Nuit, divinité des origines du monde Νύξ

Je chanterai Nuit qui engendra les dieux et les hommes !
Nuit, genèse de toutes choses, que nous appelons aussi Cypris,
Entends-moi, ô bienheureuse, à la lumière noire, étincelante d'étoiles,
Toi que réjouissent le calme et la douceur du sommeil profond.
Bienfaitrice, délicieuse, amie des longues veilles, ô mère des Songes !
Tu délies les soucis, toi qui es douce et calmes les peines,
Dispensatrice du sommeil, amie universelle, aurige, lumière de nuit !
À demi-accomplie, Chtonienne et Ouranienne tour à tour.
Ronde comme le cercle, danseuse à la poursuite des airs vagabonds,
Tu lances la lumière sous la terre et à nouveau tu fuis dans les Enfers !
Car de toutes choses Nécessité redoutable est maîtresse.
Je t'invoque à présent, ô Bienheureuse, généreuse et puissante,
Écoute moi Nuit bienveillante, attentive à ma voix suppliante,
viens, propice, et chasse loin de nous les craintes qui hantent nos nuits.
Recueil de Pergame, Hymne III (trad. P. C.)

Cet hymne s'accompagne d'un signe rituel, la torche qui se consume, indiquant ainsi les caractères propres à Nuit, à la fois brillante et noire, à moitié accomplie, lumière en voie d'extinction. Nuit est ici identifiée aussi à Cypris, c'est à dire Aphrodite, en tant que génitrice universelle et protectrice des amants.

La Nuit est ici à la fois lumineuse et sombre, repos et mouvement, céleste et terrestre, celle qui donne et reprend.

L’influence orphique

Cet Hymne à Nuit révèle une nette influence orphique. Dans les versions de la théogonie attribuée à Orphée, Nuit joue un rôle essentiel. Dans la version la plus ancienne, elle est même la divinité première qui donne naissance à un œuf dont sortira Éros de qui procèdent toutes choses. Dans les Discours sacrés, si le principe primordial est Chronos (le Temps), et si le premier générateur est par conséquent mâle, Nuit n'en continue pas moins de jouer un rôle remarquable. Elle est à la fois la Mère, l'Épouse et la Fille de Phanès, l'être qui sortira de l'œuf fabriqué par Chronos. Pour résoudre cet imbroglio incestueux, une tradition tardive donne à cette trinité féminine trois autres noms distincts : Adrasteia (l'Inévitable), Anankè (la Nécessité) et Heimarméné (le Destin). À cette trinité féminine répondrait une trinité masculine, celle de Phanès, qui serait Père, Puissance et Intelligence. Dans la pensée Orphique, Nuit demeure ainsi la détentrice de la sagesse suprême et du savoir oraculaire le plus élevé.

Pour en savoir plus :

  • Clémence Ramnoux, La Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris, 1959.

 

Sans être la première des divinités, Nuit compte parmi les puissances primordiales dès l’origine du monde. Elle est ainsi la sœur d’Erèbe qui personnifie, quant à lui, les ténèbres souterraines. Paradoxalement Nuit, puissance obscure, donne naissance dans la cosmogonie d’Hésiode à deux enfants lumineux : Éther qui est la lumière la plus pure, le ciel brillant constamment et le séjour des dieux, ainsi qu’à Héméra, le Jour. La nuit a donc bien partie liée avec le jour, comme le dira Héraclite : "Ils croient tous qu’Hésiode sait le plus de choses, lui qui n’est pas capable de comprendre le jour et la nuit, car ils sont un." (Hippolyte, Réfutation des toutes les hérésies, IX, 10, 2. 57). La plus belle des harmonies est en effet, selon Héraclite, celle qui est produite par des entités en conflit : ici l’alliance de l’obscurité et de l’aurore éternelle. Le jour et la nuit ne sont pas distincts : le jour s’écoule dans la nuit et la nuit dans le jour. L’un et l’autre se croisent aux portes du soir, près du Jardin des Hespérides.

Si la cosmogonie d’Hésiode confère à la nuit un rôle primordial en lui attribuant la maternité d’Ether et de Jour (Héméra), les autres enfants de Nuit, cependant, sont tous des créatures ou des abstractions maléfiques, puissances monstrueuses qui terrorisent les humains. Nuit la ténébreuse les enfante seule sans s'unir d'amour à personne. Parmi ces puissances menaçantes que sont les enfants de Nuit, on trouve plusieurs groupes : d’abord une triade avec Moros, notre part de vie et de mort, la Kère, l’esprit vengeur du mort, et Thanatos, la Mort elle-même.Tous trois incarnent des puissances destructrices. Un second groupe réunit Hypnos et les Songes (Oneirata), pouvoir nocturne et troublant par excellence.

Viennent ensuite la foule des couples terribles comme Sarcasme et Détresse la douloureuse, ainsi que des triades comme les Hespérides, les Moirai (qui filent nos destins) et les Kères. Les Hespérides, qui veillent sur les Pommes d'or, détiennent  le pouvoir redoutable propre aux gardiennes des Portes du Soir, où se rencontrent quotidiennement Nuit et Jour. Puis déferle la cohorte des fléaux qui hantent l’existence humaine : Vieillesse ruineuse, Némésis, Tromperie et Passion amoureuse, ainsi que Discorde au cœur irrité.  Puis vient la génération suivante, celle de Discorde au cœur irrité, qui enfante, quant à elle, Peine douloureuse, Famine, Chagrins baignés de larmes, Batailles, Assassinats, Mensonges, Dissension, Défaites, et Serment, le pire de tous les maux pour les hommes qui se parjurent délibérément (Hésiode, Théogonie, vers 211-232). 

Cet ensemble constitue comme une dynastie distincte de celle de Terre (Gaia). Nuit et Érèbe, son frère, semblent être chez Hésiode comme le pendant négatif et ténébreux du couple premier, Gaia et Éros. Mais Nuit n’est pas qu'une divinité maléfique : elle est ambivalente comme le montrent les prières qui lui sont adressées ; elle est à la fois mère du Jour et mère des malheurs. Redoutable et bienveillante, elle incarne les peurs et les espoirs des Anciens face au problème du mal et au mystère de la mort. C’est avec ses deux fils, Thanatos et Hypnos, que Nuit est entrée dans les temples grecs, à la fois dans l’iconographie et dans les prières. Une statue de Nuit était ainsi visible à Éphèse, sculptée par Rhoîkos de Samos, architecte et sculpteur du VIe siècle av. J.-C. Elle représentait Nuit tenant dans ses bras ses jeunes enfants Hypnos et Thanatos. Et si les cultes populaires associent souvent Nuit soit à Mort (Thanatos) et à Sommeil (Hypnos), soit à Sommeil et à la tribu des Songes, elle reste aussi dans les prières des Anciens la mère de la Lumière. 

Chez Homère, Nuit est la puissance primordiale à laquelle Zeus lui-même doit se soumettre : elle y est nommée Nuit dominatrice des dieux et des hommes (Iliade, XIV, vers 259). Et plus loin toujours dans le chant XIV, le dieu Hypnos, que Zeus aimerait chasser de l’Olympe, finit par y rester, protégé par sa mère. Zeus respecte en effet le pouvoir immense de Nuit, alliée ici à ses deux enfants Hypnos et Passion amoureuse (Philotès). Cette triade redoutable, Nuit, Sommeil et Passion amoureuse, nous dit la toute puissance de l’amour au cœur de la nuit, et l’on ne s’étonnera pas que Nuit soit parfois rapprochée d’Aphrodite.

Ce qu'écrit Hésiode :

 

Ἤτοι μὲν πρώτιστα Χάος γένετ', αὐτὰρ ἔπειτα
Γαῖ' εὐρύστερνος, πάντων ἕδος ἀσφαλὲς αἰεὶ
ἀθανάτων, [...]
ἠδ' Ἔρος, ὃς κάλλιστος ἐν ἀθανάτοισι θεοῖσι, [...]
Ἐκ Χάεος δ' Ἔρεβός τε μέλαινά τε Νὺξ ἐγένοντο·
Νυκτὸς δ' αὖτ' Αἰθήρ τε καὶ Ἡμέρη ἐξεγένοντο...

 

« Tout au commencement est né Chaos, puis Terre au large flanc, siège sûr pour tous et à jamais [...] et avec elle Amour le plus beau des dieux immortels [...].
De Chaos sont nés ensuite Érèbe avec la Nuit noire ; et de Nuit sont sortis Éther et Lumière du jour… »

 

Hésiode, Théogonie, vers 116-124

Je chanterai Nuit qui engendra les dieux et les hommes !
Nuit, genèse de toutes choses, que nous appelons aussi Cypris,
Entends-moi, ô bienheureuse, à la lumière noire, étincelante d'étoiles,
Toi que réjouissent le calme et la douceur du sommeil profond.
Bienfaitrice, délicieuse, amie des longues veilles, ô mère des Songes !
Tu délies les soucis, toi qui es douce et calmes les peines,
Dispensatrice du sommeil, amie universelle, aurige, lumière de nuit !
À demi-accomplie, Chtonienne et Ouranienne tour à tour.
Ronde comme le cercle, danseuse à la poursuite des airs vagabonds,
Tu lances la lumière sous la terre et à nouveau tu fuis dans les Enfers !
Car de toutes choses Nécessité redoutable est maîtresse.
Je t'invoque à présent, ô Bienheureuse, généreuse et puissante,
Écoute moi Nuit bienveillante, attentive à ma voix suppliante,
viens, propice, et chasse loin de nous les craintes qui hantent nos nuits.
Recueil de Pergame, Hymne III (trad. P. C.)

Cet hymne s'accompagne d'un signe rituel, la torche qui se consume, indiquant ainsi les caractères propres à Nuit, à la fois brillante et noire, à moitié accomplie, lumière en voie d'extinction. Nuit est ici identifiée aussi à Cypris, c'est à dire Aphrodite, en tant que génitrice universelle et protectrice des amants.

La Nuit est ici à la fois lumineuse et sombre, repos et mouvement, céleste et terrestre, celle qui donne et reprend.

L’influence orphique

Cet Hymne à Nuit révèle une nette influence orphique. Dans les versions de la théogonie attribuée à Orphée, Nuit joue un rôle essentiel. Dans la version la plus ancienne, elle est même la divinité première qui donne naissance à un œuf dont sortira Éros de qui procèdent toutes choses. Dans les Discours sacrés, si le principe primordial est Chronos (le Temps), et si le premier générateur est par conséquent mâle, Nuit n'en continue pas moins de jouer un rôle remarquable. Elle est à la fois la Mère, l'Épouse et la Fille de Phanès, l'être qui sortira de l'œuf fabriqué par Chronos. Pour résoudre cet imbroglio incestueux, une tradition tardive donne à cette trinité féminine trois autres noms distincts : Adrasteia (l'Inévitable), Anankè (la Nécessité) et Heimarméné (le Destin). À cette trinité féminine répondrait une trinité masculine, celle de Phanès, qui serait Père, Puissance et Intelligence. Dans la pensée Orphique, Nuit demeure ainsi la détentrice de la sagesse suprême et du savoir oraculaire le plus élevé.

Pour en savoir plus :

  • Clémence Ramnoux, La Nuit et les Enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris, 1959.

 

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