Comment Molière inventa la querelle de L’École des femmes…

Littératures Classiques, n° 81, 2013 (« Le temps des querelles »), p. 185-197.

L’existence d’une « querelle » accompagnant la réception de L’Ecole des femmes constitue un des lieux communs les plus fermement établis1 de l’historiographie et de la critique moliéresques. Les études consacrées à cette étape décisive de la carrière du comédien auteur  se fondent toutes sur un récit qui le présente à la fois comme une victime de l’incompréhension et de la malveillance, et comme un créateur hors du commun capable de trouver dans cette adversité l’occasion de mettre les rieurs de son côté tout en exposant brillamment ses convictions esthétiques.

Une telle interprétation résulte en fait d’une lecture biaisée des documents, c’est-à-dire filtrée par les valeurs dont le second XIXe siècle avait investi la figure de l’auteur national par excellence : supériorité du génie triomphant de la médiocrité acharnée, défense valeureuse des convictions qui animent l’honnête homme, indignation du bon bourgeois mis en cause dans sa pratique, mythe romantique de l’artiste persécuté par la haine des franges réactionnaires du public et par la jalousie des rivaux.2

Un examen sans préventions du déroulement des faits, replaçant les événements de 1663 dans le contexte plus large des modes de publicité de l’activité théâtrale qui prévalent au début du règne personnel de Louis XIV, révèle que c’est un tout autre récit qui doit servir de base à l’étude de L’Ecole des femmes et de ses prolongements dans La Critique et L’Impromptu de Versailles  : un récit où la manière dont Molière s’ingénie à créer l’événement, exploitant toute occasion qui lui permet d’attirer l’attention publique, occupe une place décisive.

 

Tout commence par une « fronde »…

 

Le compte-rendu du gazetier Loret, paru dans la Muse historique du 13 janvier 16633, tout en livrant une appréciation extrêmement favorable de la nouvelle comédie de L’Ecole des femmes, n’en signalait pas moins que le succès en était contesté par une petite frange du public4. Le terme de « fronde » qui, comme souvent dans les lettres de ce dernier, apparaissait à la rime avec « monde »5, désignait-t-il une opposition conséquente et organisée ? Si l’on en croit l’abbé d’Aubignac, fronde organisée il y eut bien et elle aurait été suscitée par les frères Corneille, sans doute informés par les lectures que Molière avait dû faire de sa pièce qu’elle contenait quelques pointes contre eux :

 

Premièrement, de quoi vous êtes-vous avisé sur vos vieux jours d’accroître votre nom et de vous faire nommer Monsieur de Corneille ? L’Auteur de L’École des femmes, je vous demande pardon si je parle de cette Comédie qui vous fait désespérer et que vous avez essayé de détruire par votre cabale dès la première représentation ; l’Auteur, dis-je, de cette pièce fait conter à un de ses Acteurs, qu’un de ses voisins ayant fait clore de fossés un arpent de pré, se fit appeler M. de l’Isle, que l’on dit être le nom de votre petit frère.6

 

Sans doute quelques personnes se firent fort de manifester leur mauvaise humeur en pleine représentation lors de la première, quelques bonnes âmes crièrent au scandale — selon une technique décrite par Donneau de Visé quelques semaines plus tard7  — et quelques salons débattirent des « fautes » que certains avaient cru découvrir dans la pièce. Tout ceci n’excédait pas les aléas qui devaient inévitablement accompagner la réception d’une pièce aussi résolument et brutalement novatrice que L’Ecole des femmes8. En tout cas, le détachement ironique avec lequel Molière désigna ses « censeurs » au mois de mars, lors de la publication de la pièce, montre que l’affaire n’était pas très grave.

On ne voit pas que ces désapprobations publiques, vite étouffées par les rires et les applaudissements (en particulier ceux du roi et de la cour, comme en témoignait Loret), ni ces critiques, perdues au milieu du concert des éloges, aient réclamé de la part de Molière une réaction aussi vigoureuse que celle qui s’affirme dans La Critique de L’École des femmes. Quand on lit ce qu’écrivait Donneau de Visé en février 16639 dans ses Nouvelles nouvelles — et ce, alors même qu’il savait déjà que Molière avait l’intention de répondre à ses censeurs —, on se dit qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat : « tout le monde l’a trouvée méchante [comprendre : mauvaise], et toute le monde y a couru. Les dames l’ont blâmée, et l’ont été voir ; elle a réussi sans avoir plu, et elle a plu à plusieurs qui ne l’ont pas trouvée bonne. » Fait-il allusion, en parlant du jugement des dames, à quelque reproche d’obscénité dont Molière va justement se moquer dans sa Critique ? à quelque accusation d’impiété occasionnée par le « sermon » d’Arnolphe, sur laquelle Molière va au contraire discrètement passer dans La Critique ? On n’en saura pas plus, ce qui prouve que si certain(e)s ont crié au scandale à la création, ce ne fut qu’un feu de paille vite éteint et déjà oublié. C’est seulement au lendemain de La Critique de l’École des femmes que Visé se mit à ramasser reproches et condamnations dans sa Zélinde ou la Véritable Critique de l’École des femmes, bientôt suivi par Boursault dans son Portrait du Peintre ou la Contre-Critique de L’École des femmes. En attendant — et si on laisse de côté le plaisant clin d’œil au récent mariage de Molière10 —, les « fautes » reprochées à celui-ci dans les Nouvelles nouvelles se ramenaient pour l’essentiel à des observations d’ordre technique, et finalement très générales, portant sur la conception et l’organisation de la pièce : « pour vous dire mon sentiment, c’est le sujet le plus mal conduit qui fût jamais, et je suis prêt à soutenir qu’il n’y a point de scène où l’on ne puisse faire voir une infinité de fautes. » Bien d’autres avant Molière et après lui ont subi ce type de critiques au XVIIe siècle. On n’en connaît guère qui ont pris la peine d’y répondre. Au pire, ils se sont justifiés dans une préface lors de la publication de leur pièce. Or, Molière explique justement dans sa préface à L’École des femmes qu’il aurait pu se contenter de la rédiger de telle sorte qu’elle « réponde aux censeurs et rende raison de [s]on ouvrage ».

 

Buzz et provocation calculée : de la manière d’inventer une querelle

 

S’il ne l’a pas fait, c’est précisément qu’il avait rapidement renoncé à l’idée de s’engager sur la voie d’une simple discussion de poétique théâtrale : il avait peut-être d’abord imaginé composer « une dissertation […] en dialogue », comme il désigne encore La Critique dans la préface de L’École des femmes, mais il dut vite se convaincre qu’il avait intérêt à se placer sur un autre terrain qu’une classique discussion pro et contra — son terrain, celui du rire — en ridiculisant les arguments, réels ou prétendus, des détracteurs de la pièce, et surtout en offrant une image ridicule de ces détracteurs mêmes, introduits sous l’apparence de caricatures théâtrales.

On peut toutefois être surpris des délais que Molière impose à la création de sa nouvelle pièce. En effet, lorsqu’il présente sa future Critique dans la préface de L’École des femmes, imprimée le 17 mars, huit jours après la fermeture des théâtres pour le relâche de Pâques, la composition en est manifestement déjà bien avancée. Qu’il ait attendu jusqu’au 1er juin avant de la porter à la scène, alors que la nouvelle saison théâtrale avait commencé le 3 avril, pourrait donc susciter l’étonnement. Mais on prendra garde que, depuis Les Précieuses ridicules, Molière avait découvert que faire suivre une grande pièce d’une petite comédie permettait de ranimer l’intérêt du public et de le ramener au théâtre : il convenait donc de garder cette Critique en réserve jusqu’à ce que les conditions matérielles rendissent son apparition opportune. Ce fut le cas le 1er juin : depuis une quinzaine les recettes du Palais-Royal se traînaient entre 155 et 300 livres, et il était temps de faire revenir le public. Relancer L’École des femmes, absente de la scène depuis le relâche de Pâques, tout en créant La Critique représentait la conjonction idéale.

Ainsi, en proposant le 1er juin 1663 un spectacle aussi provocateur que cette Critique de l’École des femmes, Molière avait délibérément choisi de raviver les braises presque éteintes de la « fronde » qui avait accueilli la création de L’École six mois plus tôt. Au moment où battait son plein la querelle de Sophonisbe, opposant d’Aubignac à Corneille, et dans laquelle Donneau de Visé jouait un rôle majeur d’animateur11, Molière a-t-il pu être tenté de présenter lui aussi sa comédie comme une œuvre victime de l’incompréhension et de la hargne des rivaux et des pédants ? En tout cas, on voit bien que c’est lui qui a lancé la « querelle de L’École des femmes » et nullement les « frondeurs » des premiers jours, vite rendus inaudibles par le succès persistant de la pièce — non plus que Donneau de Visé qui avait inextricablement entrelacé critiques et éloges dans ses Nouvelles nouvelles. Lancer La Critique de L’École des femmes, c’était prendre le risque calculé de s’attirer des répliques — risque accentué à dessein par la publication rapide de la pièce — et de faire dégénérer le « buzz » en véritable affrontement. Or le silence total que Molière a gardé à l’endroit de Donneau de Visé au cours des mois suivants12 montre bien qu’il n’a nullement été chagriné par sa petite comédie satirique intitulée Zélinde ou la véritable Critique de l’École des femmes, ou la Critique de la Critique, et il semble n’avoir trouvé aucun inconvénient à ce que ses propres libraires la publient en même temps  (le 4 août 1663) que La Critique  (le 7 août). Après tout, Visé — qui démontrait au même moment contre l’abbé d’Aubignac qu’il pouvait se laisser aller jusqu’à la polémique la plus virulente13 — ne faisait que reprendre de façon plus détaillée et à peine plus acerbe les critiques débonnaires qu’il avait esquissées quelques mois plus tôt dans ses Nouvelles nouvelles et approfondir les mêmes objections dont Molière venait de se jouer avec brio dans La Critique ; sa longue et ennuyeuse dissertation dialoguée avait beau se donner les apparences d’une comédie de salon et faire assaut d’ironie critique contre « Elomire », elle contribuait par contraste à mettre en valeur le talent avec lequel Molière-Élomire transformait en véritable spectacle comique tout ce qu’il touchait. Pourrait-on aller jusqu’à affirmer que Donneau et les libraires de Molière avaient pu lancer cette opération publicitaire14 avec le plein aveu de celui-ci ? Encore une fois, il est particulièrement troublant d’observer que c’est à Boursault, aux frères Corneille et aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne qu’il a réservé ses flèches deux mois plus tard dans L’Impromptu de Versailles, sans faire la moindre allusion à l’auteur de Zélinde.

La « vraie » querelle, enfin, mais quelle querelle ?

 

C’est à la fin du mois de septembre ou au tout début d’octobre que les comédiens rivaux de la « Troupe Royale » donnèrent sur leur théâtre de l’Hôtel de Bourgogne Le Portrait du Peintre ou la Contre-Critique de l’École des femmes15 d’Edmé Boursault, auteur encore obscur qui passait pour être protégé par les frères Corneille. Indigné — ou mettant en scène une indignation calculée — par cette satire publique dont il avait été le témoin direct en assistant au spectacle sur la scène même de l’Hôtel de Bourgogne, Molière en moins d’une quinzaine rédigea et fit apprendre par ses acteurs une nouvelle petite comédie en prose qui prenait pour cibles et Boursault et les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne16 tout en reformulant, accessoirement, les principaux thèmes de La Critique. Cette pièce a-t-elle été entreprise à la demande de Louis XIV en personne, comme il l’affirme à trois reprises dans le cours du dialogue ? Ou s’est-il simplement autorisé de la protection du roi (qui n’avait évidemment pas vu Le Portrait du Peintre) pour lui proposer un spectacle comique qui répondrait à ce « Portrait » dont tous les courtisans devaient s’entretenir et l’insérer comme le véritable destinataire de l’entreprise ? Toujours est-il qu’ayant réussi à l’achever à temps pour l’emporter à Versailles, où la Cour venait de s’installer pour un séjour de festivités et de chasse, il put mettre sa petite comédie au programme du « festival Molière » dont Louis XIV régala ses courtisans durant une semaine et l’intituler, pour reprendre la formulation de La Grange, « L’Impromptu dit, à cause de la nouveauté et du lieu, de Versailles »17.

En présentant son virtuose « impromptu » à la Voiture18, Molière démontrait une élégance « naturelle » qui lui accordait un double avantage : faire passer comme un simple élément de la discussion impromptue la vigueur avec laquelle il prenait à partie les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et la hauteur méprisante dont il gratifiait le nom et la personne du malheureux Boursault ; faire reconnaître comme allant de soi le fait qu’il se mettait au centre de toute l’affaire. Car la première conséquence de L’Impromptu de Versailles, c’est que l’enjeu polémique s’est déplacé vers la seule personne de Molière et qu’il est donc impropre de parler encore à ce propos de « querelle de L’École des femmes ». Depuis qu’il avait lancé sa Critique de l’École des femmes, en provoquant ses adversaires et ses censeurs, il avait paradoxalement quitté le domaine de la critique littéraire : depuis l’été, c’était de lui et de lui seul qu’on parlait, comme le prouve le titre même de la pièce de Boursault. Quelle magnifique occasion celui-ci et les comédiens de l’Hôtel venaient-ils de lui offrir en le poussant à écrire une nouvelle comédie dont il serait, lui, en tant qu’auteur, acteur, directeur de troupe, le centre exclusif, et dans lequel il se présenterait, entouré de toute sa troupe, comme le protégé d’un roi qui lui aurait expressément demandé de répondre à son Portrait et dont il parvient même à inclure le troublant reflet dans le déroulement de sa comédie des comédiens ! On comprend qu’après avoir ensuite attiré la foule au Palais-Royal durant les mois de novembre et décembre 1663 grâce à cette comédie hors normes, il l’ait à jamais abandonnée, sans même manifester le désir, dont aurait témoigné l’obtention d’un privilège d’impression, de la publier un jour.

De l’art de se mettre en scène

 

Le Portrait du Peintre contenait-il donc des critiques plus approfondies ou plus virulentes que celles qui figuraient dans Zélinde ? Nullement. Boursault n’a recueilli que l’écume de ces condamnations, cherchant d’abord à retourner comme un gant La Critique de l’École des femmes — dans Le Portrait les gens censés attaquent L’École, les ridicules l’admirent — afin de proposer une vraie comédie qui fît rire son public plutôt qu’une dissertation en dialogue comme l’était Zélinde. La personne même de Molière y était-elle malmenée ? On est bien en peine d’y trouver le moindre trait qui permettrait de justifier le titre : il est bien question du « peintre » Molière, mais c’est en tant qu’auteur de L’École des femmes ou en tant que satiriste qui ridiculise les marquis sur la scène ; de portrait de Molière, point. Pourtant, en écrivant son L’Impromptu de Versailles, Molière a fait dire par le personnage de Madeleine Béjart : « Tout le monde attend de vous une réponse vigoureuse, et après la manière dont on m’a dit que vous étiez traité dans cette comédie, vous étiez en droit de tout dire contre les comédiens, et vous deviez n’en épargner aucun. » De quelle manière Molière était-il donc traité dans Le Portrait du Peintre pour que cela réclamât de lui une réponse implacable ? Et pourquoi cela l’autorisait-il à « tout dire contre les comédiens » sans en « épargner aucun », alors qu’ils n’ont fait qu’interpréter la pièce de Boursault ? Pourquoi enfin est-ce au seul Boursault, en dehors des acteurs de l’Hôtel de Bourgogne, que Molière décoche ses flèches, sans faire la moindre allusion à Donneau de Visé ? C’est là, semble-t-il, que réside le nœud de l’affaire.

D’une part, avec Le Portrait du Peintre, il ne s’agissait plus, comme dans le cas de Visé, d’un folliculaire qui faisait imprimer un dialogue satirique : c’étaient les comédiens rivaux qui représentaient sur leur théâtre, à la face de tout Paris, une comédie dans laquelle Molière était nommément pris à partie. Donneau de Visé lui-même l’a reconnu quelques mois plus tard en désignant Boursault comme « le premier qui est entré dans la lice » contre Molière19, comme si sa Zélinde, en tant que comédie qui n’était pas destinée à la représentation, n’avait pas la même valeur polémique que Le Portrait du Peintre.

D’autre part, L’Impromptu de Versailles contient une déclaration solennelle de Molière qui laisse entendre que Boursault avait glissé dans sa pièce une attaque qu’il jugeait trop insidieuse pour la laisser passer20. Passons sur le fait que les comédiens ont ajouté dans le cours de la représentation une « chanson de la Coquille » que les historiens du théâtre depuis le XVIIIe siècle jugent ordurière et offensante pour Molière21. On ne voit pas qu’elle soit plus grossière que nombre de chansons un peu grivoises qui fleurissaient dans les recueils du temps — au demeurant Donneau de Visé en a fièrement revendiqué peu après la paternité22 — et surtout on ne voit pas en quoi elle met en cause Molière : c’est pour Madeleine Béjart qu’elle est blessante, et précisément, dans L’Impromptu de Versailles, pas plus Molière que Madeleine Béjart ne font la moindre allusion à une attaque qu’ils auraient jugée indigne d’elle. Il n’est pas nécessaire non plus de supposer, comme on le fait quelquefois, que la version imprimée du Portrait du Peintre est édulcorée par rapport à la version scénique. Car, telle quelle, elle contient bel et bien un passage qui semble correspondre à « l’endroit où l’on s’efforce de le noircir », dont parle le chevalier joué par Brécourt dans L’Impromptu (sc. V). Sous couvert de reprendre la désormais classique attaque contre le « sermon d’Arnolphe », la réplique commence par présenter Molière comme un « homme suspect » et se termine sur une mise en cause de ses idées en matière religieuse : qui ose faire rire des mystères de la religion, s’en moque dans son for intérieur, autrement dit est un impie23. Bref, Molière est un homme suspect d’impiété et donc dangereux. Que cette attaque n’ait échappé à personne, on en a la preuve dans une petite comédie représentée quelques semaines plus tard sur la scène du Marais, Les Amours de Calotin de Chevalier, où un personnage fait le récit de la séance du Portrait du Peintre à laquelle il a assisté en même temps que Molière. Après avoir résumé la pièce en suivant l’ordre des critiques adressées à L’École des femmes, il a la délicatesse de taire la mise en cause du « sermon », tout en laissant entendre que « la vertu » de Molière a été prise pour cible24.

Il semble donc bien que le véritable grief adressé par Molière et ses compagnons à Boursault et aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne était d’avoir rompu avec tous les usages : c’était la première fois qu’on prétendait faire en plein théâtre la satire directe d’un contemporain, désigné si ce n’est sous son nom du moins par un surnom connu de tout le monde (« le peintre »), la première fois que les comédiens d’un théâtre montaient une pièce qui dénigrait publiquement le directeur d’un théâtre concurrent ; et, pour couronner le tout, on cherchait à le rendre suspect d’impiété.

Quant à savoir si Molière était aussi indigné qu’il s’en donnait l’air, c’est une autre histoire envers laquelle on peut manifester les plus grands doutes : il faut avoir l’âme bien romantique pour lire dans sa déclaration « solennelle » un moment d’indignation émue qui lui confère une valeur pathétique. Se placer en position de victime afin de renvoyer au rang d’indignité le grief d’impiété qu’on lui adressait, c’est une tactique qu’il adoptera bientôt pour défendre son Tartuffe. Et l’on va voir qu’il n’était probablement pas aussi offusqué que cela.

Et tout finit par du théâtre…

 

Comme il était prévisible, ses adversaires ne pouvaient lui laisser le dernier mot. Si, en publiant son Portrait du Peintre à la mi-novembre, Boursault se contenta d’une préface offusquée, s’indignant des « invectives » de Molière et revendiquant fièrement la paternité entière de sa pièce (il était présenté dans L’Impromptu comme le porte-plume des autres auteurs), il semble qu’il avait auparavant manifesté l’intention d’écrire une « Réponse » et qu’il y avait renoncé finalement, non sans susciter l’ironie de ses amis de l’Hôtel de Bourgogne25. Tandis que l’inévitable Donneau de Visé se lançait dans la rédaction d’une nouvelle petite comédie en prose intitulée Réponse à L’Impromptu de Versailles ou La Vengeance des Marquis — elle sortit des presses le 7 décembre —, l’Hôtel de Bourgogne fit appel au fils du comédien Montfleury, auteur de comédies débutant, qui entreprit de venger son père en composant un petit acte en vers intitulé Impromptu de l’Hôtel de Condé, du nom du lieu où la pièce fut créée avant d’être jouée sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne vers la mi-novembre. Antoine Montfleury paraît bien avoir tenu compte de l’avertissement solennel délivré par Molière avec la bénédiction de Louis XIV : sa pièce est dénuée d’attaques personnelles et se borne à ironiser sur « l’impromptu de trois ans », sur le jeu tragique de Molière et sur les « grimaces » dont, en digne écolier de Scaramouche, il accompagne ses tirades comiques. La vengeance était bénigne et sans rapport avec l’accusation d’indignité matrimoniale que son père aurait au même moment tenté de faire parvenir à Louis XIV : « Montfleury », écrivit Racine à l’un de ses correspondants26, « a fait une requête contre Molière, et l’a donnée au Roi. Il l’accuse d’avoir épousé la fille, et d’avoir autrefois couché avec la mère. Mais Montfleury n’est point écouté à la Cour. » Point d’émotion manifestée par Racine. Point d’autre mention de cette histoire. De fait, contrairement à ce qu’on croit généralement depuis le XIXe siècle, il ne s’agissait nullement d’une accusation d’inceste, ce qui aurait été gravissime27, mais d’une plainte mesquine à fondement religieux28 lancée par le comédien, excédé d’avoir été pendant des années la principale cible des parodies théâtrales jouées par Molière à la fin des dîners en ville et de s’être vu parodié devant tout Paris dans L’Impromptu de Versailles.

La « querelle de L’École des femmes » était-elle donc en train de dégénérer en conflit de personnes, sur fond d’invectives ? Ou bien tout cela n’était-il que du théâtre ? Car cette drôle de querelle s’acheva par une véritable célébration théâtrale, devant le roi et la Cour, une fois de plus témoins de l’extraordinaire position que s’était acquise Molière. Ce fut le 11 décembre, au soir des noces du duc d’Enghien, fils du grand Condé, et d’Anne de Bavière, fille de la princesse Palatine et nièce de la reine de Pologne29. Après le mariage, célébré au Louvre, la fête fut offerte par Condé dans son hôtel et la Troupe Royale et la Troupe de Monsieur jouèrent successivement La Critique de l’École des femmes et La Contre-critique (Le Portrait du Peintre), L’Impromptu de Versailles et L’Impromptu de l’Hôtel de Condé30. Molière s’était-il plié de bonne grâce à cette joute ou avait-il dû se soumettre au bon plaisir du grand Condé qui, pour avoir invité quelques semaines plus tôt la « Troupe Royale » à créer chez lui L’Impromptu de Montfleury, pouvait affecter une posture de grand réconciliateur ? En tout cas, il aurait eu tort de se plaindre : avec ces quatre petites comédies dans lesquelles il n’était question que de ses pièces et de lui, il était la vedette de la soirée ; et quoique un peu malmené dans deux des quatre pièces, il pouvait faire admirer la supériorité de son talent dans les deux siennes, et c’était bien lui qui triomphait. Ainsi, la drôle de querelle se résolvait finalement en une festivité célébrant la concorde théâtrale, qui n’avait d’autre enjeu que le divertissement du public et d’autre héros que Molière lui-même.

Après cette apothéose, on ne sait combien de temps dura le duel des deux Impromptus, ni si l’Hôtel de Bourgogne suivit l’exemple de Molière qui retira le sien de l’affiche à la veille de Noël. La « guerre comique » était bel et bien terminée, même si certains cherchèrent encore à profiter des remous publicitaires de l’affaire31. Bientôt ne subsista plus que le souvenir du duel des deux Impromptus, comme en témoigne un passage d’une comédie publiée en 1664 :

Et les auteurs du temps, se mettant sur leurs gardes,
Se servent d’impromptus comme de hallebardes.32

Molière pour sa part était déjà passé à autre chose, menant de front la composition d’une grande comédie de salon en cinq actes développée à partir du canevas de La Critique de L’École des femmes, Le Misanthrope, et d’une satire de la dévotion en trois actes, Le Tartuffe, qui allait engendrer une querelle d’une autre envergure, dont une fois de plus Molière saurait retirer le plus grand profit…

Littératures Classiques, n° 81, 2013 (« Le temps des querelles »), p. 185-197.

Notes 

  1. Couronné, qui plus est, par l’édition (due à Georges Mongrédien), sous le titre général de La Querelle de L’École des femmes, des principales pièces de théâtre qui ont paru à cette occasion (Paris, STFM, 1971, 2 vol.).
  2. C’est le même type de lecture qui a amené, en dépit de l’évidence des témoignages contemporains, à considérer Molière comme un mélancolique aux prises avec les incartades de sa jeune épouse ou comme un malade chronique tenant un authentique discours médical dans ses pièces.
  3. Le texte complet de la relation, ainsi que la plupart des extraits cités dans la suite de cet article, figure sur la basée de données intertextuelles du site MOLIERE 21 à la rubrique de L’Ecole des femmes.
  4. Les « Stances. Sur L’École des femmes » de Boileau font état également d’une réception conflictuelle, mais il est difficile de déterminer si ces vers font allusion aux premières représentations de décembre et janvier ou s’ils surenchérissent sur la publication de la préface de la pièce (17 mars 1663) et sur la création de La Critique (1er juin). En effet, la première mention de ces stances (imprimées en septembre  dans un recueil intitulé Les Délices de la poésie galante, des plus célèbres auteurs du temps) apparaît à la date du 27 juillet dans la Quatrième Dissertation sur le Poème dramatique servant de réponse aux calomnies de M. Corneille de l’Abbé d’Aubignac (voir Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, University of Exeter Press, 1995, p. 119). Ce n’est que sur la foi du peu fiable Brossette, qui recueillit les confidences de Boileau à la fin de sa vie, qu’on date ce texte du 1er janvier 1663. Le titre « Stances à Mr Molière sur sa comédie de L’École des femmes, que plusieurs gens frondaient » n’apparaît du reste qu’en 1701 dans un recueil des Œuvres de Boileau.
  5. « Pièce qu’en plusieurs lieux on fronde ; / Mais où pourtant va tant de monde »
  6. D’Aubignac, Quatrième Dissertation, éd. cit., p. 116-117.
  7. « Je vis, il y a quelque temps […] des gens qui, n’étant venus que pour perdre une pièce, la firent réussir. Ils en blâmèrent imprudemment les plus beaux endroits, raillèrent mal à propos, n’écoutèrent rien, ne firent que bâiller (car c’est la coutume présentement de bâiller pour montrer que l’on n’approuve pas). Toutes ces choses faites à contretemps firent connaître leur dessein ; l’on prit pitié de la pièce, qui avait plus de beautés que de défauts, l’on vit bien qu’ils n’étaient venus que pour la perdre, ce qui fut cause que tous les gens d’esprit l’admirèrent et la firent réussir en dépit d’eux. » (Donneau de Visé, Nouvelles nouvelles, Paris, Ribou, 1663, tome III, p. 201-202. Quelques mois plus tard, il reprendra le même thème dans sa Zélinde ou la Véritable Critique de l’École des femmes, scène X.
  8. Sur le caractère novateur de L’Ecole des femmes, voir la notice de la pièce dans la nouvelle édition de la Pléiade (Paris, Gallimard, 2010, t. I, p. 1334-1355).
  9. L’achevé d’imprimer du tome I des Nouvelles nouvelles est daté du 9 février 1663 ; la « notice Molière » figure dans le tome III (dépourvu d’achevé), mais il semble que les trois tomes aient été publiés presque simultanément.
  10. Clin-d’oeil généralement surinterprété : « Si vous voulez savoir pourquoi presque dans toutes ses pièces il raille tant les cocus, et dépeint naturellement les jaloux, c’est qu’il est du nombre de ces derniers » (Nouvelles nouvelles, III, p. 235). C’était une plaisanterie convenue au moins depuis le Tiers Livre de Rabelais, nullement une mise en cause personnelle (en outre personne avant la mort de Molière n’a jamais accusé Armande d’infidélité). Même Le Boulanger de Challussay, dans sa violente comédie-pamphlet intitulée Élomire Hypocondre (1670), n’ira pas plus loin que la plaisanterie rabelaisienne : qui dit marié dit jaloux et cocu.
  11. Entre mars et mai 1663 paraissent les Remarques sur la tragédie de Sophonisbe de Monsieur Corneille de d’Aubignac, la Défense de la Sophonisbe de Donneau, la lettre anonyme A Monsieur D. P. P. S. sur les remarques qu’on faites sur la Sophonisbe de M. de Corneille et les Deux dissertations concernant le Poème dramatique, en forme de Remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius de d’Aubignac. En juin et juillet suivront la Troisième et la Quatrième Dissertation du même d’Aubignac, à la même époque où sont imprimés les principaux textes relatifs à L’Ecole des femmes.
  12. Contrairement à ce qu’affirme G. Mongrédien (La Querelle de L’École des femmes, I, p. XX), il est impossible de reconnaître le « nouvelliste » Donneau de Visé dans le très sérieux et chevronné auteur de théâtre Lysidas qui apparaît dans La Critique de L’École des femmes et L’Impromptu de Versailles.
  13. Voir sa Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille (de Luyne et Barbin, 1663 ; achevé d’imprimer le 23 juin).
  14. Il est tout à fait remarquable que Donneau de Visé ait délaissé Jean Ribou avec lequel il collaborait depuis l’affaire du Cocu imaginaire (été 1660) et qui avait fait paraître ses Nouvelles nouvelles en février, pour faire publier sa Zélinde par le cartel des huit libraires qui s’étaient associés pour exploiter les succès de Molière de Luyne, de Sercy, Joly, Loyson, Guignard, Barbin, Quinet et Billaine.
  15. Publié le 17 novembre, chez Sercy, Pépingué, Guignard et Loyson.
  16. Outre le texte même de L’Impromptu, où Molière, feignant que l’action de sa comédie se place avant la création du Portrait du Peintre, annonce son « dessein d’aller sur le théâtre rire avec tous les autres du portrait qu’on a fait de lui » (sc. v), plusieurs comédies contemporaines attestent de la présence de Molière à l’une des représentations. Voir notamment Les Amours de Calotin de Chevalier  (I, 3, v. 191-199 ; dans La Querelle de L’École des femmes, éd. cit., II, p. 377-378). C’est Donneau de Visé, dans sa Réponse à L’Impromptu de Versailles ou la Vengeance des Marquis qui confirme que Molière était « sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne » (sc. III ; dans La Querelle…, éd. cit., II, p. 273).
  17. Voir Le Registre de La Grange, p. 61 (dans Molière, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, I, p. 1064).
  18. Voir la notice de L’Impromptu de Versailles (éd. cit, t. II, p. 1604) et celle du  Remerciement au Roi (t. I, p. 1387-1388).
  19. Lettre sur les affaires du théâtre (1664), dans La Querelle de L’École des femmes, éd. cit., t. II, p. 299.
  20. « Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces », etc. (sc. V, Pléiade, II, p. 841).
  21. « A-t-on vu de nymphe plus gentille / Que la Béjart l’autre jour ? / Dès que l’on vit ouvrir sa coquille, / Tout le monde criait à l’entour, / Dès que l’on vit ouvrir sa coquille, / Voilà la mère de l’Amour. // J’entendis un pitaud de la bande / Chanter d’une autre façon : / Coquille, dit-il, si belle et si grande / N’accommode pas mon limaçon, / Coquille, dit-il, si belle et si grande, / Demande un plus gros poisson. » (Cité par G. Mongrédien dans sa notice sur Le Portrait du Peintre, dans La Querelle de L’École des femmes, éd. cit, I, p. 94). Le dernier couplet est de nouveau chantée à la sc. VII de la Réponse à L’Impromptu de Versailles de Donneau de Visé (ibid., II, p. 293).
  22. Avis Au Lecteur, à la suite de Réponse à L’Impromptu de Versailles, dans La Querelle…, éd. cit., t. II, p. 297.
  23. Sc. VIII, dans La Querelle de L’École des femmes, éd. cit., I, p. 153.
  24. Chevalier, Les Amours de Calotin, I, 3, v. 221-226 et 231-234) ; dans La Querelle…, éd. cit., II, p. 379.
  25. Voir A. J. Montfleury, L’Impromptu de l’Hôtel de Condé, sc. iv, v. 327-331 ; dans La Querelle de L’École des femmes, éd. cit., vol. II, p. 354.
  26. Lettre à l’abbé Le Vasseur, novembre 1663, dans Racine, Œuvres complètes, vol. II, éd. Raymond Picard, Pléiade, p. 419.
  27. Ce n’est que longtemps après la mort de Molière que des pamphlets hostiles à Armande Béjart l’accusèrent d’être la femme de son mère et la fille de son mari et de coucher avec tous les autres hommes plutôt qu’avec son père et mari.
  28. Montfleury en fait accuse Molière d'avoir contrevenu à une disposition du droit ecclésiastique qui interdit d'épouser un conjoint avec le parent duquel on a entretenu une relation de fiançailles, de mariage ou des rapports sexuels consommés. Cette disposition, conforme aux décisions du concile de Trente, est formulée dans tous les manuels pratiques destinés aux prêtres, parus dans les années 1660 et 1670.  Elle correspond aux dixième et onzième empêchements dirimants du mariage. Voir, par exemple, Bertin Bertaut, Le Directeur des confesseurs; Paris, Libraires associés, 1670, p. 314 ; Claude de la Croix Le Parfait Ecclésiastique, Paris, Pierre de Bresche, 1666,  p. 234 ; Jean Eudes, Le Bon Confesseur, Lyon, Jean Grégoire, 1669, p. 376-377.
  29. La veille avaient eu lieu les fiançailles, au Louvre, et la Troupe Royale avait donné la primeur de Trasibule d’Antoine Montfleury, suivi du Jaloux endormi (dit aussi Les Cadenats) de Boursault joué par la troupe du Marais.
  30. Charles Robinet, dans Les Noces ducales (Paris, Loyson, 1664), fait une relation à peine déguisée des événements des 10 et 11 décembre 1663 (voir Huguette Gilbert, « Les Nopces ducales et la querelle de L’École des femmes », XVIIe siècle, 1986, vol. 38, no150, pp. 73-74).
  31. En décembre avait paru chez Sercy Le Panégyrique de L’École des femmes, ou conversation comique sur les Œuvres de M. de Molière, par le gazetier Robinet (achevé d’imprimer le 30 novembre) et en mars parut chez Bienfait La Guerre comique ou la Défense de L’École des femmes par l’obscur Philippe de La Croix.
  32. Jean de la Forge, La Joueuse dupée, ou l’intrigue des académies, scène vi, Paris, Sommaville, 1664.
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