7. Écrits sur le rêve : Aristote Types et mécanismes du rêve

« Les images des rêves sont à peu près comme les représentations d’objets dans l’eau… »
Aristote, "Des rêves" (464b 12)

Aristote (384-322 av. J.-C.) est le penseur grec qui s’est le plus intéressé à l’onirisme. Trois de ses opuscules traitent successivement du sommeil et du rêve : « Du sommeil et de la veille », « Des rêves » et « De la divination dans le sommeil » ; la tradition les a rassemblés sous le titre latin Parva naturalia, ou Petits traités d’histoire naturelle.

Le rêve et son mécanisme

Pour comprendre le mécanisme du rêve selon Aristote, il faut d’abord lire un passage extrait « Des rêves ».
« Ce qui nous fera le mieux comprendre ce que c'est que le rêve, et comment il a lieu, ce sont les circonstances qui accompagnent le sommeil. Les choses sensibles produisent en nous la sensation selon chacun de nos organes ; et l'impression qu'elles causent n'existe pas seulement dans les organes, quand les sensations sont actuelles ; cette impression y demeure, même quand la sensation a disparu. Le phénomène qu'on éprouve alors paraît être à peu près le même que celui qui se passe dans le mouvement des projectiles. Ainsi, les corps qui ont été lancés continuent à se mouvoir, même après que le moteur a cessé de les toucher, parce que ce moteur a d'abord agi sur une certaine portion de l'air, et qu'ensuite cet air a communiqué à une autre partie le mouvement qu'il avait lui-même reçu ; et c'est ainsi que jusqu'à ce que le projectile s'arrête, il produit son mouvement, soit dans l'air soit dans les liquides. » (459a 1-3 – 459 b)
On voit que le passage de la sensation à l’imagination est expliqué en termes "mécaniques", par la propagation du mouvement, selon la comparaison avec les projectiles. Par répercussion, un événement éloigné a un effet sur la formation même des images oniriques.

La définition du rêve - littéralement "la vision pendant le sommeil" (ἐνύπνιον) – est donnée un peu plus loin :
... ἐστὶ τὸ ἐνύπνιον φάντασμα μέν τι καὶ ἐν ὕπνῳ
« Le rêve est une sorte d'image, mais qui se produit dans le sommeil. » (462a 13)
...τὸ φάντασμα τὸ ἀπὸ τῆς κινήσεως τῶν αἰσθημάτων͵ ὅταν ἐν τῷ καθεύδειν ᾖ͵ ᾗ καθεύδει͵ τοῦτ΄ ἐστὶν ἐνύπνιον.
« L'image produite par le mouvement des impressions sensibles quand on est dans le sommeil, et autant qu'on dort, voilà ce qui constitue le rêve. » (462a 15)

Sigmund Freud affirmera à son tour l’importance de l’image comme élément constitutif fondamental du rêve :
« La pensée des rêves est presque toute faite d’images ; on peut remarquer que le sommeil s’annonce en quelque sorte par la diminution progressive de l’activité volontaire ; en même temps des représentations involontaires, qui appartiennent toutes à la classe des images, s’imposent à nous. » (L'interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 51)

Trois types de rêves

Dans « De la divination dans le sommeil », Aristote définit trois types de rêves, ou plutôt trois types de rapports entre rêve et événement réel : le signe, la cause, la coïncidence.
« Il faut donc ou que les rêves soient la cause de certains phénomènes, ou qu'ils en soient les signes, ou enfin qu'ils soient de simples coïncidences (ἢ αἴτια εἶναι ἢ σημεῖα τῶν γινομένων ἢ συμπτώματα) ; ils peuvent être tout cela, ou seulement quelques-unes de ces choses, ou même n'en être qu'une seule. » (463a 5)
Dans cet opuscule, le philosophe propose une critique de l’interprétation des rêves issue de la tradition religieuse et populaire selon laquelle ce sont les dieux eux-mêmes qui envoient les rêves aux hommes. Pierre-Marie Morel analyse ainsi sa démarche (« Perception et divination chez Aristote, images oniriques et moteurs éloignés », in Antiquorum philosophia, 5, 2011) :
« Les rêves sont pour Aristote des types particuliers de phantasmata, c’est-à-dire des états ou des produits de la phantasia. [...] La phantasia peut être considérée comme l’effet dynamique ultime d’une série de mouvement, sans qu’il faille l’assimiler à la matière même de ce qu’elle figure. [...] Le rêve prémonitoire peut dès lors recevoir une explication physique, à la fois physiologique et cinétique, sans qu’il soit jamais identifié, ni à une influence divine, ni à une pure et simple réception de matière. [...] En conséquence, le véritable problème, concernant les rêves divinatoires, est d’identifier une cause physique capable d’expliquer pourquoi, à tel moment, le dormeur peut avoir une certaine perception de l’événement futur. [...] Il faut donc identifier un moteur et expliquer par quels moyens il remplit sa fonction de cause à la fois motrice et efficiente. [...] Ce que l’on entend communément par "divination" onirique n’est rien d’autre, chez le dormeur, que la perception des perturbations produites par un moteur éloigné. »

« De la divination dans le sommeil » : quelques extraits

(traduction J. Barthélémy Saint Hilaire, Aristote, Opuscules, 1847)

• La divination par le rêve : faut-il y croire ?
« Quant à la divination qui nous vient dans le sommeil, et qui peut, dit-on, se tirer des rêves, il est également embarrassant et de la dédaigner et d'y croire. D'un côté, l'opinion générale, ou du moins l'opinion fort commune, c'est que les songes ont un sens ; et cette croyance semble ainsi mériter quelque attention, parce qu'elle paraît fondée sur l'expérience. Par là on peut se laisser aller à croire que la divination au moyen des songes a lieu dans certains cas ; et une fois qu'on admet qu'il y a en ceci quelque apparence de raison, on n'est pas loin de supposer qu'il en peut être de même de tous les autres songes. D'autre part, comme on ne voit aucune cause qui, raisonnablement, puisse justifier cette opinion, on est poussé à n'y pas ajouter foi. » (463a 1-3)
• Les impressions dans le sommeil.
 « Dans le sommeil, les plus petits mouvements paraissent énormes ; et ce qui le prouve, c'est ce qui arrive souvent dans cet état. On s'imagine entendre la foudre et les éclats du tonnerre, parce qu'un tout petit bruit s'est produit dans les oreilles ; on s'imagine sentir du miel et les saveurs les plus douces, parce qu'une gouttelette imperceptible d'humeur vient à couler sur la langue. On croit traverser des brasiers et être brûlé, parce qu'on a quelque petite cuisson dans une partie quelconque du corps. On reconnaît sans peine toutes ces illusions quand on se réveille. » (463a 7)
• La relation entre les actions et le sommeil.
« Il n'est pas absurde de supposer que quelquefois des visions qui se montrent dans le sommeil aient été cause de certaines actions personnelles à chacun de nous. Ainsi, soit avant un acte que nous devons accomplir, soit pendant que nous l'accomplissons, ou après que nous l'avons accompli, nous y pensons souvent, et le faisons dans des rêves qui s'y rapportent exactement. Ce qui est tout simple, puisque le mouvement a été préparé par les éléments mêmes recueillis durant le jour. En prenant l'inverse de ceci, il est encore également nécessaire que les mouvements qui se passent dans le sommeil, soient souvent le principe de certaines actions que nous faisons pendant le jour, parce que déjà la première idée de ces choses s'est présentée à nous durant les rêves de la nuit. Voilà comment les rêves peuvent être parfois les causes ou les signes de certaines choses. » (463a 9-10)
• La relation entre les émotions et les visions oniriques.
« Tous les hommes dont la nature est à la fois bavarde et mélancolique, ont très souvent des visions de tout genre. Comme ils ont des émotions nombreuses et de diverses natures, ils finissent, dans leurs songes, par en rencontrer quelques-unes qui se rapportent à la réalité, pareils à ces joueurs qui doublant toujours finissent par gagner. C'est le cas du proverbe : "Si vous lancez beaucoup de flèches, vous finirez toujours par attraper quelque chose." Ici, il en est absolument de même. Il n'y a donc rien d'étonnant que beaucoup de rêves ne se réalisent point. » (463b 2-3)
• Le mouvement produit les images.
« Quand on agite l'eau ou l'air, l'air et l'eau peuvent communiquer le mouvement à quelque autre objet ; et quand le mouvement initial s'est arrêté, le second peut se propager jusqu'à un certain point, bien que le moteur ait cessé d'agir. De même, il se peut fort bien que certain mouvement, certaine sensation, parvienne jusqu'aux âmes durant les rêves. [...] Ce sont précisément ces mouvements qui produisent des images (αἱ κινήσεις φαντάσματα ποιοῦσιν), à l'aide desquelles on prévoit ce qui doit advenir dans les cas analogues. » (464a 6-7)
Des affinités personnelles permettent de comprendre le phénomène de préscience.
« S'il y a quelques personnes dont les songes se réalisent, et si des amis prévoient surtout ce qui concerne leurs amis, cela vient de ce que les gens qui se connaissent pensent davantage les uns aux autres. Et de même que tout éloignés qu'ils sont, on les reconnaît mieux que d'autres personnes, de même l'on sent ainsi même leurs mouvements ; car les mouvements de nos proches sont ceux que l’on connaît le mieux. » (463b 10)
• L’interprète des songes doit être capable de reconnaître les ressemblances, quelle que soit la difficulté.
« Du reste, l'interprète le plus habile des songes, est celui qui sait le mieux en reconnaître les ressemblances ; car tout le monde pourrait expliquer des songes qui reproduisent exactement les choses. Je dis les ressemblances, parce que les images des rêves sont à peu près comme les représentations d'objets dans l'eau, ainsi que nous l'avons déjà dit : quand le mouvement du liquide est violent, la représentation exacte ne se produit pas, et la copie ne ressemble pas du tout à l'original. » (464b 12)

Battista Dossi Le Rêve

Battista Dossi, Le Rêve, 1548, Gemäldegalerie Alte Meister, Staatliche, Dresde.
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais.

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