« Mais voyons, interrogeons un devin, un prêtre,
ou même un interprète des rêves,
car le rêve aussi vient de Zeus. »
Iliade, chant I, vers 62 - 63
Les rêves parlent par énigmes car il n’est pas donné aux humains de connaître directement les voies / voix du destin. En tant que signes envoyés par une volonté extérieure - et supérieure - aux sujets endormis, ils demandent à être lus et interprétés. Certains spécialistes - des devins - savent en déchiffrer la signification.
Les techniciens du rêve
Dès l’époque homérique, il est question de l’interprétation des rêves dont se chargent précisément les oneiropoloi (littéralement, « les pivots du rêve »).
On trouve aussi ces spécialistes dans la Bible : par exemple, Genèse 41:15, « Pharaon dit à Joseph : J’ai eu un songe. Personne ne peut l’expliquer ; et j’ai appris que tu expliques un songe, après l’avoir entendu. »
Les récits d’Hérodote témoignent du fait que l’interprétation des rêves est l’apanage des mages dans le royaume mède puis l’empire perse.
Deux exemples dans l’Iliade attestent l’emploi du terme ὀνειροπόλος :
• Alors que la peste accable les Achéens, Achille interpelle Agamemnon :
ἀλλ᾿ ἄγε δή τινα μάντιν ἐρείομεν ἢ ἱερῆα
ἢ καὶ ὀνειροπόλον, καὶ γάρ τ᾿ ὄναρ ἐκ Διός ἐστιν.
« Mais voyons, interrogeons un devin, un prêtre,
ou même un interprète des rêves, car le rêve aussi vient de Zeus. »
Iliade (VIIIe siècle av. J.-C.), chant I, vers 62 - 63
N. B. C’est le devin Calchas « qui connaît ce qui est, ce qui sera et ce qui a été » (vers 70) qui sera l’interprète : il expliquera le courroux d’Apollon.
• Il est ici question des fils "du vieil Eurydamas, interprète des rêves" :
Εὐρυδάμαντος ὀνειροπόλοιο γέροντος·
τοῖς οὐκ ἐρχομένοις ὃ γέρων ἐκρίνατ᾽ ὀνείρους,
ἀλλά σφεας κρατερὸς Διομήδης ἐξενάριξε·
« Le vieillard, à leur départ, n'avait pas expliqué leurs songes, et le puissant Diomède les massacra. »
Iliade, chant V, vers 149-151
On retrouve le terme oneiropolos plusieurs fois dans les Histoires d’Hérodote. Par exemple, dans le récit des deux rêves d’Astyage, le dernier roi des Mèdes, qui sera détrôné par son petit-fils Cyrus, fondateur de l’Empire perse.
« Astyage eut une fille, qu’il nomma Mandane. Il s’imagina en dormant qu’elle urinait en si grande abondance que sa capitale et l’Asie entière en étaient inondées. Ayant communiqué cette vision qu’il avait rêvée à ceux d’entre les mages qui faisaient profession de les interpréter (ὑπερθέμενος δὲ τῶν Μάγων τοῖσι ὀνειροπόλοισι τὸ ἐνύπνιον), il fut effrayé des détails de leur explication ; et il le fut au point que, lorsque sa fille fut nubile, il ne voulut pas lui donner pour époux un Mède digne de lui par sa naissance ; mais il lui fit épouser un Perse, nommé Cambyse, qu'il connaissait pour un homme d'une grande maison et de mœurs douces et tranquilles, parce qu’il le regardait comme bien inférieur à un Mède de médiocre condition.
La première année du mariage de Cambyse avec Mandane, Astyage eut un autre songe : il lui sembla voir sortir du sein de sa fille une vigne qui couvrait toute l'Asie. Ayant communiqué ce songe aux interprètes, il fit venir de Perse Mandane, sa fille, qui était enceinte et proche de son terme. Aussitôt après son arrivée, il la fit garder, dans le dessein de faire périr l’enfant dont elle serait mère ; les mages, interprètes des songes (οἱ τῶν Μάγων ὀνειροπόλοι), lui ayant prédit, d’après cette vision, que l’enfant qui naîtrait de cette princesse régnerait un jour à sa place. »
Hérodote (env. 480 - 425 av. J.-C.), Histoires, livre I, 107, 1-2 - 108, 1-2
(traduction Pierre-Henri Larcher, 1842)
Très critique à l’égard de l’interprétation des rêves, Cicéron ne ménage pas ceux qui en font profession (voir l’article « Écrits sur le rêve : Cicéron »).
« S'il y avait quelque connaissance vraie à tirer des songes, ce ne sont certes pas ceux qui font profession d'en donner la clef qui pourraient le faire, car ce sont gens également dépourvus de jugement et de culture. »
Cicéron (106 - 43 av. J.-C.), De la divination, livre II, 63, 129
(traduction Charles Appuhn, 1936)
Apollonios de Tyane explique au roi de Babylone la démarche des oneiropoloi et les vertus de la sobriété.
« L'art de lire l’avenir dans les songes, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus divin parmi les hommes, se découvre plus facilement à un esprit qui n'est pas troublé par les fumées du vin, mais qui les observe, et dans lequel ils pénètrent sans être interceptés par aucun nuage. Aussi ces interprètes des songes, ces "oniropoles", comme disent les poètes (οἱ γοῦν ἐξηγηταὶ τῶν ὄψεων, οὓς ὀνειροπόλους οἱ ποιηταὶ καλοῦσιν), ne se hasarderaient à expliquer aucune vision sans avoir demandé dans quelle circonstance elle est arrivée. Si elle est du matin, si elle est venue dans le sommeil qui accompagne l'aurore, ils l'interprètent, parce que l'âme, le vin une fois cuvé, est capable de concevoir des présages sérieux. Mais si elle est arrivée dans le premier sommeil ou au milieu de la nuit, alors que l'esprit est encore plongé et comme embourbé dans le vin, ils ne se chargent pas de l'expliquer, et ils font bien. Mais les dieux mêmes pensent ainsi et ils n'ont mis que dans les âmes sobres le don de voir l'avenir. »
Philostrate (début du IIIe siècle ap. J.-C.), Vie d’Apollonios de Tyane, livre II, 37
(traduction A. Chassang, 1832)
Les clés des songes
Dans la vie quotidienne, Grecs et Romains consultent les livres ou les "spécialistes" - plus ou moins charlatans - en oniromancie. À partir du Ve siècle avant J.-C., les Grecs commencent à employer le terme d’oneirokritès (onirocrite) pour désigner les interprètes des rêves : ce sont souvent des gens modestes et peu cultivés (voir le jugement de Cicéron) que consulte un public populaire, à l’agora ou à l’occasion des grands rassemblements de pèlerins, lors des panégyries. Ils expliquent les rêves de manière simpliste et mécanique pour une modique somme d’argent, comme en témoigne une réplique de la comédie d’Aristophane, Les Guêpes (422 av. J.-C.) :
« SOSIE. - Et je ne te donnerais pas deux oboles de salaire, à toi qui interprètes si habilement les songes ? » (vers 52-53)
L’oniromancie "médicale" se développe aussi dans les sanctuaires aux dieux guérisseurs, comme Asclépios (voir l’article « Le rêve langage de l’esprit et du corps »).
Lucien fait ainsi le portrait savoureux d’un escroc charlatan de son époque (IIe siècle ap. J.-C.) : Alexandre, dit « le faux prophète », qui avait fondé en Paphlagonie, dans un port de la mer Noire, un oracle dédié à Glycon, un dieu-serpent. Son sanctuaire connut un énorme succès populaire.
« Comme l'affluence ne se tarissait pas et que la cité tout engorgée par la cohue des touristes en consultation, tombait à court de vivres, Alexandre inventa les sessions d’oracles dits "nocturnes" : il ramassait les feuillets, certifiait aux fidèles qu'il "se couchait dessus", puis rendait des arrêts prétendument transmis en songe par la divinité. La majorité de ces prophéties ne brillaient cependant pas par leur clarté ; elles battaient même des records d’ambiguïté et d'amphigouri dès que le devin avait remarqué que le mot correspondant avait été protégé avec plus de soin que de coutume : optant pour la sécurité, il se bornait à y jeter ce qui lui passait par la tête, d'autant qu'à ses yeux le galimatias faisait vaticinatoirement très chic et qu'il avait sous la main des "exégètes" préposés au décryptage et au délayage de ses divagations, et grassement rémunérés à cet effet par leurs destinataires. La charge était d'ailleurs vénale, ses titulaires étant astreints à verser à leur prélat une redevance individuelle d'un talent attique. »
Lucien (120-192), Alexandre ou le Faux Prophète, 49 (traduction Joseph Longton, 1998)
Certains "onirocrites" se mettent au service des puissants, comme Aristandre de Telmessos, le devin astrologue d’Alexandre le Grand. Des traités théoriques et pratiques circulent : souvent désignés par l’expression "Clé des songes", ils se présentent sous forme de répertoire, classé alphabétiquement ou thématiquement, des objets ou images d'un rêve.
« Les clés ont un souci constant : comprendre ce monde et la nature de l'activité onirique. Le rêve, souligne-t-elles, est issu du berceau de l'humanité, intemporel, a-culturel et chargé de significations. De telles caractéristiques supposent l'existence d'un géniteur du rêve, d'un directeur de pensée dans le sommeil ; elles conduisent à des questions fondamentales sur la nature du rêve, et par ricochet sur celle de l'homme et sur les limites de sa liberté. Toutes ces angoissantes questions sont là, en filigrane, dans ces clés a priori anodines. » (Yannick Ripa, Histoire du rêve, Olivier Orban, 1988)
Parmi toutes les clés des songes antiques, seuls les Onirocritiques d’Artémidore, auteur syrien de langue grecque (IIe siècle ap. J.-C.), ont subsisté (voir « Écrits sur le rêve : Artémidore »).
Comme l’explique le grand helléniste Jean-Pierre Vernant, il convient de garder à l’esprit que l’interprétation des rêves telle qu’on peut la découvrir dans les traités antiques est fondamentalement différente dans son approche de la conception moderne du rêve.
« Pour les rêves, les Grecs ont écrit des traités d’oneirocritique, où ils prennent systématiquement les rêves, les mettent en ordre, et où ils expliquent ce que cela veut dire. Ce qui est frappant, c’est que c’est sans rapport avec ce que, nous, nous appelons l’interprétation des rêves. Parce que pour nous le rêve est le reflet d’un état du corps et en même temps, pour beaucoup d’entre nous, le reflet de nous-mêmes, de ce que nous craignons, de ce à quoi nous aspirons, de nos expériences. Il y a toute une fabrication onirique qui est significative de ce que chacun de nous porte en lui d’essentiel, de profond et de personnel dans son expérience, en particulier, diront certains, sur le plan de la "sexualité". Pour le Grec, pas du tout. Le Grec prend les rêves et chaque rêve a un sens qui n’est pas l’intimité de ce personnage mais ce qui lui pend au nez, ce qui va lui arriver dans l’avenir. Ce sont des rêves, d'une certaine manière, oraculaires. Vous rêvez que vous couchez avec votre mère, rien de plus naturel comme diraient les Grecs. Bien entendu ce n’est pas pareil si vous êtes un jeune homme, un homme fait, si vous êtes marié, si vous avez des enfants, si vous êtes serrurier, si vous êtes sur le point de partir en voyage. Toutes ces choses-là vont modifier le sens du rêve. Et aussi le rêve n’est pas le même si c’est votre mère qui est en dessous ou si c’est votre mère qui est au-dessus parce que si c’est votre mère qui est en dessous, c’est très bon signe : ça veut dire que, si vous ensemencez la terre, vous allez avoir une bonne récolte ou, si vous êtes un homme d’État, des succès politiques que la cité vous accordera. Si c’est l’inverse, si c’est la mère qui est au-dessus de vous, c’est très mauvais, ça veut dire que la terre va être au-dessus de vous, vous risquez d’avoir un accident mortel et si vous partez en voyage, il faut faire attention. On est dans un univers complètement différent. Les Grecs qui écrivent ces traités disent qu’il peut y avoir d’autres rêves, mais ça ne les intéresse pas. On voit à quel point, dans un rêve comme celui de l’union avec la mère, on est dans un monde complètement différent. »
« L’autre de la Grèce », Entretien avec Jean-Pierre Vernant par Danièle Cotinat et François Giraud, Revue L’Autre, n°6, 2001 (vol. 2, n°3)
James Tissot, Joseph interprète le rêve de Pharaon, env. 1902, Jewish Museum, New York.
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