux pécheur/tout plein d’iniquité/Le plus grand scélérat qui jamais ait été » (3-3-6-6-12) : ce dernier vers, après les deux premiers et ces effets d’amplification est en apparence comme l’aboutissement hyperbolique de cet acte de contrition, dans lequel Tartuffe veut montrer qu’il se met plus bas que terre, mais ce vers est fait justement pour apparaître comme une hyperbole, une exagération alors qu’il correspond à la stricte vérité.

Tartuffe poursuit sur ce thème de l’acte de contrition chrétienne :

Chaque instant de ma vie est chargé de souillures
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures.

Les deux mots à la rime sont éloquents (souillures/ordures) et contribuent à faire de Tartuffe un pécheur particulièrement conscient des péchés que, non pas lui, mais tout homme, peut commettre, non pas dans ce crime précis dont Damis l’accuse, mais à tout instant de sa vie. Un même effet de généralisation, destiné à occulter sa propre faute, se voit dans « un amas de crimes ». remarquer aussi le rythme régulier qui sonne comme une litanie et qui, au lieu de faire apparaître cette accusation de façon concrète et précise, installe au contraire dans la répétition un comportement exceptionnel.

Et je vois que le Ciel pour ma punition
Me veut mortifier en cette occasion.

Les termes religieux sont de plus en plus nombreux. Comme Jésus, Tartuffe accepte la punition divine, il montre la même résignation devant les coups du destin. Et, sciemment, il ne manifeste aucun sentiment de révolte. Cette accusation est, pour lui, une épreuve envoyée par le Ciel (ce qui veut dire « je n’ai rien fait » !). Donc pour résumer, soulignons l’habileté de Tartuffe qui d’une part noie sa faute actuelle dans une généralisation de toutes les fautes que l’homme commet sans cesse, et qui d’autre part enlève à l’accusation toute sa crédibilité en en faisant une épreuve du Ciel. Autrement dit : « Si je suis accusé ici, c’est parce que j’ai été toute ma vie un grand pécheur ». Et la suite justifie ce qu’il vient de dire :

De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.

À cette accusation, il oppose le comportement humble du chrétien (l’orgueil, un péché capital !) et noter la forme indéfinie de l’expression « de quelque grand forfait… » non pas donc ce crime précis, mais tout ce qu’on pourrait lui reprocher !

Donc la défense de Tartuffe sur le plan tactique se fait toujours :

  • d’une part en adoptant l’attitude chrétienne de la résignation (l’injustice des hommes vue comme une épreuve du Ciel),
  • d’autre part en généralisant par des expressions indéfinies l’accusation précise que Damis vient de lui porter. Ce qui entraîne deux conséquences :
    • d’une part il supprime la nécessité de se défendre et de réfuter Damis
    • d’autre part, il conforte Orgon dans ce que celui-ci croit à son sujet : il est tout plein d’humilité et de contrition.

La seconde partie de la tirade est donc la conséquence de ce qu’il vient de dire : châtiez moi, puisque c’est une épreuve du Ciel (ce qui veut dire que cette accusation est fausse !) :

Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux
Et comme un criminel chassez moi de chez vous.

Ici le cynisme de Tartuffe est à son comble : il dit la vérité, sachant bien que c’est pour cela qu’Orgon ne va pas le croire. Il l’invite à faire ce qu’il devrait pour qu’il fasse le contraire, en interprétant cette invitation comme une incroyable humilité. Noter aussi l’habileté dans le choix des mots « Croyez ce qu’on vous dit » implique que ce que lui Damis ne repose sur aucune preuve ; et « comme un criminel » implique qu’il ne l’est pas !

Et je ne saurais avoir tant de honte en partage
Que je n’en aie encore mérité davantage !

Toujours le même procédé à l’œuvre, cette « honte » ne correspond pas à ce qu’il mérite, non qu’il soit innocent, mais parce qu’ll est beaucoup plus coupable (donc qu’il n’est coupable de rien de précis). Le vocabulaire est grandiloquent, du registre quasiment tragique (« armez votre courroux … tant de honte en partage »). Toute cette exagération doit justement être comprise comme une exagération par Orgon qui doit se dire que c’est l’humilité de Tartuffe qui le conduit à s’accuser de façon si manifestement exagérée.  Ainsi Tartuffe joue la comédie de quelqu’un qui veut montrer qu’il ne dit pas la vérité, donc qui est le contraire de ce qu’il dit !)

La réaction d’Orgon est immédiate : dans cette exagération arborée, il voit la vertu de Tartuffe, un comportement pieux qui lui fait oublier qu’il s’agit pour Tartuffe de se défendre d’une accusation.

Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

(« fausseté » = calomnie) Remarquer le couple d’antonymes à la rime fausseté/pureté où l’on voit qu’Orgon inverse les attributs : (le plus faux étant Tartuffe, et non Damis). Et il est notable que le dialogue Orgon-Damis instaure en tiers l’accusé, qui devrait au contraire être l’interlocuteur, et qui devient quasiment un « saint » (« pureté de sa vertu ») en face du « traître » Damis. Il faut remarquer la force de l’antithèse entre ces mots.

Damis est alors stupéfait          

Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite

                                                        Vous fera démentir…

                                                                                              -Tais-toi, peste maudite…

L’intervention de Damis inaugure un jeu de scène où Damis ne pourra finir aucune de ses phrases, et donc un comique de répétition. Et il faut admirer l’habileté de Tartuffe qui fait taire Damis par Orgon ! La forte antithèse entre le jugement d’Orgon sur Tartuffe (« la pureté de la vertu » de Tartuffe) et celui de Damis (feinte douceur de cette âme hypocrite) montre l’abîme qu’il y a entre le père et le fils : Orgon ne veut pas entendre, il se met comme des œillères pour ne pas voir ni savoir ce qui pourrait modifier son rapport à Tartuffe. Aussi emploie-t-il des mots forts pour s’en prendre à celui qui essaye de lui ouvrir les yeux : après « traître » il le traite de « peste maudite ». Orgon exerce ici son autorité paternelle pour rétablir une situation initiale que la présence de Tartuffe avait changée. Et il veut rétablir un ordre qui en réalité va contribuer à faire perdurer et même à augmenter le désordre.

Tartuffe sent que Damis peut dire des choses précises. Toujours très habile, il prend la parole pour demander à Orgon de… laisser parler son fils, donc il parle pour empêcher Damis de parler !

Or, les vers qu’il prononce à ce moment peuvent faire l’objet de deux interprétations bien différentes : la première serait dans le droit fil de ce qui a déjà été dit : le cynisme de Tartuffe lui fait montrer du doigt son masque : « je ne suis qu’un hypocrite »  afin qu’Orgon précisément en tire une preuve pour ne pas le croire. Pourtant le vocabulaire tout à coup devient bien différent, il est beaucoup moins grandiloquent et Tartuffe évoque le chef d’accusation lui-même « pourquoi sur un tel fait… », et si la vérité est exhibée, elle l’est en des termes beaucoup plus communs, qui contrastent avec le vocabulaire religieux précédent. Cette seconde interprétation serait plus riche : un Tartuffe exaspéré par la bêtise d’Orgon qui l’emprisonne dans son rôle d’homme pieux, qu’il supporte de moins en moins à cause de la cour qu’il fait à Elmire. Donc pour une fois Tartuffe ici dirait la vérité pour être cru.

Ainsi soit Tartuffe prend le masque de ce qu’il est vraiment de façon si ostensible qu’Orgon y voit une comédie, soit il veut « tomber le masque » de dévot, mais la bêtise d’Orgon l’en rend prisonnier. (On peut selon l’une ou l’autre de ces interprétations interpréter en deux sens différents le « laissez-le parler » soit « pour que vous sachiez à quel point le Ciel veut m’éprouver » soit « pour que vous sachiez enfin la vérité sur mon compte. » Et toutes les questions que pose Tartuffe (quatre vers) le sont soit pour semer le doute chez Orgon  soit pour amener Orgon à la conclusion inverse ; il y a toujours le même jeu entre le dénoté et le connoté : pour un seul dénoté (le sens littéral des questions) deux connotés différents, l’un figuré, l’autre en  gardant le sens propre : «  Savez vous de quoi je suis capable » : réellement, Orgon ne  le sait pas , et ne veut pas le savoir : pas de connoté différent ; soit (seconde interprétation) une parole qui prouve l’humilité de Tartuffe (en fait vous savez que je suis une âme pure).

Le vocabulaire à  ce stade devient purement banal. Tartuffe a quitté le masque religieux et retrouve  sa nature propre, il revient au fait lui-même voulant comme démontrer son aveuglement à Orgon :

Savez-vous après tout de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?

Tartuffe oppose l’apparence à l’être, et la lisibilité de l’apparence à une intériorité cachée et il montre en quelque sorte à Orgon la manière dont il devrait lire les signes : il lui donne une leçon de lecture, et il a l’insolence de la lui faire à sa barbe :

Non, non vous vous laissez tromper à l’apparence
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense…

(ce qui veut dire qu’il n’est surtout pas ce qu’on peut penser de lui en le jugeant sur l’apparence). Il se moque de la stupidité d’Orgon en lui apprenant la différence entre l’être et l’apparence. Mais en même temps, comme il continue de s’accuser, il est loin de contredire ce qu’il a dit dans sa première tirade ! Le « hélas ! » est savoureux, comme une confession dans ce discours mi-sérieux mi-hypocrite.

Tout le monde me prend pour un homme de bien
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.

Remarquer la rime bien/rien, et la double antithèse « tout le monde / la vérité pure » et « homme de bien/vaux rien ». Cette affirmation dite clairement est-elle faite pour faire réagir Orgon ? En tout cas Orgon ne veut pas démordre de l’idée qu’il a de Tartuffe, et il le maintient dans son rôle en quelque sorte, que Tartuffe avec lui ne pourra plus quitter (cf. la scène suivante) : le masque va lui tenir à la peau. (et paradoxalement, plus il est prisonnier de son rôle, plus il a de pouvoir sur Orgon)

Seconde partie

On étudiera plus rapidement cette seconde partie, qui marque un retournement total de la situation : au lieu d’être prévenu contre Tartuffe, Orgon décide de lui donner sa fille (v. 1125), puis il veut frapper son fils : il veut être reconnu en maître, et c’est là la force de Tartuffe qui lui fait croire qu’il exerce le pouvoir, alors qu’il le manipule (mais nous avons vu aussi que pour pouvoir le manipuler, Tartuffe doit se plier aux exigences d’Orgon en ne cessant pas de jouer le rôle que celui-ci attend de lui.) Enfin, après que Damis a dénoncé « l’imposture » de Tartuffe (v. 1133) Orgon décide de le déshériter :

Je te prive, pendard, de ma succession…

         Orgon, en plein délire passionnel, n’a pas supporté de voir la réalité. Il réagit en trouvant le moyen de la cacher encore plus, en renvoyant le fils qui la lui avait montrée.

Donc, alors que la venue de Cléante, comme l’entrevue d’Elmire avec Tartuffe devaient aboutir à sauver Mariane, la situation est maintenant complètement renversée.

Dans la scène 7, Tartuffe reprend son masque de dévot (cf. son vocabulaire), mais surtout il fait durer son triomphe en jouant avec Orgon comme au chat avec la souris : il feint de vouloir « partir de céans » (c’est tout le problème de la pièce) - mais peut-être ici ne le feint-il qu’à moitié, car il se méfie de ce que va dire Elmire (cf. v.1162). C’est ce qui explique le refrain « Il faut que je parte », avec la réponse invariable : « Non, je vous en supplie, restez », où l’on voit le rôle vital que joue Tartuffe dans la vie d’Orgon, qui n’est le maître que par son intermédiaire, et il faut prendre au pied de la lettre l’expression « Il y va de ma vie » (v. 1165).

Et on aboutit alors au retournement ultime : il demande à Tartuffe de rester avec sa femme le plus souvent possible ! (« Et je veux  qu’avec elle à toute heure on vous voie »)et il fait donation de tous ses biens à Tartuffe  qu’il est décidé à prendre pour gendre :                

Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme, et que parent

Soulignons l’adjectif « franc » qui est le dernier adjectif à prendre pour qualifier Tartuffe, et l’énumération « fils, femme, parent » qui montre à quel point la présence de Tartuffe lui a fait oublier tout ce qui fonde le pouvoir du père  de famille : la protection des siens.

Il faut enfin remarquer comment Molière, avec le plus de naturel possible, mêle de façon inextricable le comique, et même le burlesque,  au drame : les dernières répliques (dont le couronnement est la reprise du refrain déjà entendu :  « le pauvre homme » !). Le mari trompé veut que l’amant ne quitte plus sa femme, et d’un autre côté cet homme va faire le malheur de toute sa famille.

Le troisième acte n’a donc pas fait progresser l’intrigue proprement dite mais a renforcé les positions des personnages : Orgon encore plus aveuglé, Tartuffe encore plus puissant, son mariage de plus en plus sûr, et Elmire décidément courtisée.

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