9. Écrits sur le rêve : Artémidore L'Onirocritique

« La vision de songe diffère du rêve par ceci, qu’il arrive à l’une de signifier l’avenir, à l’autre la réalité présente. »
Onirocritiques ou La Clé des songes, livre I, 1

On sait peu de choses d’Artémidore (dit d'Éphèse ou de Daldis), écrivain et philosophe, qui se dit lui-même citoyen d’Éphèse. Il vécut au IIe siècle après J.-C. dans la partie orientale de l’empire romain où l’on continuait à parler le grec. Son ouvrage principal, Ὀνειροκριτικά (Oneirokritika), littéralement « interprétations des rêves », servira durant des siècles d’ouvrage de référence sur la question.

« Artémidore nous apparaît comme un interprète rationaliste, pour lequel compte non pas le don de prophétie, mais l’application intelligente d’une technique fondée sur l’expérience. Les cinq livres de son Onirocritique, enrichis de la vaste expérience acquise par Artémidore au cours de ses voyages et de ses recherches, ne forment pas vraiment un traité systématique. Engagé dans la pratique professionnelle, souvent polémique, de l’interprétation des songes, Artémidore se propose de convaincre les adversaires de la divination et de la providence divine en produisant les faits et accomplissements qui constituent pour lui le critère ultime de l’exactitude d’une doctrine onirocritique. Il présente ainsi une collection de rêves recueillis aux panégyries de Grèce, d’Asie Mineure et d’Italie, et destinés à faciliter la pratique de l’interprétation. » (extrait de la préface de l’Onirocriticon, La Clef des songes d’Artémidore de Daldis, traduit et annoté par A. J. Festugière, Librairie Philosophique J. Vrin, 1975)

Le traité d’Artémidore fut extrêmement populaire durant tout le Moyen Âge et il a profondément influencé les mentalités. Même si, pour le psychanalyste, le rêve n'annonce pas l’avenir mais parle du passé, Freud considérait qu'Artémidore avait rédigé "l'exposé le plus complet et le plus consciencieux sur l'interprétation des songes dans le monde gréco-romain" (L'interprétation des rêves).  Pour Michel Foucault , "Artémidore a entrepris d'écrire un ouvrage de méthode : ce devait être un manuel utilisable dans la pratique quotidienne, mais aussi un traité à portée théorique sur la validité des procédures interprétatives" (« Rêver de ses plaisirs, sur l'Onirocritique d'Artémidore », Recherches sur la philosophie et le langage, Grenoble, 1983).

Signalons que le texte grec Ὀνειροκριτικά est entièrement disponible sur le site de la Bibliotheca Augustana.

Artémidore affirme l’importance de la confiance dans la relation qui s’établit par la consultation.

« Avoir recours à un devin, le consulter sur un sujet, signifie inquiétudes non ordinaires pour le songeur : car les gens sans inquiétude n’ont pas besoin de mantique. Quoi que le devin, si du moins il est véridique, ait répondu, il faut y croire [...]. Si un devin ne répond rien, il remet à plus tard toute entreprise et tout lancement d’affaires : car, chez les sages, le silence aussi est une réponse, mais une réponse négative. »
Onirocritique, livre III, 20 (traduction A. J. Festugière, o. c.)

Il divise les rêves en deux grandes catégories :
Περὶ μὲν οὖν ἐνυπνίου καὶ ὀνείρου διαφορᾶς τῆς πρὸς ἄλληλα διαίρεσις οὐκ ὀλίγη [...]. ταύτηι γὰρ ὄνειρος ἐνύπνιον διαφέρει, ἧι συμβέβηκε τῶι μὲν εἶναι σημαντικῶι τῶν μελλόντων, τῶι δὲ τῶν ὄντων.
« Touchant la différence mutuelle entre "rêve" (enupnion) et "vision de songe" (oneiros), la distinction n’est pas médiocre [...]. La vision de songe diffère du rêve par ceci, qu’il arrive à l’une de signifier l’avenir, à l’autre la réalité présente. »
Onirocritique, livre I, 1

Les "visions de songe" sont divisées à leur tour :
Ἔτι τῶν ὀνείρων οἱ μέν εἰσι θεωρηματικοὶ οἱ δὲ ἀλληγορικοί.
« Outre cela, parmi les visions de songe, les unes sont théorématiques [de théôrèma, contemplation], les autres allégoriques [de allègoria, représentation indirecte].
Sont théorématiques ceux dont l’accomplissement a pleine ressemblance avec ce qu’ils ont fait voir. Par exemple un navigateur a songé qu’il fait naufrage et c’est ce qui lui est arrivé. [...] Allégoriques en revanche sont les songes qui signifient de certaines choses au moyen d’autres choses : dans ces songes, c’est l’âme qui, selon de certaines lois naturelles, laisse entendre obscurément un événement. » (Livre I, 2)
Les songes "théorématiques" sont subdivisés en trois types (le fantôme, la vision, la réponse oraculaire) ; les songes "allégoriques" sont répartis selon cinq domaines (personnels, non personnels, communs, politiques, cosmiques).

Après les exposés théoriques, Artémidore donne quelques conseils à son lecteur et à son fils, qui semble avoir été lui aussi un "onirocrite".
Le dernier livre est une collection de quatre-vingt-quinze rêves - dont quelques-uns faits par des femmes - recueillis aux panégyries (grandes fêtes religieuses) de Grèce, d’Asie Mineure et d’Italie, racontés, comme il le dit,"de manière toute simple, sans dramatisation ni effets de scène" pour faciliter la pratique de l’interprétation. (V, préface).

Voici quelques exemples qui donnent un aperçu de l’ouvrage.

« Les dieux apparaissent sous figure et forme humaine, puisque nous estimons qu’ils nous ressemblent quant à l’aspect. Les dieux donc et déesses que nous ne reconnaissons pas à première vue, il faut les juger par règle d’après l’âge ou les attributs extérieurs ou les métiers. » (II, 44)

« Même les dieux disent choses mensongères et trompent, quoi qu’ils disent, quand ils n’ont pas leurs attributs propres ou qu’ils ne sont pas au lieu qui leur appartient ou dans l’attitude qui leur convient. Il faut donc prêter attention à la fois à tous ces points, celui qui parle, ce qui est dit, le lieu, l’attitude, les attributs de celui qui parle. » (IV, 72)

« Être véhiculé sur un char ou une voiture à quatre roues avec un attelage d’hommes signifie qu’on dominera sur beaucoup et cela présage en plus pour le songeur la naissance de fils serviables. Pour les voyages à l’étranger, cela n’est pas extrêmement avantageux : le rêve sans doute indique sécurité, mais il prédit grande lenteur. » (III, 18)

« Tout ce qui, vu en songe, se meut de la même façon qu’un objet de la réalité, peut signifier cet objet. Par exemple un homme rêva qu’il avait été mordu par un serpent à l’un des deux pieds. Une roue de voiture, sur la route, lui écrasa précisément ce pied où il avait rêvé qu’il était mordu. Et de fait la roue se meut en faisant rouler tout son corps, comme le serpent. » (IV, 68)

« Un homme rêva qu’il entrait dans le gymnase de sa ville natale, et qu’il y voyait sa propre statue, qui effectivement lui était là dressée. Ensuite il lui semblait en ce rêve que tout l’échafaudage extérieur de la statue s’était défait. Et, comme on lui demandait ce qui était arrivé à la statue, il lui semblait qu’il disait : « La statue est en bon état, mais c’est l’échafaudage qui s’est défait.» Il devint boiteux des deux pieds. Résultat correct : le gymnase symbolisait la bonne constitution du corps en tout son volume, la statue signifiait le visage, l’échafaudage extérieur était le reste du corps. » (V, 2)

« Une femme rêva qu’elle avait un œil sur le sein droit. Elle avait un fils très aimé, au sujet duquel, peu après, elle se frappa la poitrine. Pour la même raison en effet que celui qui avait rêvé un jour avoir un œil sur l’épaule droite perdit son frère - d’une certaine manière en effet le songeur lui disait « Veille sur ton épaule, prête attention tout juste à cette épaule ! » -, la femme aussi perdit non pas son sein, mais son fils, qui avait analogie avec le sein. » (V, 37)

« Un homme rêva qu’un autre lui disait : « N’aie pas peur, tu ne mourras pas, mais tu ne peux vivre. » Il devint aveugle, et cet accomplissement se fit d’une manière correcte et raisonnable. Car sans doute il n’était pas mort pour autant qu’il était en vie, mais il ne fut pas en vie pour autant qu’il ne voyait pas la lumière. » (V, 76)

« Un homme qui était malade de l’estomac et qui avait demandé à Asclépios une ordonnance rêva qu’il était entré dans le temple du dieu et que celui-ci, tendant les doigts de sa main droite, les lui donnait à manger. Il mangea cinq dattes et fut guéri. Car les bonnes dattes du palmier sont nommées des doigts. » (V, 89)

Füssli Cauchemar

 

Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, 1781, Detroit Institute of Arts.
© Wikimedia Commons.

 

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