2. Le rêve, instrument des dieux Divinités et simulacres dans les rêves

« Écoutez, mes amis ! Un rêve divin m’est venu
dans le sommeil... »

 

Homère, Iliade, chant II, vers 56

Dans les épopées homériques, ce sont les dieux eux-mêmes qui organisent des interventions directes dans les rêves des mortels pour leur donner une vision du futur, leur dicter leur conduite et les manipuler selon leur volonté.
Ainsi, au début du chant II de l’Iliade, Zeus envoie à Agamemnon le « rêve destructeur » (οὖλον ὄνειρον) pour pousser le chef des Achéens à reprendre les hostilités et provoquer ainsi de grandes pertes dans son camp.

« Les autres dieux et les hommes armeurs de chevaux
dormaient tout au long de la nuit. Mais le doux sommeil ne tenait pas Zeus.
Il était incertain dans sa poitrine : comment honorer
Achille et détruire près des bateaux une foule d’Achéens ?
Puis la décision la meilleure lui apparut dans le cœur :
envoyer Rêve, le destructeur, à Agamemnon fils d’Atrée.
L’appelant de sa voix, il prononça des paroles ailées :
"Mets-toi en route, Rêve destructeur, va vers les vifs bateaux des Achéens.
Arrivé au campement d’Agamemnon fils d’Atrée,
expose tout, sans rien tordre, comme je l’ordonne.
Commande-lui de mettre en armure les Achéens au crâne chevelu,
en toute force. Car il peut maintenant prendre la ville aux larges rues
des Troyens. [...]"
Il dit cela. Rêve s’en alla quand il eut entendu ces mots.
Vite, il arriva aux vifs bateaux des Achéens,
et alla vers Agamemnon fils d'Atrée. Il le trouva
endormi. Autour de lui se répandait un sommeil d’ambroisie.
Rêve se tint debout à sa tête, sous les traits du fils de Nélée,
Nestor, que parmi les Anciens Agamemnon prisait le plus.
Sous cet aspect, Rêve le destructeur lui adressa la parole :
"Tu dors, fils d'Atrée, le maître des chevaux qui avait l'esprit de bataille.
II ne doit pas dormir toute la nuit l’homme qui porte les décisions,
vers qui se tourne le peuple et qui a soin de tant de choses.
Prête-moi attention et vite. Je suis pour toi messager de Zeus. [...]
Mais toi, tiens cela dans ta poitrine, et que l’oubli
ne s’empare pas de toi quand te quittera le sommeil à l’esprit de miel."
Il parla ainsi et partit. Il le laissa à l'endroit même,
réfléchissant dans son cœur à cela qui ne devait pas s’accomplir.
Il se disait qu'il allait s’emparer de la ville de Priam ce jour-là,
L’idiot ! Il ne savait pas les œuvres que Zeus méditait.
Car le dieu allait imposer douleurs et gémissements
aux Troyens et aux Danaens dans des assauts puissants. »
Homère, Iliade (VIIIe siècle av. J.-C.), chant II, vers 1-40
(traduction Pierre Judet de la Combe, Albin Michel / Les Belles Lettres, 2019)

C’est ensuite Agamemnon lui-même qui raconte son rêve, mot pour mot, au Conseil des Anciens.

κλῦτε φίλοι· θεῖός μοι ἐνύπνιον ἦλθεν ὄνειρος ἀμβροσίην διὰ νύκτα...
« - Écoutez, mes amis ! Un rêve divin m’est venu dans le sommeil,
par la nuit d’ambroisie. Du divin Nestor, il avait au plus haut point
la plus haute ressemblance, d’aspect, de grandeur, de stature.
Il se tint debout à ma tête, et me dit ces mots :
"Tu dors, fils d’Atrée, le maître des chevaux qui avait l’esprit de bataille.
Il ne doit pas dormir toute la nuit l’homme qui porte les décisions
vers qui se tourne le peuple et qui a soin de tant de choses.
Prête-moi attention et vite. Je suis pour toi messager de Zeus. [...]
Mais toi, tiens cela dans ta poitrine." Il dit ces mots
et, d’un vol, s’en alla. Alors le doux sommeil me quitta. »
Homère, Iliade, chant II, vers 56-71

Dans l’Odyssée, c’est Athéna qui fabrique un simulacre de la sœur de Pénélope et l’envoie à l’épouse d’Ulysse endormie pour la rassurer sur le sort de son fils Télémaque.

« Les membres détendus, la tête renversée, Pénélope dormait. La déesse aux yeux pers eut alors son dessein : elle fit un fantôme et lui donna les traits d’Iphthimé, l’autre fille du magnanime Icare, la femme d’Eumélos qui résidait à Phères.
Athéna l’envoya, chez le divin Ulysse, pour calmer les soupirs, les sanglots et les pleurs de cette triste et gémissante Pénélope ; dans la chambre, il entra par la courroie de barre et, debout au chevet de la reine, lui dit :
- Pénélope, tu dors, mais le cœur ravagé. Sache bien que les dieux, dont la vie n’est que joie, ne veulent plus entendre tes pleurs et tes sanglots : ton fils doit revenir, car jamais envers eux, il n’a commis de faute.
Au plus doux du sommeil, à la porte des songes, la plus sage des femmes, Pénélope, reprit :
- Pourquoi viens-tu, ma sœur ? tu n’as pas l’habitude de fréquenter ici : ta demeure est si loin !… Tu me dis d’oublier les maux et les alarmes qui viennent harceler mon esprit et mon cœur ! [...] Je tremble pour les jours de mon fils, je redoute un malheur, que ce soit au pays où il voulut se rendre, ou que ce soit en mer ! Il a tant d’ennemis qui conspirent sa perte et veulent le tuer avant qu’il ait revu le pays de ses pères ! »
Mais le fantôme obscur prit la parole et dit :
- Du courage ! ton cœur doit bannir toute crainte. Il a, pour le conduire, un guide que voudraient à leurs côtés bien d’autres, car ce guide est puissant : c’est Pallas Athéna. Elle a pris en pitié ton angoisse ; c’est elle qui m’envoie t’avertir. [...]
Il dit et, se glissant tout le long de la barre, il traversa la porte, disparut dans les airs, et la fille d’Icare, arrachée au sommeil, sentit son cœur renaître, si clair était le songe qu’elle avait vu surgir au profond de la nuit !… »
Odyssée, chant IV, vers 793-841 (traduction Victor Bérard, Les Belles Lettres, 1962)

C’est encore Athéna qui intervient pour ordonner à Nausicaa endormie d’aller laver son linge, ce qui permettra sa rencontre avec Ulysse. Cette fois, c’est la déesse elle-même qui prend les traits d’une compagne de la princesse phéacienne.

« La déesse aux yeux pers s’en fut droit à la chambre si bellement ornée, où reposait la fille du fier Alkinoos, cette Nausicaa, dont l’air et la beauté semblaient d’une Immortelle : aux deux montants, dormaient deux de ses chambrières qu’embellissaient les Grâces ; les portes, dont les bois reluisaient, étaient closes.
Comme un souffle de vent, la déesse glissa jusqu’au lit de la vierge. Elle avait pris les traits d’une amie de son âge, tendrement aimée d’elle, la fille de Dymas, le célèbre armateur. Sous cette ressemblance, Athéna, la déesse aux yeux pers, lui disait :
- Tu dors Nausicaa ! la fille sans souci que ta mère enfanta ! Tu laisses là, sans soin, tant de linge moiré ! Ton mariage approche ; il faut que tu sois belle et que soient beaux aussi les gens de ton cortège ! Sans attendre l’aurore, presse ton noble père de te faire apprêter la voiture et les mules pour emporter les voiles, draps moirés et ceintures. Toi-même, il te vaut mieux aller en char qu’à pied : tu sais que les lavoirs sont très loin de la ville.
À ces mots, l’Athéna aux yeux pers disparut. [...] Étonnée de son rêve, Nausicaa s’en fut, à travers le manoir, le dire à ses parents. »
Odyssée, chant VI, vers 13-50

L’intervention divine peut se faire plus insidieuse : ainsi peut-on imaginer la volonté de Zeus, l’infatigable séducteur, dans les rêves érotiques qu’avoue la malheureuse Io, séduite par le roi des dieux puis métamorphosée en génisse pour échapper à la colère de son épouse Héra.

« J’hésite, honteuse, à vous dire seulement d’où est venue la tourmente divine qui, détruisant ma forme première, s’est abattue sur moi, misérable ! Sans répit, des visions nocturnes (ὄψεις ἔννυχοι, opseis ennukhoi) visitaient ma chambre virginale et, en mots caressants, me conseillaient ainsi : “O fortunée jeune fille, pourquoi si longtemps rester vierge, quand tu pourrais avoir le plus grand des époux ? Zeus a été par toi brûlé du trait du désir, il veut avec toi jouir des dons de Cypris : garde-toi, enfant, de repousser l’hymen de Zeus ; mais pars, dirige-toi vers Lerne et sa praire herbeuse, vers les parcs à moutons et à bœufs de ton père, afin que l’œil de Zeus soit délivré de son désir !” Voilà les rêves qui toutes les nuits me pressaient, malheureuse ! jusqu’au jour où j’osai révéler à mon père quels songes hantaient mon sommeil. »
Eschyle, Prométhée Enchaîné (env. 470 av. J.-C.), vers 642-657
(traduction Paul Mazon, Les Belles Lettres, 1949).

Les rêves programmés par une divinité sont également nombreux dans la littérature latine. Citons, par exemple, le rêve d’Énée au bord du Tibre dans l’épopée de Virgile. Ici c’est le dieu du fleuve qui apparaît au héros endormi pour le guider dans son entreprise et lui annoncer le succès de son installation en Italie.

« C’était la nuit et, par toute la terre, un sommeil profond pesait sur les vivants fatigués, les oiseaux et les troupeaux. Alors, sous la voûte céleste, dans la fraîcheur, au bord du fleuve, le vénérable Énée, le cœur inquiet par la guerre funeste, s’étendit et accorda à ses membres un repos tardif. Alors lui apparut Tiberinus, dieu du fleuve au cours agréable. Vieillard, il se présenta parmi les feuillages des peupliers : une fine étoffe de lin l'enveloppait d'un voile glauque et des roseaux couvraient d’ombre sa chevelure. Il adressa au héros ces paroles qui dissipèrent ses soucis :
- Rejeton d’une race divine, toi qui nous ramènes la ville de Troie, arrachée aux ennemis, toi qui perpétues Pergame l’éternelle, toi qu’attendaient la terre des Laurentes et les champs du Latium, ici une demeure t’est assurée, tes Pénates aussi sont assurés, ne renonce pas. [...] Je ne t'annonce pas des faits incertains. Maintenant, de quelle façon tu vaincras ce qui te menace, je te le dirai en peu de mots, écoute. [...] Je suis ce fleuve aux eaux abondantes, que tu vois rasant ses rives et séparant de fertiles terres cultivées ; je suis Thybris l’azuré, le fleuve le plus aimé des dieux du ciel. [...] Cela dit, le dieu du fleuve alla se cacher au fond des eaux, gagnant les profondeurs ; la nuit s’acheva et Énée sortit de son sommeil. »
Virgile, Énéide (19 av. J.-C.), livre VIII, vers 26-67
(traduction Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet, sur Itinera Electronica, 2009)

Alors que, chez Homère, ce sont les divinités qui créent des simulacres pour entrer dans la tête des mortels, Ovide accorde cette faculté eux "mille songes", fils du Sommeil (Métamorphoses, Livre XI, vers 633-645 – voir HYPNOS, "En deux mots"). Trois se distinguent de la masse : ils sont chargés de visiter les palais des rois pour hanter leurs rêves, tandis que les autres sont des subalternes qui ne pénètrent que chez les gens ordinaires. Ils sont spécialisés selon la forme qu’ils revêtent dans les rêves des humains. Phobétor, “celui qui épouvante” (phobos, "peur" en grec), suscite les cauchemars en prenant l’apparence d’animaux féroces. Phantasos, “celui qui produit les images fantastiques” (phantasia, "apparition" en grec), peut imiter tous les objets en se transformant en terre ou en eau, en pierre ou en bois. Enfin, le plus prestigieux et le plus doué dans l’art de l’illusion : Morphée (morphé, "forme" en grec), qui est capable de prendre précisément n’importe quelle forme humaine, comme "le rêve destructeur" d’Homère (Iliade, II, vers 6).

Giordano fresque Nuit et Sommeil

 

La Nuit et le Sommeil entouré de la troupe des songes masqués, extrait de la fresque des Enfers peinte par Luca Giordano dans la Galerie du Palazzo Medici-Riccardi à Florence, 1686.
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